Abécédaire du "droit à la vie" 3

, par Alain Brossat


Nietzsche

Nietzsche n’a pas du tout (encore) basculé dans la folie, lorsqu’il livre, dans Le crépuscule des idoles, ces « divagations d’un inactuel » :
« Morale à destination des médecins. Le malade est un parasite de la société. Réduit à un certain état, il est inconvenant de vivre plus longtemps encore. Continuer à végéter dans un état de lâche dépendance à l’endroit des médecins et des pratiques médicales, après que le sens de la vie, le droit à la vie (das Recht zum Leben) s’est perdu – voilà qui devrait susciter, de la part de la société, un mépris profond. Les médecins, pour leur part, devraient se faire les interprètes de ce mépris – plutôt qu’établir des ordonnances, ils livreraient chaque jour à leur patient une nouvelle dose de dégoût que celui-ci leur inspire… Créer une nouvelle responsabilité, celle du médecin, pour tous les cas où l’intérêt le plus élevé de la vie, de la vie ascendante, exige que l’on se débarrasse de la vie dégénérescente de la manière la plus décidée – et ceci en faveur du droit à procréer, à venir au monde, du droit à vivre (das Recht zu leben). Mourir avec panache, s’il n’est plus possible de vivre avec panache… » (15)

Nietzsche n’est pas fou lorsqu’il écrit ces lignes, mais l’écart criant qui s’affiche entre ce développement et nos propres modes d’appréhension des questions « de vie et de mort » a pour effet que nous sommes portés à les associer à une forme de déraison – bien au delà du simple « excès ». Nietzsche, aussi bien, anticipe sur cet effet de déchirement entre son propos et nos propres modes discursifs en inscrivant ironiquement son propos dans le registre de la « divagation ». Le « droit à la vie » est ici invoqué, on le voit, sur un mode rigoureusement opposé, adverse à l’acception aujourd’hui reçue : il est sélectif, lié à l’affirmation d’une puissance apte à s’individualiser et d’une valeur propre. On peut se simplifier l’existence, bien sûr, en statuant que cette version du « droit à la vie » a été emportée dans le tourbillon sanglant du délire nazi…
Mais Nietzsche ici, ne parle pas d’eugénisme ni de sélection, son propos ne se situe pas au plan d’une politique de la race ou de l’hygiène sociale – il énonce sur un mode volontairement excessif, hyperbolique, cynique, si l’on veut, une maxime de vie personnelle. C’est le sujet individuel qu’il exhorte à statuer sur sa propre condition, dans l’horizon du partage entre le vivre – qui ne peut se dissocier d’une qualité, d’une valeur propre – et le mourir en tant qu’issue inéluctable. Dans cette sorte d’ordonnance philosophique, notre « divaguant » n’incite pas du tout ce sujet à remettre sa vie déclinante entre les mains des médecins (qui ne peuvent, en l’occurrence, que jouer un rôle de « transmetteurs », d’intermédiaires (Vermittler), mais au contraire à s’émanciper de toutes dépendance en transfigurant cette condition qui le surplombe ( ce qui le destine à la mort) en démonstration en faveur de l’autonomie – une démonstration inscrite dans la dimension éthique et esthétique à la fois – en mourant « en beauté », avec cran (« Auf eine stolze Art »), plutôt qu’en se survivant à la condition de dépendances multiples, plutôt qu’en se cramponnant à une vie diminuée, toujours plus déclinante, dominée donc par les affects réactifs – la peur, le dégoût, la tristesse…
Selon cette perspective, le « droit à la vie » s’entend comme ce qui s’affirme plutôt qu’il ne se défend ou se protège et réclame des soutiens. Cette auto-affirmation est mise en œuvre d’une puissance qui est d’un tout autre type qu’une force brute ou un mouvement violent : la pure affirmation d’un sens, d’une valeur, d’une qualité.
Lire Nietzsche littéralement, au premier degré de ses énoncés, c’est oublier qu’une philosophie, non moins qu’une œuvre littéraire ou cinématographique, ne peut trouver sa tournure propre, sa forme originale, qu’à la condition de se doter d’un style et d’un visage propre. Le style de Nietzsche, c’est notamment cet art infaillible de susciter l’indignation des sots. La silencieuse ironie qui parcourt ce texte, pourtant, porte bien au delà du sarcasme et de l’imprécation : c’est le sens du mot « vie » qui y est rehaussé, c’est « la vie » qui y est appelée à se renouveler en retrouvant la source du sens – de ce qui la dote de sens. Non pas tout simplement la vie « valant d’être vécue », mais valant par ce qu’elle affirme – « eine stolze Art zu leben »…

