Le peuple scripturaire des tranchés – ou l’angle mort de W. Benjamin

, par Alain Brossat


La tonalité vaguement « anti-benjaminienne » du titre même de cette communication peut prêter à équivoque. En fait, je me considère bien, à plus d’un égard, comme une sorte de « benjaminien », mais un benjaminien critique naturellement, porté à considérer que l’on ne pense jamais aussi bien avec ses inspirateurs que lorsqu’on commence une dispute, fût-elle posthume, avec, précisément, plus que contre eux.
C’est donc dans cet esprit que je prends Benjamin à partie à propos de ce que j’appelle « le peuple scripturaire des tranchées de la Première Guerre mondiale ».
Et donc, le 16 avril 1917, le sous-lieutenant Cros, originaire de Rieucros dans l’Ariège, est blessé lors d’une attaque par un éclat d’obus. Il entreprend alors d’écrire une carte à sa famille. Puis il meurt d’une hémorragie, non sans avoir signé le texte que je vais lire. Les brancardiers venus le secourir un peu plus tard retrouvent ce message sur le cadavre et l’adressent à la famille, avec ses papiers militaires :
« Le 16 avril 1917
Chère femme et chers parents et chers tous
Je suis bien blessé. Espérons que ça ne sera rien. Elève bien les enfants, chère Lucie. Léopold t’aidera si je ne m’en sortais pas. J’ai la cuisse broyée et je suis seul dans un trou d’obus. Je pense qu’on viendra bientôt me sortir. Ma dernière pensée va vers vous » (1)

Un soldat blessé et dont la mort est imminente se saisit d’un crayon pour écrire à ses proches, décrire sa situation désespérée, consigner ses dernières pensées, émotions et volontés. Cette brève missive, en dépit de la situation extrême à laquelle se trouve réduit son auteur est correctement rédigée, orthographiée, ponctuée. Jean-Louis Cros a un certain niveau d’instruction – mais sans plus : il est receveur des postes. Et il s’écrit, littéralement, mourant.
On voit s’imposer, avec ce tableau tragique, un puissant condensé de cet élément sans précédent qui caractérise la Première Guerre mondiale : pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, non seulement s’affrontent en une mêlée sanglante des millions d’hommes, pour la première fois la guerre s’apparente à une machine industrielle, mais pour la première fois aussi sont aux prises des masses d’hommes sachant lire et écrire, ayant fréquenté l’école et dotés d’une instruction élémentaire au moins. Ce facteur va changer du tout au tout les conditions du récit de la guerre.
En effet, pour la première fois va s’imposer dans la durée la présence d’un sujet-narrateur populaire aux mille et mille voix, capable de consigner par écrit un récit diffracté et unique à la fois de cette guerre, de cette guerre prise dans ses lieux, situations et conditions multiples.
En quel sens peut-on qualifier ce narrateur collectif comme populaire ? En ce sens même qu’il s’agit d’une guerre des peuples et pas seulement des Etats, peuple ou coalition de peuples contre peuple, contre une autre coalition de peuples ; en ce sens qu’il s’agit d’une guerre fondée sur la mobilisation générale, pas seulement sous la forme de la conscription, mais aussi sous celle de la mobilisation de l’arrière ; en ce sens enfin que cette guerre est une formidable centrifugeuse qui, sur le front notamment, amalgame des éléments issus des horizons sociaux, culturels, géographiques et même linguistiques les plus divers.

Les récits par les soldats eux-mêmes de cette guerre interminable (consistant en lettres, journaux intimes, romans, poèmes, chansons, auxquels il conviendrait d’ajouter ces relations que constituent les croquis, dessins, peintures, caricatures…) portent tous à des degrés divers la marque de ce trait populaire. Car c’est bien, pour la première fois, le quelconque qui est installé dans la position du narrateur et, à ce titre, se trouve doté de la capacité de faire entendre une voix singulière tout en parlant au nom de tous.
