Des frontières

, par Jean-Pierre Dacheux


Le 27 août 2011
Chers amis réunis à Porto,
Je suis, si j’ose dire, « ici et ailleurs ». Je suis ici, avec vous, à Porto, et par l’amitié et par l’intérêt pour le thème choisi pour ces journées d’été. Je suis ailleurs car contraint, pour des raisons familiales et personnelles impératives, de demeurer en France.
La situation des Rroms en Europe, dont j’ai, vous le savez, grand souci, loin de s’apaiser, se durcit encore. Elle pose trois questions de fond en rapport avec votre Université d’été : celle des frontières et celle de la propriété du sol, celle d’une autre approche du mot nomade, par conséquent.

1 – Des frontières : le regard européen. Premier et très rapide examen.
L’Europe est un concept flou. Où sont ses frontières ?
S’agit-il de l’Europe de l’Union européenne (comptant 27, bientôt 28 États avec la Croatie) ?

http://europa.eu/about-eu/27-member-countries/index_fr.htm

S’agit-il de l’Europe de la zone euro (avec ses 17 États) ?

http://fr.wikipedia.org/wiki/Zone_euro

S’agit-il de l’Europe de l’espace Schengen qui regroupe 22 États-membres de l’UE et 3 États associés : l’Islande, la Norvège et la Suisse ?

http://fr.wikipedia.org/wiki/Convention_de_Schengen

S’agit-il de l’Europe du Conseil de l’Europe, dont la Russie, courant, ainsi, jusqu’au Pacifique, comptant les 47 États membres du Conseil de l’Europe ayant, tous, ratifié la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ? L’Union européenne, distincte, qui, depuis le traité de Lisbonne, approuve cette Convention, pourrait, en 2011, comme ses États-membres, en devenir, elle-même, le 48ème signataire.

http://www.coe.int/aboutcoe/index.asp?page=47pays1europe&l=fr

S’agit-il de l’Europe de l’Union économique et monétaire, celle de l’Union européenne débordant les 27 États-membres et incluant d’autres États usagers de l’euro (tels que le Kosovo ou le Monténégro ) ?

http://fr.wikipedia.org/wiki/Union_%C3%A9conomique_et_mon%C3%A9taire

Tenons-nous en là ! L’Europe, multidimensionnée, est un puzzle complexe, aux frontières mouvantes, où se disputent des intérêts nationaux. Nous sommes loin de l’Europe fédérale proposée par Joschka Fischer, en 2000. Plus encore : de « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » de Charles de Gaulle ! Ne parlons pas de l’Europe sociale, limitée par la volonté des États voulant rester maîtres de leur politique en matière de droit du travail et de fiscalité. Quant à l’Europe des États-nations de Jacques Delors, ce n’est guère plus qu’un syndicat de gouvernements !

L’Europe politique resterait à défaire pour la faire. Ce ne saurait être, en tout cas, l’Europe des marchés et des marchands, ce que, pour des raisons différentes, des chefs de gouvernement ne sont pas prêts à comprendre, enfermés qu’ils sont dans la défense des intérêts économiques et électoraux qui sont les leurs.
Partout où il y a de l’Europe, instituée ou en cours de construction, il y a des Rroms. Ils sont comme les repères ou les vigies d’un morceau de notre planète. Et cette Europe nous donne à penser que nous, qui sommes là, dans cette géographie, pour « habiter la terre » restons enfermés dans des limites dérisoires. Au-delà de ce petit « cap de l’Asie » comme disait Derrida, oublions, un instant, les Rroms, hommes trop souvent niés dans leur réalité d’hommes, mais Européens parmi les Européens. Oublions même ces Européens perdus, désormais, sur notre planète, au milieu des 7 milliards d’humains, depuis 2011.
Paul Virilio, dans une brève « Lettre ouverte pour habiter la Terre »1, affirme : « Désormais ailleurs commence ici et les touristes de la désolation que sont les réfugiés économiques ou politiques vont à la rencontre des touristes de la satisfaction et du bonheur d’être ailleurs... ». « De fait, ici n’est plus, et tout est ailleurs », ajoute-t-il, « et l’étrange étranger se manifeste à nous, dans l’incertitude des lieux et la délocalisation des liens, hier encore les plus proches, familiaux ou nationaux ». D’où, dit-il, « l’éternel retour de la question de l’hospitalité ». Mais, depuis Kant, le monde est devenu ville, une ville dont les États sont des quartiers. Ainsi sommes-nous, avec et sans frontières, vivant dans un temps qui n’est plus, celui de l’époque des douaniers, même s’il en est encore, accompagnés de policiers de l’air et des frontières.
Je pense que nos préoccupations philosophiques rejoignent le constat fonciérement géopolitique de « l’urbaniste révélationnaire » (ainsi se désigne-t-il), Paul Virilio, s’efforçant, au-delà de toute utopie, d’effectuer « seulement le discernement d’un état des lieux de l’histoire de la rotondité géographique de l’astre qui nous porte et nous supporte, semble-t-il, de plus en plus difficilement. »
Les frontières restent innombrables mais de moins en moins physiques, à la hauteur de la complexité de la biodiversité humaine. Nous avons besoin de limites qui nous distinguent sans nous diviser et il est des frontières indispensables s’il en est d’haïssables ou simplement d’inutiles. Les frontières politiques sont peu fiables, mobiles et temporaires. Les frontières linguistiques sont lourdes et trop nombreuses pour être toutes levées y compris pour les usagers de langues transversales. Les frontières sociales sont plus épaisses encore qui segmentent les territoires et incitent à y réinstaller y compris les frontières abaissées ou détruites. Ainsi sommes-nous confrontés à la permanence des propriétés du sol qui s’enclot de murs ou d’actes de papier.