Rousseau

Rousseau, bien évidemment, lorsqu’il remet ses cinq nouveaux nés aux Enfants trouvés, est totalement étranger à tout mode de problématisation de cette conduite, de ce choix en termes de « droit à la vie ». Il justifie ainsi, en substance, son choix (dans Les Confessions) : vu mon mode de vie changeant et accidenté, je n’aurais pas été en mesure d’élever convenablement ces enfants, ils se sont donc trouvés bien mieux à être ainsi pris en charge par l’Etat. La part, criante, de la mauvaise foi entrant en compte dans cette justification une fois faite, demeure ceci : la question de savoir quel est le taux de mortalité des enfants, disons, de zéro à trois ans, dans cette aimable institution, comparé au taux moyen dans la société (dans une grande ville, à la campagne…) ne lui vient pas à l’esprit. Or, une telle question s’imposerait à nous avec insistance, à supposer que nous nous trouvions confrontés à un choix semblable. C’est que ce type de raisonnement indexé sur le paradigme général du « droit à la vie » et incluant toutes sortes de savoirs, de procédures de vérité, de calculs et de modes d’énonciation formés dans l’horizon de la « santé » , de l’hygiène et de l’espérance de vie entre désormais nécessairement en composition dans toute espèce de pensée que nous sommes susceptibles de former à propos d’un tel objet. D’ailleurs, Rousseau qui se faisait toutes sortes de scrupules à propos du destin des sociétés humaines et fut le promoteur de l’éducation naturelle ne s’est sans doute jamais demandé combien, parmi ses cinq enfants, ont franchi, aux Enfants trouvés, le cap de leurs trois ans ; alors même qu’il n’est sans doute aujourd’hui pas une seule mère ayant donné naissance sous X qui ne s’interroge, de manière plus ou moins lancinante, sur le destin de l’enfant qu’elle a abandonné, sur le tour qu’a pris sa vie. Ceci étant noté non pour faire de Jean-Jacques un monstre (et participer ainsi rétroactivement au « complot » qu’il dénonce aux derniers chapitres des Confessions), mais pour relever combien la façon dont l’évidence du « droit à la vie » telle qu’elle s’impose à nous est située, relative à une condition historique et culturelle singulière.
Mais au reste, s’interrogent quelques spécialistes soupçonneux : ces enfants « confiés » de Jean-Jacques et Thérèse ont-ils jamais existé ailleurs que dans son imagination ?

Semmelweis

De Philip Ignaz Semmelweis (1818-1865), ce médecin autrichien d’origine hongroise qui, le premier, découvrit la causes de la fièvre puerpérale, fléau d’époque fatale à tant de parturientes, et qui, pour cette raison même fut violemment rejeté et constamment calomnié par le corps médical de son temps, on pourrait être porté à dire ceci : il est bien cette sorte de Juste, immolé sur l’autel de l’arrogance et de l’obscurantisme savants qui, plus que quiconque, s’activa (jusqu’à en devenir fou de douleur et de mélancolie) à faire reconnaître le droit à la vie des femmes, en tant que futures mères.
C’est Louis-Ferdinand Céline qui, dans la thèse de médecine qu’il lui consacra en 1924, écrit : « Il nous a tout donné, il s’est dépensé cent fois pour que nous soyons moins malheureux, plus vivants [c’est moi qui souligne], et cent fois, les savants, les pouvoirs publics de son temps ont refusé avec une cruauté, une sottise inexpiable les dons admirables de son génie » (16). Ce à quoi Jean-Marc Fick, un historien de la médecine, ajoutait plus récemment : « Grâce à ce que Semmelweis a découvert et à ce qu’il a permis de faire découvrir, l’espoir de vie [c’est moi qui souligne] des humains a augmenté dans une proportion qu’aucune découverte n’a approchée » (17). Ces formules nous incitent fortement à voir en cet homme (dont les mérites, tardivement reconnus, sont suffisamment éclatants pour que l’Université de Budapest ait reçu son nom) une sorte de prophète désarmé du « droit à la vie », l’incarnation même du « droit à la vie » en son instant le plus lumineux – celui, précisément où se forge l’alliance entre le savoir par expérimentation, l’esprit de progrès hérité des Lumières, et une morale du dévouement à autrui. Cet instant serait, aussi, où se forme ce pli : c’est dans l’horizon de la santé, du déploiement des potentialités de la médecine (malgré tout : Semmelweis, seul contre tous, n’en est pas moins chirurgien et obstétricien) que prend son essor le « droit à la vie » , bien davantage que dans celui de la vie politique ou du combat social (dans le prolongement du « droit à l’existence » proclamé par Robespierre)...

