La question spatio-temporelle de la contemporanéité : deux modes du contrôle de l’espace

, par Shu HIRATA


La question spatio-temporelle est contemporaine, parce que notre monde s’emplit de multiples flux que l’aménagement du territoire contribue à faire circuler. C’est l’inauguration de réseaux autoroutiers et aériens accompagnée de l’urbanisme des années 1960 et de ceux de l’information à l’âge des révolutions numérique et d’internet se produisant au tournant des années 2000. En confortant l’interaction et l’interdépendance des hommes et de leurs régions dans le monde, cette prévalence des réseaux accélère le processus de production et d’échange des marchandises, informations, services, etc. Cependant, contrairement à la prétention de Tomas Friedman, « la terre est plate », titre de son ouvrage, ce processus progresse inégalement. C’est pourquoi il y a le déplacement des populations de pays pauvres vers les grandes métropoles. Mais les politiques d’immigration limitent les entrées pour contrôler les flux. Aujourd’hui, à quoi sert un tel contrôle ? Il semble qu’il serve à déterminer et consolider les lignes de frontière, les conditions du déplacement, la façon de former une société. Qu’est-ce qu’une société caractérisée par le contrôle des flux ? Ce questionnement nous conduit à faire appel aux réflexions sur les sociétés de contrôle menées par Gilles Deleuze à partir de celles de Paul Virilio, ainsi que de William Burroughs et Michel Foucault, ces trois personnes que celui-là considère comme précurseurs de cette problématique. Premièrement, nous dessinerons en particulier un parallèle des pensées entre Deleuze et Virilio. De cette comparaison, nous déduirons deux modes du contrôle de l’espace. Deuxièmement, nous nous focaliserons sur les différences et penserons comment le dehors du contrôle se crée.

1) Le parallèle des pensées entre Deleuze et Virilio concernant les sociétés de contrôle

