Abécédaire du "droit à la vie" 2

, par Alain Brossat


Gracq

Décembre 2007 : Julien Gracq vient de mourir, quasi-centenaire, à l’orée de la nouvelle année. La radio, ayant rappelé le Goncourt mémorablement refusé, pour Le Rivage des Syrtes, nous apprend incidemment que le dernier livre lu par le grand homme et retrouvé corné sur sa table de nuit fut – horribile dictu – le best-seller industriel de BHL – Ce grand cadavre à la renverse. Eprouvante information d’où se déduirait, éventuellement, le précepte suivant : Plutôt mourir anonyme, dans la fleur de l’âge, fauché par une rupture d’anévrisme, un roman de Julien Gracq à la main, que grand écrivain quasi-centenaire, mais suffisamment diminué pour s’adonner à une lecture aussi débilitante que celle de ce chef d’œuvre célébré par les gazettes !

Illich

C’est une expérience tout à fait singulière que de lire ou relire aujourd’hui Némesis médicale – l’expropriation de la santé, d’Ivan Illich, publié en 1975, un livre abondamment commenté en son temps, adressé à un large public, un livre qui, surtout, exprimait alors une sensibilité critique répandue dans les pays développés, même si elle demeurait minoritaire (10). C’est en effet une sorte de stupeur mêlée d’incrédulité qui, aujourd’hui, saisit le lecteur de cet essai, comme s’il nous provenait d’un monde non seulement très éloigné, mais tout autre, une terre inconnue, un monde perdu – une sorte de Dinotopia de la santé, la médecine, de la « vie ». L’essayiste mexicain, au sommet de sa notoriété alors, quelque peu oublié aujourd’hui, y énonce un diagnostic qui nous est aujourd’hui devenu à peu près inaudible : notre temps est celui d’une « industrialisation » de la santé, d’une médicalisation intense de la vie ; les sociétés développées connaissent une véritable « invasion médicale », la médecine y est devenue « un atelier de réparation et d’entretien destiné à maintenir en état de fonctionnement l’homme usé par une production inhumaine » (11).
L’homme contemporain, dans ces sociétés, est devenu, de part en part, un « assisté » médical, nous nous y transformons en « un peuple consommateur de santé ». Cette nouvelle condition de dépendance à l’égard du dispositif médical renvoie à la puissance de cette apologétique de la médecine qui proclame que c’est à elle que nous devrions l’augmentation croissante de l’espérance de vie depuis le XVIII° siècle. Or, il n’en est rien : le premier des facteurs qu’il convient de mentionner ici est l’évolution de l’environnement général, incluant le mode de vie et des facteurs tels que le traitement des eaux, l’usage du savon, l’installation de fosses septiques… Pour le reste, les soins médicaux ne sont pas seulement inutiles, le plus souvent ; l’ « impact négatif » de l’entreprise médicale « constitue l’une des épidémies les plus envahissantes de notre temps ». La médicalisation de la société, de la vie, ce processus de « iatrogenèse » propre aux sociétés développées, peut être définie comme une véritable « épidémie » : « c’est la médecine actuelle qui rend la société plus malsaine ». Illich énonce ce jugement global et péremptoire à propos des effets de cette emprise globale exercée par la médecine sur la vie de tous et chacun à une croisée des chemins : son diagnostic (si l’on peut dire) se formule aux derniers instants d’une séquence longue dans laquelle le mode de problématisation des méfaits de la médecine ou plutôt du processus de médicalisation est parfaitement homogène à celui que formule Rousseau, plus de deux siècles auparavant. Mais c’est là, avec Illich, un « long discours » qui jette ses derniers feux : il nous est, aujourd’hui, devenu absolument étranger, non pas tant pour l’accord ou le désaccord qu’il susciterait, mais, plus radicalement : nous ne pouvons plus l’entendre que comme une « curiosité » issue d’un topos dont nous sommes radicalement séparés, comme le serait, disons, une argumentation en faveur du rétablissement de la torture dans le cadre des procédures judiciaires ou en faveur de la re-criminalisation des blasphèmes.
Illich écrit sur ce seuil où une alternative globale - culturelle et politique - à la mise en équivalence de la médicalisation de la société et à la défense et promotion de « la vie » peut encore être énoncée et promue. Une alternative devenue particulièrement inaudible aujourd’hui, pour autant qu’elle met l’accent sur un projet global de promotion de l’autonomie : « garantir aux gens plus de libertés pour faire les choses eux-mêmes », ce qui, en matière de santé, veut dire : résister à la surmédicalisation, prendre ses propres responsabilités face à la maladie, récuser le « soin-marchandise », concevoir que la « suppression institutionnelle » de la douleur créé des conditions de dépendance à l’appareil médical et pharmaceutique sans cesse accrues ; accepter la mort comme une dimension de la vie – bref, en matière de santé comme en toute autre, « respecter les ressources inattendues de l’action personnelle ».
L’enjeu de ce texte, de la disparition pour nous de ses conditions même de possibilité, c’est la question du pli : (de) là où Illich écrit ce livre, il est encore possible d’être pris au sérieux lorsqu’on prononce des sentences telles que : « Il est de plus en plus difficile de vieillir dans l’indépendance (…) Que les médecins contemporains le veuillent ou non, ils se conduisent en prêtres, en magiciens et en agents du pouvoir politique » ; le pli, c’est ce au-delà de quoi un tel énoncé, de « discutable », c’est-à-dire ouvert à la discussion, se transforme en pure et simple excentricité, voire en symptôme d’une pathologie avérée. Le pli nous rend sensible à la question de l’irréversible : si les « verdicts » d’Illich à propos de cette « société morbide » qui exige une « médicalisation universelle » ont toutes les chances d’apparaître aux contemporains comme de pures vaticinations, c’est que nous sommes enveloppés par l’irréversible de la médicalisation et de son corollaire, le « droit à la vie ».
Illich avance, dans Némesis médicale, diverses « propositions » qui, relues et réinterprétées aux conditions du « droit à la vie », apparaissent comme relevant d’un nihilisme extravagant confinant parfois à la perversité – alors même que l’esprit qui les inspire est celui d’une projet néo-libertaire fondé sur le redéploiement des enjeux de l’autonomie, soit un projet relevant distinctement d’une position philosophique et politique : dénonciation de la puissance croissante de la « biocratie », médicalisation de la vieillesse, de l’acharnement à faire vivre vieux, de l’abus des « dépistages » qui « transforment des gens se sentant bien portants en patients anxieux », conversion du malade en « matière première pour l’avancement de la science médicale », « aliénation de la douleur », promotion d’un « droit civique » à mourir sous traitement médical, élimination de la mort naturelle », etc. Les paradigmes biopolitiques de la protection de la vie, de sa nécessaire mise sous tutelle sont devenus des donnés, des évidences si enveloppantes que la problématisation de l’opposition entre la disposition de soi-même par l’individu considérée comme une valeur éminente et cette présomption de la médecine qui la conduit à « engager une lutte pour le salut de l’humanité » apparaît sans objet. Comme si ces questions avaient été « réglées » par le procès de la civilisation, au même titre que celle des disettes, des épidémies de peste ou des guerres de religion (en Occident). Lorsque Illich énonce que plus se globalise la « médicalisation de la vie », plus la question de la maladie tend à se « dépolitiser », nos contemporains ouvrent de grands yeux : et en quoi diable la maladie serait une question politique ??!
Une telle question a aujourd’hui à peu près autant de chance d’être entendu que la proposition (stoïcienne) qui affirmerait : la retraite (au sens contemporain du terme), ça sert à se préparer à la mort, se préparer à mourir dignement – au sens que Sénèque (par opposition à de Closets) donne à ce terme.