Précédant Pasteur de quelques décennies, mais « vaincu de l’Histoire » autant que le découvreur du vaccin contre la rage appartient au camps des vainqueurs de la Science nationale, Semmelweis est l’un des premiers à tracer ce sillon dans lequel le « droit à la vie » va germer et croître du côté du sanitaire et du médical davantage que de celui des luttes politiques et des revendications sociales. Il est, du coup, d’autant plus remarquable que le motif premier de son action, une « croisade » engageant toute sa vie, toutes ses forces jusqu’au désespoir, à l’abandon et à un quasi-suicide ne soit pas formulé par lui-même en termes de « droit à la vie ». C’est certes au nom de la vie que Semmelweis s’engage dans la lutte du pot de terre contre le pot de fer pour contraindre les étudiants en médecine qui pratiquent des touchers utérins sur les parturientes à se laver les mains avec une solution de chlorure de chaux, mais c’est avant tout au nom de la vérité, c’est-à-dire, dans l’esprit de son temps (ou plutôt dans le topos discursif où s’établit cette séquence) de la Science qu’il s’engage dans ce combat à mort contre le préjugé et la suffisance de la corporation médicale : « Le destin m’a choisi, écrit-il, pour être le missionnaire de la vérité [c’est moi qui souligne] quant aux mesures qu’on doit prendre pour éviter et combattre le fléau puerpéral. J’ai cessé depuis longtemps de répondre aux attaques dont je suis constamment l’objet ; l’ordre des choses doit prouver à mes adversaires que j’avais entièrement raison sans qu’il soit nécessaire que je participe à des polémiques qui ne peuvent désormais servir en rien aux progrès de la vérité [c’est moi qui souligne, A. B.] ».
Ce qui fait donc l’objet du litige entre Semmelweis et ses collègues, ces directeurs de cliniques engoncés dans leurs routines ( des services où les femmes en couches meurent dans des proportions variables allant de 20% en temps ordinaires à 97% en temps d’épidémie puerpérale), ces étudiants en médecine qui considèrent comme une vexation insupportable d’avoir à se laver les mains après avoir disséqué des cadavres – se trouve donc inscrit, en premier lieu, dans l’horizon du savoir et de l’autorité qui s’y rattache, des procédures par lesquelles s’établit une connaissance vraie. Le malheur de Semmelweis est que les certitudes auxquelles il va parvenir en combinant la méthode hypothético-déductive à l’observation sont totalement étrangères à l’esprit scientifique (médical) de ses collègues et de l’institution au sein de laquelle il s’active. Pour le reste, naturellement, c’est bien « la vie » qui constitue l’enjeu de ce pathétique affrontement (seul contre tous) autour de la fièvre puerpérale. Comme le note Céline (futur ange de la mort nazie, encore un paradoxe amer de cette scène), « Semmelweis puisait son existence à des sources trop généreuses pour être bien compris par les autres hommes. Il était de ceux, trop rares, qui peuvent aimer la vie dans ce qu’elle a de plus simple et de plus beau : vivre [c’est moi qui souligne, A. B.]. Il l’aima plus que de raison » (18). Ce n’est donc pas une approche de « la vie » indexée sur le droit qui met Semmelweis en mouvement et le conduit à s’exposer pleinement dans un combat inégal contre la bêtise savante, mais une impulsion affective : l’amour de la vie et, par conséquent, son envers, la détestation de la mort injuste, de ce fléau infligé à de femmes par le préjugé de ses collègues – la vie deux fois mutilée – celle de ces femmes, généralement jeunes et d’origine populaire qui meurent en couches dans les cliniques publiques de Vienne, celle des enfants qui perdent leur mère à la naissance : « Il [Semmelweis] avoue à Markusovski, l’une des rares personnes qui ne soit pas hostile dans son milieu, qu’il ne peut plus dormir, que le son de la clochette qui précède le prêtre apportant le viatique, est entré pour toujours dans la paix de son âme » (19). Il ne s’agit donc pas de proclamer le droit à la vie des femmes en couches, mais de faire valoir l’insupportable de la mort en masse fondée sur la seule persistance du préjugé. Ce n’est pas « la vie » en général qui fait l’objet d’un décret d’immunisation, mais bien des formes singulières de la vie qu’il s’agit de défendre