Qu’y a-t-il donc de radicalement nouveau dans ces « paroles de poilus » ? Une chose tout à la fois simple et massive : le récit traditionnel de la guerre était par excellence, jusqu’alors, un genre que l’on peut dire réservé ; un récit captif de ceux qui disposent d’une sorte de monopole sur la consignation des faits, sur la restitution des événements guerriers, la perpétuation de leur mémoire et l’inscription de leurs traces. Les personnages qui disposent de ce pouvoir de narration sont fort peu nombreux : poètes épiques, chefs de guerre, historiens et chroniqueurs étroitement liés au pouvoir… et c’est à peu près tout si l’on en croit Jean Norton Cru et ses grands livres Du témoignage et Témoins que je suis ici (2). Inversement, ce qui caractérise le récit traditionnel de la guerre, c’est la quasi impossibilité pour le simple troupier (de l’hoplite aux fantassins des guerres napoléoniennes) d’accéder aux conditions d’une auto-narration qui inscrive une trace durable de ce que leur expérience de la guerre a de spécifique, de leur propre position sur ce qu’ils ont vécu, observé et enduré dans ces conditions.
Jean Norton Cru, lui-même un ancien poilu, met en lumière les conditions tout à fait particulières qui pèsent sur le récit traditionnel de guerre. Celui-ci est constamment guidé, dit-il, par le désir d’ « embellir la bataille », ce qui conduit à des distorsions systématiques des faits, des oblitérations constantes. C’est la raison pour laquelle, insiste-t-il, « l’histoire militaire a été jusqu’ici inférieure aux autres histoires », sentence sur laquelle nous pourrions renchérir en parodiant une formule connue – l’histoire militaire écrite par les historiens militaires est à l’histoire ce que la musique militaire est à la musique. Je cite Norton Cru qui enfonce le clou : « Les historiens militaires sont des ingénieurs qui construisent un grand pont métallique sans rivets, mais étant des abstracteurs, des dessinateurs, des constructeurs de cabinet, ils n’ont jamais fait de rivets, n’en ont jamais vu et sont prêts à les vouloir en bois, en plomb, en liège, en tout sauf en acier. Leur pont ne sera jamais un pont. Rivets en liège ou grognards et poilus vus en action par l’historien sont du même degré d’absurdité, sont également impossibles » (3).
Aux conditions de ce type de récit, tout un pan, massif, de l’expérience guerrière disparaît sans traces, au profit d’une fabulation apologétique, héroïsante, euphorisante de la guerre. Du coup, dit Norton Cru, « sur les guerres de Napoléon, notre ignorance est totale, parce que des faits particuliers, de la vie du grognard, nous ne savons que la légende » (4).
Par un violent contraste et au prix d’une rupture irréversible, la Première Guerre mondiale apparaît comme une guerre de témoins, témoins directs, innombrables, informés et capables de déposer par écrit. Ces dépositions engagent une forme particulière de subjectivité ; ces témoignages incluent un élément auto-réflexif, ils engagent un rapport de soi à soi, dans l’épreuve même de la guerre comme dans son après-coup.
Pour Norton Cru, le fait que cette guerre ait embarqué des hommes appartenant à toutes sortes de classes d’âge et pas seulement des jeunes gens a pour effet d’accroître cet effet de subjectivation de la guerre où se trouvent intriqués le souci de la consignation à la dimension de la réflexion propre, voire de la méditation sur ce qui a eu lieu, son sens ou son non-sens, ses origines et ses effets, etc. Ainsi, le témoin se manifeste, dans l’épaisseur de ces carnets de route, journaux de campagne, souvenirs de guerre ou romans et récits ultérieurs, comme cette sorte de sujet moderne modèle qui fait de son actualité propre l’objet de son élaboration et ce dans son caractère extrême, innommable et « impensable » même. Pour la première fois, ce sont les combattants de première ligne et non pas les stratèges ou chroniqueurs de l’arrière qui ont tenu le journal de bord de cette guerre et celui-ci porte la marque indélébile de la position de ceux qui « racontent » en tant qu’ils sont immergés, submergés dans et par cette commotion (en tant que masse combattante) et ne sauraient donc témoigner que d’une expérience éclatée, parcellaire - ceci par contraste avec un récit d’en haut, en surplomb, lequelle est le privilège douteux, précisément, de ceux qui n’étaient pas dans le chaudron de l’affrontement.