La formule, un peu pessimiste, des sociétés de contrôle posée par Deleuze est bien connue : le passage des sociétés disciplinaires à celles de contrôle. Les secondes se distinguent des premières du point du vue du changement de milieu où elles fonctionnent : les sociétés disciplinaires fonctionnent dans l’espace clos qui se caractérise par la prison, l’école, l’hôpital, la caserne, l’usine, etc. tandis que les sociétés de contrôle s’articulent autour de l’espace ouvert qui, à précisément parler, n’est pas un espace déterminé, mais celui du déplacement en tant que trajet d’un lieu à un autre. Ce changement de milieu nous amène à éclaircir le deuxième caractère de la société de contrôle, son fonctionnement lui-même : l’enfermement qu’est la société disciplinaire impose à chaque espace clos le modèle des moulages distincts, qui impose sa forme en tant que discipline aux membres appartenant à chaque espace en tant que sa matière, « mais les contrôles sont une modulation, comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d’un instant à l’autre » (Deleuze 1990 : 242). Autrement dit, la modulation s’exerce sans cesse pour ajuster des multiples flux sur la mesure de « juste à temps (just in time) ».
Ici nous pourrions réinterpréter ce passage des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle comme étant la coexistence de deux modes du contrôle de l’espace, non pas un simple passage de l’un à l’autre, parce que l’espace clos et la fonction de l’enfermement n’ont jamais disparus et que les espaces clos et ouvert coexistent, c’est-à-dire, se superposent. Cette réinterprétation du texte de Deleuze pourrait montrer une affinité avec certaines remarques de Virilio. En commençant par faire des études sur la « forteresse Europe » construite par le Nazisme en comparaison avec le progrès d’une technologie militaire, ses réflexions étendues à la longue histoire de l’espace militaire en Europe sont réalisées dans ses premiers livres comme Bunker archéologie et l’insécurité du territoire. Il y a un parallèle de pensée avec Deleuze, c’est-à-dire deux modes du contrôle de l’espace. Au niveau de la dimension spatiale, Virilio établit une sorte de typologie de la construction d’un espace. En référence au mythe de la fondation de Rome par Romulus, nous racontant que franchir la frontière conduit au fratricide, Virilio, induit que tracer la frontière d’un territoire amène à tracer la ligne de partage entre vie et mort. De cette observation, Virilio développe ses réflexions sur « « ce qui fait de la défense la forme la plus forte d’un combat » », phrase remarqué par Clausewitz, pour voir « comment la construction de toute protection est, en soi, un acte de violence sociale », et tire sa conclusion : « la naissance de l’Etat, c’est donc précisément (…) la construction de l’artificialité de son champ au sein du champ de la socialité. C’est l’Etat qui, dès l’origine, crée et oppose artificialité et naturalité sociales, c’est pourquoi l’Etat c’est toujours la cour, la ville (l’Urstaat) » (Virilio 1976/1993 : 80). Tracer les lignes de la frontière sur la terre, construire physiquement l’enceinte selon ces lignes et y imposer l’interdit de les franchir aux habitants, ainsi s’organise un espace. L’Etat rend un espace son territoire à condition que l’architecture en tant qu’art de bâtir se double de la loi qui énonce l’interdit.
Le second mode de l’organisation de l’espace se construit par la vitesse que Virilio définit comme essence de la technologie. Comment le concept de vitesse se rapporte à l’organisation de l’espace ? Il signifie la réduction de la distance entre ici et ailleurs en un (quasi) instant. Ainsi, sur le temps réel, compression de distance entre l’ici et l’ailleurs par la vitesse des médias de mass, se replient les horizons des espaces réels, l’ici et l’ailleurs où les corps vivants se situent. En d’autres termes, le temps réel boucle l’ici et l’ailleurs dans le même cadre comme une enceinte « immatérielle ».
Maintenant, il est important de remarquer que sa thématique de « l’enceinte » est récurrente. Ici, nous citons des passages de Virilio concernant la relation entre la vitesse de la voiture et son appropriation par le pouvoir étatique. « Le pouvoir politique de l’État (…), plus matériellement il est polis, police c’est-à-dire voirie et ceci dans la mesure où, depuis l’aube de la révolution bourgeoise, le discours politique n’est qu’une série de prises en charge plus ou moins conscientes de la vieille poliorcétique communale[l’art de assiéger les villes], confondant l’ordre social avec le contrôle de la circulation (des personnes, des marchandises) et la révolution, l’émeute avec l’embouteillage, le stationnement illicite, le carambolage, la collision » (Virilio 1977 : 23-24). Dans le trajet du déplacement même, il y a un certain type de frontière qui est destiné à réduire le pouvoir de déplacement à la simple circulation des marchandises et de la force de travail. Ici, « une limite de vitesse » en tant que loi devient une sorte d’« enceinte » pour entraver notre déplacement qui est une des libertés les plus fondamentales. Ces observations de Virilio sont semblables au contrôle d’environnement que Triziana Villani, une commentatrice de Deleuze, relève chez lui. Ainsi nous avons avec nos deux philosophes, deux modes de contrôle de l’espace : d’un côté, le premier mode se rapporte aux frontières physiques, de l’autre, le second, au déplacement, trajet, emplois du temps, c’est-à-dire, « frontière mobile ».