face à ces puissances de mort acharnées contre elles. La découverte de Semmelweis n’engage pas seulement l’imagination scientifique, elle revêt d’emblée une dimension morale, et politique aussi, puisqu’elle le met aux prises, en tant que partisan des forces de (la) vie, avec la puissante coalition des forces de mort et du parti de la Bêtise – à commencer par ce professeur Klin dans la clinique duquel échouent, à Vienne, les jeunes femmes sans ressources, sans soutien, souvent des filles mères, pour lesquelles les risques de mort, à l’accouchement, « équivalent à une certitude » - ce mandarin qui ne ménagera aucun effort pour empêcher la diffusion de la découverte de Semmelweis à propos de la fièvre puerpérale et de son mode de diffusion (Céline, dans sa thèse, stigmatise Klin comme « le grand auxiliaire de la mort »).
La découverte de Semmelweis, loin de s’imposer d’elle-même, en tant qu’elle serait naturellement soutenue par le pacte des lumières de la Science et des forces de la Vie, fait scandale et suscite un trouble violent pour autant qu’elle incrimine d’emblée le pouvoir médical, ses certitudes, ses routines et son indifférence au sort de certaines catégories de patients – des femmes pauvres. Dans un tel contexte, donc, n’est aucunement établie l’évidence selon laquelle toute forme de vie se doit d’être défendue est promue ; au contraire, prévaut absolument la notion d’une valeur moindre, d’une valeur infime de la vie de ces femmes qui meurent en couches dans toute l’Europe (18% chez le Pr Dubois à Paris, 26% chez le Pr Simpson à Edimbourg, 26% chez le Pr Schuld à Berlin, 32% à Turin, etc. à l’époque où Semmelweis entreprend une tournée dans les capitale européennes pour tenter d’attirer l’attention de ses éminents collègues sur l’utilité du lavage de mains précédant les soins d’obstétrique) , d’une valeur si négligeable que la fièvre des accouchées est considérée par ce corps médical comme « une divinité terrible, détestable, mais tellement habituelle » (J.M/ Fick) qu’elle ne mérite aucune recherche, aucun examen particulier des routines qui l’entretiennent. Le préjugé social vole ici au secours de cette véritable politique de l’abandon (à la mort) de ces femmes dont la vie, au yeux de ces médecins n’est pas loin d’être considérée comme wertlos, sans valeur.
On le voit donc : bien loin que le paradigme du « droit à la vie » tende à s’imposer sur un mode continu, au fil des avancées de la Science et des progrès de la moralité publique, la défense et la promotion de « la vie » passent par des détours et des circonvolutions souvent bien étranges – « Il ne faudra pas moins de quarante ans pour que les meilleurs esprits admettent et appliquent enfin la découverte de Semmelweis » (20), de la même façon que les principales découvertes pasteuriennes, elles aussi nées hors du champ de réflexion et des modes de problématisation familiers à la médecine de son époque, et comme, déjà, la variolisation au XVIII° siècle (Foucault), se heurtèrent, dans un premier temps à de vives résistances dans le corps médical et l’opinion publique. Lorsque la découverte de Semmelweis fut enfin reconnue, « collectivisée » et mise au service de la promotion de la vie, celui-ci était mort depuis longtemps des conséquences d’une sorte d’acte manqué sublime et désespéré – des suites d’une infection contractée en disséquant un cadavre. Autant la promotion du « droit à la vie » aujourd’hui en appelle à la formation de consensus sans frontières, autant le combat pour la vie de Semmelweis prend la forme d’une bataille féroce minoritaire contre les forces de la nuit. Celui dont son biographe écrit que « grâce à ce qu’[il] a découvert (…) , l’espoir de vie des humains a augmenté dans une proportion qu’aucune autre découverte n’a approchée [c’est moi qui souligne] est le même qui, dans son Etiologie de la fièvre puerpérale, s’emporte : « Assassins, je les appelle, tous ceux qui s’élèvent contre les règles que j’ai prescrites pour éviter la fièvre puerpérales (…) Ce n’est pas les maisons d’accouchements qu’il convient de fermer pour faire cesser les désastres qu’on y déplore, mais ce sont les accoucheurs qu’il faut en faire sortir, car ce sont eux qui se comportent en véritables épidémies » (21).