Ce récit collectif est infiniment plus véridique que celui auquel il s’oppose dans la mesure où il émane directement de l’expérience de la masse. Il constitue un contre-champ que les mensonges patriotiques et héroïques des élites, militaires ou autres, seront désormais dans l’incapacité d’éluder. Mais d’un autre côté, ce peuple scripturaire des tranchées se trouve placé face au défi d’avoir à composer le récit d’une expérience limite, là où, précisément, les conditions ordinaires du récit sont pulvérisées : plutôt que de décrire, relater, consigner, il s’agit de se porter témoin de l’impossibilité de le faire, et donc de témoigner de ce que l’on a fait face à l’indescriptible, l’inconcevable, l’inimaginable, l’inarticulable, etc. C’est en ce sens, naturellement, que d’une manière tout à fait distincte, cette écriture populaire de la guerre anticipe sur ce que l’on appelle, depuis la Seconde Guerre mondiale, la littérature concentrationnaire. A défaut de pouvoir rapporter une expérience qui l’aurait instruit, formé, fait mûrir (comme dans le roman de formation), le scripteur populaire de la Première Guerre mondiale témoigne d’une épreuve qui l’a laissé transi (« traumatisé », en état de choc (5)) mais à la hauteur de laquelle il tente de se tenir néanmoins en s’efforçant d’en saisir ou suggérer le sans précédent ou l’ « indicible » considérés comme marque du désastre pur. L’écriture de la catastrophe impose ses conditions contre celles de la littérature d’ornementation de la guerre pratiquée aux conditions de l’Etat et du discours patriotique.

Ce tableau rapide des conditions dans lesquelles se forme un peuple scripturaire des tranchées ne prend son vrai relief qu’à être confronté ou affronté avec un passage bien connu voire ressassé de l’article consacré par Walter Benjamin à Nicolas Leskov, intitulé « Le narrateur » :
« La cote de l’expérience a baissé ; et il apparaît qu’elle tend à zéro (…) Avec la [Première] Guerre mondiale, on a vu s’amorcer une évolution, processus qui, depuis lors, n’a cessé de s’accélérer. N’avions-nous pas constaté, après l’Armistice, que les combattants revenaient muets du front, non pas plus riches, mais plus pauvres d’expérience communicable ? Ce qu’on devait lire dix ans plus tard dans la masse des livres de guerre n’avait rien à voir avec cette expérience qui passe de bouche en bouche. Rien d’étonnant à cela. Jamais on n’avait vu expériences aussi foncièrement convaincues de mensonge (…) Une génération qui avait connu, pour aller à l’école, les tramways à chevaux, se trouve en plein air, dans un paysage où tout avait changé, sauf les nuages, et, au-dessus d’eux, dans un champ de forces d’explosions et de courants destructeurs, le tout petit corps fragile de l’homme » (6).

Ce texte, pour aller à l’essentiel, est tout entier enté sur un implicite : l’expérience, c’est ce qui circule de « bouche en bouche », ce qui suppose quand même de passer par l’oreille, soit dit en passant. Un modèle immémorial ou archaïque de l’appareillage de la transmission est évidemment ici à l’œuvre, celui du récit épique où les auditeurs font cercle autour du rhapsode, ou bien alors celui de la veillée où, devant le feu, les plus jeunes tendent l’oreille pour entendre le récit que fait un aîné de tel « chapitre » particulièrement « mémorable » de son existence antérieure, de ses voyages, aventures, épreuves et tribulations. Dans les deux cas, la transmission est orale et directe, supposant l’immédiate proximité, le cercle restreint de la petite communauté rassemblant celui qui, de retour au pays, ou, tout simplement chargé d’ans et riche d’expériences diverses, raconte (le « narrateur ») des histoires ou sa vie comme une histoire, et ceux qui écoutent.