2 – De la propriété du sol : ou de la priorité à l’appropriation.
Il n’est plus de territoire « libre », à tous, de pâture commune ou d’espace à découvrir que nul ne possède. Celui qui ne fait aucun usage de la parcelle qui lui appartient n’en reste pas moins le maître. Qui, comme le Christ, ne sait où poser sa tête pour dormir, a le choix entre l’hospice et la prison. À moins que ne lui soit ouvert un espace virtuel : celui de l’ailleurs toujours recommencé.
La Terre n’est pas une propriété commune. Elle est devenu le lieu où ceux qui la maîtrise tolèrent le passage ou la location, par des occupants qui n’ont pas le pouvoir sur leur vie et encore moins sur le sol qu’ils foulent. Ainsi en est-il des plus pauvres des humains y compris ceux qui travaillent ce sol pour le faire produire, ce dont ils profitent à peine.
On rencontre, chaque jour, en France, des familles à qui l’on oppose le droit de propriété au droit de vivre en famille. Une QPC (ou Question prioritaire de constitutionnalité) est à l’étude, actuellement, au sein du Conseil constitutionnel français. Elle a été posée par des avocats lassés de s’entendre répéter : « vos clients n’ont aucun droit ni titre leur permettant de séjourner là où ils sont ; ils doivent donc partir ». Où ? Peu importe ! Le droit ne dit pas où vivre ; il dit seulement où ne pas vivre.
Alors la QPC devient la suivante : « dans la loi des lois, la Constitution française, existe-t-il une priorité entre les droits fondamentaux, et le droit à la propriété du sol prime-t-il sur tous les autres, y compris le droit à vivre en famille dans la sécurité et la dignité, tel que le prévoit2 l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales3, entrée définitivement en vigueur le 1er juin 2010 ? »
Selon la réponse qui sera fournie par le Conseil constitutionnel, et qui laissera au juge, au mieux, le droit d’en juger, notre espace de vie sera, tout entier, la propriété ou non des propriétaires et le sol français sera, par exemple, partout inaccessible au campeur comme au bivouaqueur, à moins de prendre le risque de l’infraction. À combien plus forte raison celui qui vit en habitat mobile devra-t-il rejoindre des aires prévues à cet effet, en réalité des réserves, où il lui faudra louer sa place et payer toutes les fournitures d’eau, d’énergie, de collecte des déchets, etc...
Priorité donc à la propriété. Mais qu’est-ce que la propriété sinon l’appropriation d’un sol par ceux qui l’ont acheté ? Et donc un accaparement, c’est-à-dire « le fait de prendre pour soi tout seul » selon le dictionnaire le Robert.
Et que devient, dans ces conditions : habiter la Terre ? Peu à peu, si vastes soient les territoires concernés, on accapare, on possède, on découpe en lots, on renonce à toute propriété sociale, c’est-à-dire au partage. On « autorise » autrui à vivre chez soi (de préférence moyennant finance) mais on élève des frontières nouvelles qui ne sont plus seulement celles des peuples mais celles des propriétaires. Dans les villes comme dans les champs, il est des humains qui doivent se cacher pour dormir et dont la préoccupation devient d’échapper à la vigilance des vigiles, des gendarmes et autres gardiens des propriétés individuelles, ceinturée ou non de murs.