Sénèque

« Vivre pour vivre, vivre tout court, n’a pas de valeur propre », rappelle Paul Veyne dans son Sénèque (22). Ici, c’est toute la tradition antique, grecque et romaine qui revient en boomerang estourbir notre philosophie spontanée de « la vie ».
Nietzsche, de son côté, statue : « Vouloir se conserver soi-même est l’expression d’une situation de détresse, d’une restriction apportée à l’impulsion vitale qui, de sa nature, aspire à une extension de puissance et par là même souvent met en cause et sacrifie la conservation de soi » (23).
De là découlent deux postulats : premièrement, la vie ne vaut que comme vie qualifiée, mise en forme par (et dans) un processus de singularisation ; deuxièmement et corrélativement, la vie ne vaut que comme réalisation d’une puissance singulière, auto-affirmation de cette puissance. La vie tout court n’est qu’un processus indifférencié qui demeure en deçà de toute évaluation axiologique.

Le stoïcisme antique est sans doute la doctrine que l’on pourrait opposer de la manière la plus rigoureuse et la plus systématique à la philosophie spontanée du « droit à la vie ». Il est pour nous, dit Paul Veyne, un « système immunitaire » au sens biologique du mot. C’est-à-dire « la recherche d’un état de sécurité absolue ». Cette direction tendrait, en apparence, à le rapprocher du « droit à la vie ». Simplement, ces assurances « immunitaires », le stoïcisme les associe à des postulats qui contrastent vivement avec ceux qui fondent le paradigme contemporain du « droit à la vie » : la vie est assurément préférable à la mort, mais elle peut facilement devenir une incommodité quand elle s’associe à la maladie ; au fond, elle est neutre ; elle devient distinctement un mal si elle se sauve et se perpétue au prix d’actions déshonorantes. Surtout – et c’est ici que l’opposition entre deux points de vue sur la vie est patente, vivre tout court n’a pas de valeur propre ; on doit donc savoir « quitter la vie avec autant d’indifférence joyeuse qu’on quitte un banquet » lorsque se présentent des empêchements (à vivre) majeurs. Vivre ne doit donc pas devenir une fin en soi, une sorte d’activité continue autotélique ; le sage, par conséquent « vivra autant qu’il le doit, non pas autant qu’il le peut ». Ce qui signifie que sa vie doit être ordonnée à d’autres fins que sa propre perpétuation, elle est dépourvue de sens et de valeur si elle se conçoit comme le pur et simple culte (cura – souci) de sa propre durée. En ce sens, le « vivre » entendu dans la dimension biologique doit être soumis et subordonné à des fins morales : « vivre pour… », « vivre en vue de… », faute de quoi il n’est au fond que survie ou forme de vie de type animal. Par conséquent, le sage se souviendra constamment qu’il vaut mieux cesser de vivre (interrompre sa vie – c’est la haute valeur morale du suicide ou plutôt de la mort volontaire) que vivre indignement. La forme de la mort acquiert, du coup, une valeur propre : « bien » sortir du champ de la vie revêt une valeur d’exemplarité : « L’affaire n’est pas de mourir plus tôt ou plus tard ; l’affaire est de bien ou mal mourir. Or, bien mourir, c’est se soustraire au danger de vivre mal (…) La vie ne doit pas être achetée à tout prix » (24).