Pour Benjamin, il semble y avoir là un modèle universel de la transmission de l’expérience et tout se passe comme si, dès lors que les conditions d’enchaînement entre expérience et récit ou d’appareillage du récit par le dispositif de transmission orale n’existent plus, un vide immense s’ouvrait : les poilus qui rentrent du front sont « muets » pour la bonne et simple raison qu’ils sont « pauvres en expérience ». Ceci du fait même qu’issus d’un monde dans lequel les choses étaient à leur place et donc les récits possibles (la « Belle Epoque » dans le lexique français, « Die Welt von gestern » chez S. Zweig) , ils se sont trouvés plongés par la guerre des tranchées dans une tout autre topographie, complètement anomique, un chaos dans lequel tous leurs repères ont été pulvérisés et où donc toute possibilité de « raconter » se trouve également rendue impossible (7).
Mais alors, si les choses sont ainsi, comment se fait-il qu’ils n’aient néanmoins, tout au long de cette épreuve, et après elle aussi, cessé d’écrire, d’en témoigner par écrit ? La remarque expéditive selon laquelle « ce qu’on devait lire dix ans plus tard dans la masse des livres de guerre n’avait rien à voir avec cette expérience qui passe de bouche en bouche » ne peut être prise pour argent comptant. Si Benjamin veut dire que témoigner par écrit de ce que le poilu a enduré pendant quatre ans sur le front, ce n’est pas la même chose que raconter ses souvenirs d’ancien combattant à la veillée, il ne fait qu’enfoncer une porte ouverte ; mais reste alors à expliciter l’essentiel – pourquoi et comment l’on passe alors, dans cette configuration, et massivement, d’un régime de la narration orale à un autre, celui du témoignage par écrit…
S’il veut dire que tout témoignage par écrit, quelle qu’en soit la forme, ne vaut rien, en l’occurrence, car demeurant « étranger à l’expérience » de la guerre, tout particulièrement celle qu’en fait le poilu, l’homme ordinaire, alors cette position est intenable : il y a certes ces romans à succès « arrangés », encombrés d’invraisemblances et de « messages » de toutes sortes, Le Feu de H. Barbusse, A l’Ouest rien de nouveau, de E.M. Remarque, mais c’est là l’arbre qui cache la forêt : dire que des textes comme La Peur de G. Chevallier, Orages d’acier de E. Jünger, le Journal de guerre d’Alain, Les Eparges de M. Genevoix sont « pauvres d’expériences communicables » et sont dépourvus de toute valeur testimoniale par rapport à ce que fut l’épreuve quotidienne des poilus sur le front serait, tout simplement, une absurdité (8).
Le préjugé de Benjamin en faveur de la transmission orale de l’expérience touche ici distinctement sa limite.
A son diagnostic consistant à déduire de la mutité des poilus au retour des tranchés (ils n’ont pas envie de prendre leurs enfants sur leurs genoux pour « raconter ») une massive déperdition d’expérience, j’en opposerais volontiers un autre : ce silence est incontestable, mais il est un symptôme, celui d’un déplacement et d’une reconfiguration des conditions dans lesquelles un récit s’agence sur un « vécu », une « mémoire » vient appareiller une situation vécue. Dans le cours de ce déplacement, le narrateur traditionnel, celui qui a son stock d’histoires à raconter et qui s’entend à le faire cède la place au témoin entendu comme superstes, c’est-à-dire survivant (Agamben). Un violent mouvement d’excentrement se produit, ce témoin n’est plus solidement installé au centre du cercle des auditeurs qui attendent son récit, il est brutalement décentré, excentré hors de la position du narrateur par le caractère extrême de cela même qu’il a vécu, comme Erlebnis, donc, avec toute la densité en chocs, ébranlements, phénomènes de dissociation qui l’accompagne et non plus comme Erfahrung entendue comme ce domaine dans lequel sont solidement établies les conditions de l’enchaînement d’une expérience sur un récit.