Kouchner

La particularité du « droit d’ingérence humanitaire » dont s’est fait l’avocat Bernard Kouchner, récemment encore, à l’occasion des inondations catastrophiques qui ont frappé la Birmanie (printemps 2008) est de rendre indistinctes les logiques de l’humanitaire, fer de lance d’une supposée politique des Droits de l’Homme, de celles de la guerre et de la politique (néo-impérialiste) de la canonnière. Au nom de la « morale internationale » (concept nébuleux, s’il en fut), au nom de l’extension à l’échelle collective du délit de « non-assistance à personne en danger », au nom d’une supposée injonction, adressée (par quelle instance – morale, politique, religieuse ?) aux puissances occidentales d’avoir à protéger la vie en tous lieux et toutes circonstances, il s’agit d’accorder un blanc-seing renouvelé à une politique de présence, d’intervention, d’occupation qu’il est bien difficile de détacher de la « grande » tradition colonialiste et impérialiste occidentale - lorsque les Etats-Unis et la France envoient des navires militaires aux abords des côtes somaliennes ou birmanes, il n’est pas nécessaire d’avoir l’esprit très mal tourné pour opérer des rapprochements avec d’autres situations dans lesquelles des corps expéditionnaires occidentaux se frayèrent un chemin de vive force sur le sol asiatique, en Cochinchine, en Chine, en Birmanie même…