La vie de ce professeur chinois de lycée qui, lorsque se font ressentir les premières secousses du tremblement de terre au Sechuan (12 mai 2008) s’enfuit éperdument de la classe en abandonnant ses élèves et sauve sa vie à ce prix - cette vie sauvée ne vaut rien. Les internautes chinois disent leur mépris pour cet homme affublé du sobriquet « Fan-qui-fuit » et celui-ci a beau se défendre en invoquant une sorte de droit irrécusable à « sauver sa peau » avant toute chose, le « droit à la vie » (équivalent ici à « chacun pour soi ») ainsi adapté aux conditions extrêmes de cette catastrophe dévoile sa misère : la vie sauvée de « Fan-qui-fuit » au prix de l’abandon de ses élèves pris au piège des plaques de béton effondrées sur eux est sans valeur. Contrairement à ce protagoniste du « droit à la vie » égoïste et mondialisé, les stoïciens savaient que « la vie ne doit pas être achetée à tout prix » (Sénèque) ; se peut-il donc que « Fan-qui-fuit » ait à ce point été « acculturé » par l’idéologie matérialiste qui lui a été enseignée à l’école ou alors par l’esprit du capitalisme ascendant en Chine, pour avoir oublié que son corps n’est qu’un « lieu de passage » - une idée que le stoïcisme aurait éventuellement en commun avec les sagesses orientales ? Aux conditions du « droit à la vie », bien sûr, nous ne pouvons plus nous plier à une telle notion – celle d’un corps propre à « habiter » de manière conditionnelle, provisoire ; tout au contraire, nous allons nous « cramponner » compulsivement à notre corps absolument, inconditionnellement identifié à « nous-même », pour autant que l’opération consistant à le percevoir comme un simple habitacle nous est devenue tout à fait étrangère. Le« droit à la vie », c’est donc aussi ce programme qui rétablit, en termes stoïciens, les conditions d’un auto-asservissement au corps dont la durée, la vie reconduite et perpétuée devient l’idée fixe, l’horizon toujours plus exclusif de chacun ; c’est dans des situations extrêmes, comme celle que doit affronter le professeur Fan, que se dévoile brusquement l’effondrement moral que peut susciter une telle obsession auto-préservatrice. Le sauvetage égoïste de soi a pour prix une débâcle morale.

Svevo

« La vie ressemble un peu à la maladie, elle aussi procède par crises et par dépressions ; à la différence d’autres maladies cependant, la vie est toujours mortelle, elle ne supporte aucun traitement. Soigner la vie [c’est moi qui souligne], ce serait boucher les orifices de notre organisme en les considérant comme des blessures. A peine guéris, nous serions étouffés », écrit Italo Svevo dans La conscience de Zeno (25).
Ces considérations (étonnamment proches de celles que développe Nietzsche, à propos des aspects positifs de la maladie, du bon usage de la maladie pour le philosophe et de la « grande santé », tout différente de la santé des médecins et des hygiénistes, et plus encore de la santé stable et durable devenue norme générale dans les sociétés riches aujourd’hui) attirent notre attention sur l’importance des mutations qui affectent notre perception de la nature humaine elle-même, et donc nos modes de problématisation de notre condition (en tant qu’humaine) (26). Sans que nous en soyons tout à fait avisés, nous sommes portés à réclamer une sorte de droit à la santé parfaite, à une longue existence exemptée de toute affection majeure, de la même façon que nous réclamons des garanties de fonctionnement sans panne des appareils et prothèses qui nous entourent – voiture, appareils électroménagers, ordinateurs…
Est à l’œuvre ici un changement décisif de paradigme dans l’appréhension de ce que nous sommes, non pas en tant que personnes, mais composants du vivant humain. Nous ne sommes plus tellement portés à nous représenter nous-mêmes comme faillibles et imparfaits, pour autant que notre condition serait indexée sur un grand récit religieux (le péché originel), et anthropologique (l’homme animal insociable, mais perfectible, chez Kant), psycho-social (l’homme comme sujet/objet des pulsions et de l’inconscient chez Freud). Toujours davantage, nous envisageons notre condition comme celle de machines vivantes, appelées à devenir plus résistantes et mieux garanties contre les défaillances et les accidents. D’où la prolifération des nouveaux mythes agencés non pas sur la notion d’une perfectibilité de notre condition dans sa dimension morale, mais d’innovations et de mutation(s) de notre constitution en tant que nous serions des machines vivantes – le cocktail greffes-implants-prothèses conjugué à l’ « utopie » mutants- cyborgs-androïdes.
Cette notion subreptice de l’amélioration constante des machines humaines qui vient s’infiltrer dans nos représentations de nous-mêmes correspond à la montée des paradigmes de la technicisation de la vie, de la vie humaine ; elle met en lumière à un retour en force infiniment problématique par ce biais de la représentation de l’humain en tant que matériau vivant. Du coup, certains ont pu dire qu’elle relève, de ce point de vue, de la même matrice que le mythe nazi – celui d’une promotion des dispositifs et technologies adaptées à la sélection et l’amélioration du matériau humain.
On sera ainsi porté à exiger de ceux qui ont la charge de nous-mêmes en tant que vivants (l’Etat, le pouvoir médical, l’hôpital, l’industrie pharmaceutique…) qu’ils manifestent la même compétence et la même efficacité que les firmes automobiles qui, aujourd’hui, nous proposent des véhicules garantis « zéro panne », pour peu qu’ils soient régulièrement entretenus ; et qui, pour le reste, pratiquent une innovation constante, assurant l’apparition de nouvelles « générations » de produits toujours plus perfectionnés, performants, bref « intelligents » ; selon le même pli, nous sommes toujours plus portés à exiger des organismes « zéro panne », pour peu que nous nous soumettions régulièrement aux contrôles d’entretien requis (visites médicales, examens, analyses, bilans…) et bannissions les conduites à risque (tabagisme, alcoolisme, pratiques « accidentogènes ») (27).