Ce dont il s’agit de témoigner, donc, c’est bien d’une impossibilité – celle de raconter « comme avant », c’est bien d’une suffocation, c’est bien d’un déplacement vers la limite de la narration possible. Mais, à l’évidence, ce qui est en jeu, ce n’est pas « la fin du récit », c’est la relève d’une forme, d’un régime du récit par une autre – donner voix à la suffocation, témoigner de ce qu’il y a de l’imprésentable, se porter aux limites de toute description possible de ce qui a eu lieu et où l’on a été plongé comme dans un chaudron de sorcières (« l’enfer », ce terme revenant sans cesse sous la plume des survivants) , c’est bien dessiner un nouveau topos du récit de guerre où vont se ré-agencer les relations entre expérience vécue et mise en mémoire, événement et traces, choses vues et appareil de consignation, , épreuve individuelle et communauté, etc.
Le « silence » des poilus, de ce point de vue n’est pas la pure et simple manifestation de la fin du récit mais plutôt le signal annonçant l’apparition d’une nouvelle modalité de la transmission, d’une nouvelle époque de la transmission, d’un nouveau topos de la consignation – là où il apparaît que ce dont il faut témoigner, c’est bien de la dimension de l’extrême dans le présent, de l’extrême comme le cœur de notre actualité historique ou politique, l’extrême comme ce sur quoi il faut tenter d’enchaîner envers et contre tout ce qui conspire à en rendre un récit impossible.
Que ce changement de topographie suppose la relève d’un appareil par un autre et l’avènement du peuple scripturaire (et donc aussi d’une autre figure du public), c’est ce qui, dans ce texte, semble échapper à Benjamin. Chose bien étrange, on le notera, puisque tout ce que je dis là à propos de la façon dont le quelconque s’auto-institue comme le témoin de la barbarie guerrière moderne, le témoin de l’extrême et du désastre qui ne laisse que ruine sur ruine fait distinctement signe à ce qu’écrit Benjamin dans d’autres textes, dans les fameuses Thèses sur le concept d’Histoire, bien sûr, à propos de la guerre des histoires, celle des vainqueurs et des vaincus, à propos de la modernité comme catastrophe continue et de la nécessité d’identifier le « document de barbarie » dans tout ce qui est censé attester la persistance du progrès, sous toutes ses formes… (9)
Il est assez impressionnant que, dans son texte sur Leskov, Benjamin semble succomber à son penchant pour la mélancolie passéiste, à la nostalgie diffuse mais persistante, au point de passer complètement à côté de ce phénomène massif : dans le témoignage par écrit sur la Grande Guerre qui n’en finit jamais de venir à la rencontre du monde ultérieur, c’est la voix des vaincus qui se fait entendre avant tout, c’est le monde des vaincus qui se venge sans répit. Voyez la façon dont un autre appareil, celui du cinéma, a pris la relève ici, de l’écriture (et non pas de la littérature), apportant sans relâche de l’eau à ce moulin et tendant à « mondialiser » la rupture décrite par Jean Norton Cru : Johnny s’en va-t-en guerre, Les sentiers de la gloire, Pour l’exemple, Les hommes contre, etc. sont des films qui, tous, brossent résolument l’histoire des vainqueurs à contresens (10). Mais Abel Gance n’avait-il pas déjà montré la voie, dès 1919, avec la fameuse scène de la révolte des morts, dans J’accuse ? (11)

Reprenons. Benjamin ne prend jamais en considération, dans ses réflexions sur ce qu’il appelle l’appauvrissement de l’expérience ce trait massif de notre modernité : la formation d’un peuple de lecteurs qui s’avère être aussi, lorsque l’événement les y convoque, un peuple de scripteurs. Pour lui, seule la transmission orale permet d’opérer la jonction entre le motif de la transmission de l’expérience et celui de la formation ou de la perpétuation de la communauté : seule la présence immédiate (l’image du « cercle » des auditeurs) assure la revitalisation, la ré-intensification du lien communautaire par le récit