L’efficace du motif du « droit à la vie » est ici distincte, elle est distinctement placée au service de cette politique interventionniste rebaptisée de l’euphémisme « ingérence ». Bernard Kouchner écrit : « A la question Faut-il les laisser mourir ? » , nous avons jadis clairement répondu par la négative. Durant quarante ans, les French doctors ont franchi les frontières au péril de leur vie ou de leur liberté pour secourir les victimes des catastrophes naturelles ou des conflits armés » (13). Le nom de « la morale » occupe ici distinctement, dans le dispositif général de l’ingérence humanitaire, le rôle d’une pompe à légitimité, alimentant une politique visant à s’asseoir sur les souverainetés nationales et à autoriser les interventions militaires de convenance ; les puissances occidentales occupant naturellement la fonction de « gardiennes de la vie » (sic), Kouchner s’indigne, dans la même tribune, de ce que les différentes dispositions adoptées par l’ONU et statuant sur ces questions ne permettent pas à des corps expéditionnaires occidentaux de débarquer en Birmanie pour sauver des vies humaines envers et contre l’abandon pratiqué par les généraux de la junte. L’appel à l’émotion, le registre de l’indignation sont ici (comme lors de l’affaire de la répression par le pouvoir chinois des émeutes au Tibet, au printemps 2008 aussi) mobilisés pour donner corps à l’évidence d’un « droit » dont le propre est d’être dépourvu de toute consistance juridique : un droit que s’arrogeraient certaines puissances à user de violence contre d’autres au nom du « droit à la vie » (le plus souvent formulé sur un mode inversé – comme devoir de « ne pas laisser mourir »). Un « droit » de va-t-en-guerre, qu’une spécialiste de ces questions dénonce dans des termes dépourvus d’ambiguïté : « Les mots ‘responsabilité de protéger’ ne doivent pas (…) cacher la violence que recouvre ce principe. Il s’agit de forcer militairement l’entrée dans un pays qui s’y refuse » (14). Plus précisément, il s’agit pour les puissances tentées de s’arroger un tel droit, de court-circuiter les procédures habituelles destinées à autoriser des interventions extérieures dans des conflits internes à des pays ou entre des pays (Bosnie, Kurdistan, Afghanistan…), lesquelles passent par l’ONU, le Conseil de Sécurité… en rétablissant cette sorte de « droit moral » traditionnel par lequel un plus fort impose ses décisions à un plus faible. Contre toute attente, donc, il apparaît ici que la rhétorique des Droits de l’Homme et le droit du souverain le plus décomplexé sont susceptibles d’accorder parfaitement leurs violons…
On ne s’étonnera donc pas d’entendre Bernard Kouchner évoquer, au nombre des actions destinées à sauver les affamés et protéger les réfugiés, l’opération Turquoise conduite par l’armée française au Rwanda, au lendemain du génocide de 1994 et dont il est avéré qu’elle eut notamment pour fonction d’ « exfiltrer » des acteurs et des complices du génocide. Ce que le « droit d’ingérence » et le « droit à la vie » ont en commun, c’est leur caractère « flottant » qui les établit dans des zones indéterminées entre la morale, le droit à proprement parler, la politique, voire la religion. Du coup, ils se trouvent disponibles pour toutes sortes d’usages ciblés qui, eux, relèvent des registres les plus traditionnels de la Raison d’Etat, des jeux de puissance, de la mobilisation du sentiment de supériorité morale au service de l’intérêt particulier…
Là où le nom du droit s’avère si indistinct, son idéologisation est courue d’avance (ce n’est pas pour rien que cette supposée politique des Droits de l’Homme, donc fondamentalement désintéressée dans son principe, se dit-on, redonne tout son sens et toute sa force à la notion traditionnelle de « protectorat » - le Kosovo et l’Afghanistan comme protectorat de l’OTAN et des Nations Unies, L’Irak comme protectorat des Etats-Unis et de leurs alliés…
Dans chacun de ces cas, l’accent a été placé, lorsque les interventions se sont mises en place, sur la protection des populations menacées par des forces, étatiques ou non, dont l’action violente mettait en péril leur intégrité. Dans certains cas, la mission consistant à « protéger la vie » de ces populations est, globalement, remplie (la population albanaise du Kosovo, soustraite à la violence exercée par le pouvoir de Belgrade), dans d’autres, elle échoue (une violence se substitue à une autre, en Irak, la violence des protecteurs surpassant celle des oppresseurs déchus).

10- Ivan Illich : Nemesis médicale, l’expropriation de la santé, Points-Seuil, 1975.

11- Ibid. p.

12- Ibid. p.

13- Bernard Kouchner : « Morale de l’extrême urgence », Le Monde, 20/05/2008.

14- François Bouchet-Saulnier : « Désastres, droit d’ingérence et souveraineté des Etats », Le Monde, 22/05/2008.