D’autre part, nous sommes, que nous le sachions ou non, convertis d’office à une sorte de nouvel eugénisme cool – celui qui se fonde sur l’évidence selon laquelle nous sommes entrés, grâce aux progrès de la génétique, de la chirurgie, de la technique des greffes, de la neurologie, de la biologie moléculaire (etc.) dans une nouvelle époque du perfectionnement sans fin de la qualité du matériau humain – qui d’entre nous irait refuser une greffe du coeur ou l’implantation d’une hanche en silicone, si telle est la condition de notre survie ou de la disparition d’une claudication, qui irait contester le principe d’un dépistage prénatal destiné à prémunir des parents contre la naissance d’un enfant handicapé, s’opposer aux recherches sur la prédisposition génétique des sujets à certains types de cancers… ? Sans oublier, bien sûr, le vaste rayon de la chirurgie esthétique destinée à permettre à chacun de s’approcher autant que possible du standard de l’homme (la femme) parfaite)…

Ce qui va donc tendre à s’estomper dans l’horizon où nous élaborons notre propre condition en tant que « question » toujours pendante, est finalement ceci : le rapport qui s’établit, traditionnellement (que nous soyons stoïciens, chrétiens, marxistes, existentialistes, humanistes…) entre la dimension de notre imperfection et l’élément de notre liberté. La conscience de notre imperfection en tant qu’humains, par nature et condition, fait ouverture sur le champ des possibles infinis selon lesquels nous pouvons aller vers un mieux (ou un pire), varier, bifurquer ou nous transformer selon des modalités qui n’engagent pas seulement la plasticité du matériau humain, mais avant tout notre propre capacité à agir sur nous-mêmes. Le paradigme des machines vivantes toujours plus « performantes » tel qu’il tend à s’imposer aujourd’hui élude absolument cette dimension à la fois métaphysique et morale des pratiques de soi, consistant pour une part déterminante en la mise en relation de notre imperfection constitutive et de notre liberté ; au contraire, selon ce paradigme, l’entretien et le perfectionnement de ce que nous sommes en tant que machines vivantes revient avant toutes choses non pas à nous-mêmes, bien sûr, mais à des spécialistes et gens de l’art – de bons mécaniciens du vivants, des gérants et ingénieurs de la vie compétents, des bio-pasteurs hautement qualifiés et légitimés .

15- Friedrich Nietzsche : Le crépuscule des idoles, « Divagations d’un inactuel, 36 – ma traduction, avec l’aide de Maria Muhle.

16- Louis-Ferdinand Céline : Semmelweis, L’Imaginaire, Gallimard, 1999, p. 108.

17- Jean-Marie Fick : « La véridique histoire de Semmelweis ou la communication vitale », Les Temps modernes, mars 1992.

18- Céline, op. cit. , cité par Jean-Marie Fick.

19- Jean-Marie Fick, article cité.

20- Ibid.

21- Ibid.

22- Paul Veyne : Sénèque, Texto, 2007.

23- Friedrich Nietzsche : Le Gai savoir, Folio Essais, pp. 247-248.

24- Sénèque, Lettre 70 à Lucilius, in Veyne, op. cit.

25- Italo Svevo : La conscience de Zeno, Gallimard, 1954, traduit de l’italien par Paul-Henri Michel.

26- Voir à ce propos l’essai d’Olivier Razac : La grande santé, Climats, 2006.

27- Les médecins usent et abusent, dans leurs échanges avec les patients, d’images empruntées à la mécanique automobile, du genre : « allons-y pour la révision des 85 000 ! »