d’une expérience. Par contraste, le destin du roman (dans ses relations à l’expérience et à la transmission) est indissociable de la solitude de l’individu. En conséquence, l’expansion du roman en tant que genre sera rapportée non seulement à la montée de l’individualisme, mais aussi à l’affaiblissement de la communauté. Il est conduit du coup à négliger un facteur sur lequel Sloterdijk et quelques autres ont mis l’accent – la formation du public comme communauté de lecteurs des mêmes livres ou, plus généralement, des mêmes textes, articles, poèmes, voire articles de revues ou de journaux. On pourrait dans le même sens parler de communauté des témoins-scripteurs du même événement placé sous le signe de l’extrême, de la violence extrême – la Première Guerre mondiale. Dans ce contexte, la « solitude » du lecteur ou du scripteur a sa contrepartie : l’ampleur du public appelé à partager avec lui les textes. Un public qui n’est pas nécessairement composé de consommateurs passifs, massifié et atomisé à la fois. Un public qui est susceptible d’être traversé par toutes sortes de flux et d’intensités subjectives, propre à le rassembler et le mettre en mouvement – le « plus jamais la guerre ! » du si puissant mouvement pacifiste européen dans l’entre-deux-guerres ne s’articule-t-il pas directement sur l’épreuve de la guerre qu’a connue le poilu dans les tranchées ?
Je n’ai pas le temps d’aborder l’analyse du texte intitulé « Expérience et pauvreté » dans lequel Benjamin reprend, parfois mot pour mot, le motif de l’appauvrissement de l’expérience, mais pour le déployer finalement dans un tout autre horizon que dans la citation dont je suis parti – ce qui montre, que sur ces questions, sa position était loin d’être arrêtée une fois pour toutes (12). Pour dire les choses d’un mot, dans ce texte, la déperdition de l’expérience devient un paradigme de l’époque, s’associant étroitement au motif de montée d’une « nouvelle espèce de barbarie » - mais, précise-t-il aussitôt, d’une barbarie entendue positivement. La perte de l’expérience, au prix d’une sorte de brutal retournement dialectique, se transfigure alors en ce qui nous émancipe du passé, nous permet d’ « effacer nos traces » et perd tout à fait, du coup, la tonalité nostalgique qui se laissait discerner dans le texte sur Leskov.
Mais passons. A défaut de suivre Benjamin dans son analyse du silence des soldats de la Première guerre mondiale, nous pourrions nous rapprocher de son texte en pensant à une autre guerre, qui a tant pesé sur les années de formation des gens de ma génération, en France, la guerre d’Algérie ou, pour parler plus rigoureusement, la guerre d’indépendance des Algériens. Là, en effet, on peut dire que les appelés sont revenus muets non pas du front mais du djebel et que, pour l’immense majorité d’entre eux, ils n’ont jamais ni raconté ni témoigné, ni par oral ni par écrit, et sont demeurés rivés à un silence qui ne se rompra jamais. Simplement, ce n’est pas, à l’évidence, à un syndrome de « violence extrême » en général que nous avons affaire ici. Ce qui fait que les anciens appelés d’Algérie ne parlent pas, ce n’est pas simplement qu’ils ont vu des choses terribles, que cette guerre fut d’un acharnement, d’une cruauté extrêmes – il y en eut bien d’autres au XX° siècle. Ce qui scelle ce silence est un facteur beaucoup plus spécifique : la honte proprement infinie du « perpétrateur », du bourreau, du tortionnaire et du pillard, la désubjectivation collective de ceux qui ne sont jamais parvenu à recoller les morceaux de leurs identités diffractées entre ce qu’ils étaient avant l’Algérie, ce qu’ils sont devenus après (des « normaux » pour la plupart d’entre eux) et ce qu’ils ont été et commis au long de cette sorte de crise d’ensauvagement et d’auto-barbarisation qui les a submergés lorsqu’ils sont arrivés sur le terrain et que leur moi civilisé, éduqué a implosé au contact de la réalité coloniale et de l’état d’exception.