2) Une terre et un peuple qui manquent

Face à ces deux modes du contrôle de l’espace, Que pouvons-nous faire ? Que pouvons-nous penser ? Nous avons mis en avant le parallèle de pensée entre Deleuze et Virilio. Mais il est temps de clarifier la différence entre les deux philosophes. Dans Mille Plateaux en collaboration avec Félix Guattari, Deleuze s’inspirant de Virilio développe ses analyses sur la relation entre Etat et guerre, tandis qu’il le critique dans sa différenciation conceptuelle de la vitesse en trois types : vitesse à tendance révolutionnaire (émeute, guérilla), puis celle régulée, appropriée par l’appareil d’Etat (voirie), enfin celle reproduite par une organisation mondiale.
Cette distinction nous conduit à penser au dehors du contrôle. Du reste, ce dehors présuppose qu’il y a une sorte de « modèle » à l’intérieure du contrôle. Le modèle se nomme « majorité » et le contrôle sert pour elle. La majorité ne peut pas pour autant être définie par la force du nombre, mais plutôt par le modèle : par exemple, « l’Européen moyen adulte mâle habitant des villes » (Deleuze 1990 : 235). Cet exemple n’est pas majoritaire au sens du nombre. Dans le cadre du contrôle des frontières et des déplacements destiné à servir la majorité, que veut dire la « création » du dehors des sociétés de contrôle. Bien sûr, la résistance aux sociétés de contrôle ne finit pas par la destruction de la vidéo surveillance ou d’intrusion de l’autre territoire. Il ne s’agit pas de démarrer une sorte de mouvement luddite. Mais se détourner du contrôle, c’est se déprendre de la majorité. C’est là que la création du dehors se révèle être la constitution d’ « une terre qui manque », qu’un devenir-mineur ou bien un peuple à venir occupera.
« La création de concepts fait appel en elle-même à une forme future, elle appelle une nouvelle terre et un peuple qui n’existe pas encore. L’européanisation ne constitue pas un devenir, elle constitue seulement l’histoire du capitalisme qui empêche le devenir des peuples assujettis. L’art et la philosophie se rejoignent sur ce point, la constitution d’une terre et d’un peuple qui manquent, comme corrélat de la création. (…) Ce peuple et cette terre ne se trouveront pas dans nos démocraties. Les démocraties sont des majorités, mais un devenir est par nature ce qui se soustrait toujours de la majorité” (Deleuze/ Guattari 1991/2005 : 104).
Dans cet extrait, Deleuze et Guattari identifient la majorité avec la démocratie et les opposent au devenir d’un peuple. Pour eux, « les devenirs sont minoritaires, tout devenir est un devenir-minoritaire » (Deleuze/ Guattari 1980 : 356). Un devenir-minoritaire est également différent de l’état de minorité. Il implique qu’un double mouvement : d’une part il se soustrait lui-même à la majorité, d’autre part il se libère de l’état de minorité. Ce double mouvement affecte le rapport entre majorité et minorité sans conquérir le même statut de majorité (on prend un exemple : la libération des femmes ne peut pas finir par devenir homme : elle a pour but d’obtenir à la fois les droits de l’égalité avec hommes et de la différence avec eux) ou de pouvoir étatique. C’est aussi une manière pour la minorité de retracer une frontière entre majorité et minorité et de se constituer en peuple qui manque. Sous cet angle, ce mouvement signifie aussi qu’une résistance aux sociétés de contrôle est inévitablement accompagnée d’une création, celles d’une terre et d’un peuple qui manquent. Ainsi se corrobore une phrase de nos auteurs, « créer, c’est résister : de purs devenirs, de purs événement sur un plan d’immanence » (Deleuze/ Guattari 1991/2005 : 106).

Conclusion

Nous résumerons l’argument développé jusqu’ici pour répondre à la question initiale, c’est-à-dire, à la question spatio-temporelle, qui est notre contemporanéité. Deux modes du contrôle de l’espace, qui nous montre le parallèle de pensée entre Deleuze et Virilio, traverse les frontières et les déplacements. Ces modalités approfondissent le contrôle sur les corps, peuple, espace, temps, marchandises, images, etc. Elles constituent aussi notre contemporanéité. Mais cela ne signifie pas que notre temps est confronté à une nouvelle aliénation qui dérive de la perte des liens et des lieux d’une communauté. Le dehors du contrôle consiste non seulement à restaurer de tels lien et lieu, mais aussi à créer un peuple et une terre qui manquent. Donc il faut penser un devenir. Devenir est l’art de créer un nouveau rapport entre majorité et minorité et entre peuple et terre pour résister au contrôle. Créer et résister restent contemporains. Le contrôle coexiste avec la résistance à lui et ces deux activités semblent former imprévisiblement notre contemporanéité.

Deleuze, Gilles (1990), “Post-scriptum sur les sociétés de contrôle”, Pourparlers, Paris, Minuit.
Deleuze, Gilles/ Guattari, Felix (1972), L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit.
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Donzelot, Jacques (2006), Quand la ville se défait, Quelle politique face à la crise des banlieues ?, Paris, Seuil.
Friedman, L, Thomas (2007), The World is flat 3.0, Picador, Trade Paperback Edition.
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