3 – Qui alors est nomade au XXIème siècle ?
Depuis que les nomades ont cessé, presque partout, d’être ceux qui poussaient devant eux leurs troupeaux, depuis que les nomades ne sont plus ces hommes qui vivent en habitat mobile (à la fois parce que l’habitat mobile régresse, et parce que leurs occupants ne se déplacent pas constamment), depuis que l’administration elle-même a dû abandonner ce mot nomades qui n’a aucun sens en France pour désigner une population, l’idée même du nomadisme s’est déplacée vers la banalisation de la mobilité.
Les objets eux-mêmes peuvent être nomades, c’est-à-dire constamment transportés avec soi. Les touristes sont devenus des voyageurs qui ne voyagent pas mais consomment de l’espace et du paysage sous la direction d’agences et de guides. Le voyage qui forme la jeunesse, comme l’on disait jadis, autrement dit le voyage de découverte, rencontres et connaissance, est en recul face à la marchandisation de l’ailleurs. Ce tourisme-là est une prédation, une pollution, une domination de ceux qui disposent des possibilités pécuniaires de s’approprier, fut-ce temporairement, un sol, d’en faire un chez-soi de quelques jours. Ces faux nomades emmênent avec eux leur propriété, collée à leurs semelles et tout ce qui va avec, à commencer par leur conception du monde qui ne s’enrichira guère au contact de spectacles exotiques préfabriqués.
La philosophe nomade est un cosmopolite humble, qui se sait citoyen du monde. S’il est nomade, il n’est pas « un nomade ». Il est habitant de la planète et sait ce que cela signifie. Il n’est pas « sans frontières » (si frontière signifie limite à ne pas franchir si l’on veut respecter l’intime d’autrui) mais il ne sacralise aucune frontière. Il marche et traverse des territoires sans les posséder et sans y prélever ce qui a, là, une place et une utilité, et nulle part ailleurs. Cet homme nomade-là est un passager, une manière de contemplatif qui considère et respecte l’inerte comme le vivant et ne s’approprie rien.
Ces quelques observations que j’aurais aimé approfondir me sont venues comme un schéma suceptible d’articuler ces trois domaines : la frontière qui borde et borne, la propriété qui enferme et détient, l’homme nomade enfin capable d’ouvrir les univers clos sans effraction.
Sans ce que vous allez aborder à Porto, je me serais pas posé ainsi ces questions liées. De loin, en effet, je vous pense tous, Européens ou pas, en Europe, en compagnie de nos proches amis de Taïwan et je me demande comment continuer de nous solidariser avec tous les « aborigènes » et « indigènes » de la Terre qui … « sont nés dans le pays dont il est question », comme dit le dictionnaire. Ne sommes-nous pas nous-mêmes, tous, des indigènes de la planète ?
Nous avons mis des années, depuis 1945, pour comprendre complétement ce que suggérait Paul Valéry avec son aphorisme : « le temps du monde fini commence ». Le temps du monde sans limites s’achève, mais nous ne savons toujours pas comment nous passer de frontières et comment habiter toute la Terre sans la posséder. Peut-être faudra-t-il regarder du côté de l’écosophie et de la nomadologie dont Félix Guattari et Deleuze furent les initiateurs et relire Les trois écologies4 ainsi que Mille plateaux5.
L’éco, la maison, celle qui nous environne et qu’il nous est donné d’habiter, c’est bien la Terre tout entière. Qui sait la respecter fait mieux que d’instituer des frontières, il les remplace par des espaces partagés où l’on peut vivre ensemble, non sans conflits mais sans domination. Et que quiconque pense cette utopie impossible offre une autre perspective supportable...
L’espace nomade, celui où nous nous mouvons, et qu’il nous est donné d’occuper, c’est bien notre entier espace de vie physique et mental. La géophilosophie de Deleuze et Guattari6 est à explorer pour nous aider à penser nomade autrement qu’avec nos références banales et inadaptées.
Ces quelques paragraphes que je vous adresse me relancent dans une réflexion dont je m’étais trop écarté. Et cela grâce à l’Université d’été de Porto. Décidément, j’y suis bien allé.
Et j’y retournerai.

Jean-Pierre Dacheux
1 Virilio Paul, Lettre ouverte pour Habiter la Terre, pour la Vème Biennale d’art contemporain de Melle, 5 mai 2011.
2 Article 8 - « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 11 ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

3 http://sos-net.eu.org/etrangers/ddhc/cedh.htm
4 Félix Guattari, Les trois écologies, Paris, éditions Galilée, 1989.
5 Félix Guattari et Gilles Deleuze, capitalisme et schizophrénie : mille plateaux, Paris, éditionsde Minuit, 1980.
6 Manola Antonioli, La géophilosophie de Deleuze et Guattari, Paris, L’Harmattan, 2004.