Comme on le voit ici, les raisons du silence peuvent être multiples, comme celles de la suffocation. Les poilus n’avaient rien à cacher, mais ils craignaient que ceux devant qui ils pourraient évoquer leur guerre ne les croient pas, tant ce dont ils auraient alors dû témoigner dépassait l’entendement. Les appelés d’Algérie se taisent pour un autre motif : ils ont un secret, un lourd secret, un secret si accablant qu’ils ne sont jamais parvenus, sauf exception, à le partager. Et ils meurent et continueront à mourir avec ce fardeau, les lèvres scellées.

Notes

1- Paroles de poilus – lettres et carnets du front 1914-1918, sous la direction de Jean-Pierre Guéno et d’Yves Laplume (Librio, 1998).
2- Jean Norton Cru : Témoins (première édition, 1929), Presses universitaires de Nancy, 1993. Du témoignage, est présenté par l’auteur par comme un « résumé » du précédent (Allia, 1997).
3- Témoins, op. cit. p. 15.
4- Ibid. p. 22.
5- C’est la thèse de Freud : « L’effroi, ‘cet état qui survient quand on tombe dans une situation dangereuse sans y être préparé’ que les soldats ont éprouvé sur le champ de bataille a produit des traumas qui laissent ces hommes dans un état de souffrance psychique intense. Or, la ‘vie onirique des névroses traumatiques se caractérise par ceci qu’elle ramène sans cesse le malade à la situation de son accident, situation dont il se réveille avec un nouvel effroi. C’est là un fait dont on ne s’étonne pas assez’.
Autrement dit, les soldats de retour de la guerre ne donnent plus à interpréter des rêves de manifestation de désir. Leur production psychique nocturne est une énigme pour celui qui croyait avoir saisi le mystère de la vie psychique à travers la découverte de l’inconscient. Comment se fait-il que les névrosés de guerre rêvent de leurs traumatismes ? Pourquoi l’objet de leur effroi revient-il ainsi hanter leurs rêves devenus des cauchemars ? » (Clotilde Leguil, présentation de Le malaise dans la civilisation, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Essais Points Seuil, 2010).
6- « Le narrateur », in Poésie et révolution, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, p. 140 (Denoël Lettres nouvelles, 1971).
7- Stefan Zweig : Die Welt von Gestern, Rowohlt, 1985.
8- Henri Barbusse : Le feu Erich-Maria Remarque : A l’Ouest rien de nouveau, traduit de l’allemand par Alzir Hella et Olivier Bournac, Le Livre de Poche, 1961 Gabriel Chevallier : La peur (Le Livre de Poche, 1972), Ernst Jünger : Orages d’acier, traduit de l’allemand par Henri Plard, Folio, 1974 , Alain : Souvenirs de guerre (Flammarion, 1952), Maurice Genevoix : « Les Eparges » in Ceux de 14 , Omnibus, 1998.
9- Walter Benjamin « Thèses d’histoire de la philosophie » in Poésie et révolution, op.cit. p. 277 sqq.
10- Johnny s’en va-t-en guerre, film de Dalton Trumbo, 1971 ; Les sentiers de la gloire, film de Stanley Kubrick, 1958 ; Les hommes contre, film de Francesco Rosi, 1970 ; Pour l’exemple, film de Joseph Losey, 1964.
11- J’accuse, film d’Abel Gance, 1919.
12- « Expérience et pauvreté » in Œuvres, tome 2, Gallimard Folio, 2000, traduit de l’allemand par Pierre Rusch.