Contre la religion du moindre mal électoral

, par Alain Brossat


La religion du moindre mal en matière de participation au vote n’est pas un effet d’une crise conjoncturelle de la démocratie de représentation, elle est enracinée au cœur de ce dispositif de pouvoir, et spécialement de la démocratie présidentielle en vigueur chez nous depuis 1958, combinée avec la « démocratie du public ».
En effet : plus on se rapproche du moment décisif supposé que constitue le paroxysme du cérémonial et du rite électoraux (donc, dans les conditions françaises, le second tour de la Présidentielle), et plus l’on est conduit, de par l’implacable logique du dispositif général, à se prononcer, sur un mode relativiste, plutôt négatif que positif et toujours désenchanté, en faveur du candidat dont la position nous paraît la moins éloignée de la nôtre propre. C’est là le fondement de la philosophie du vote , comme philosophie du moindre mal, en démocratie libérale. Cette notion du moindre mal est d’ailleurs inscrite au cœur de la philosophie du libéralisme tout court.

Au fil des différentes « sélections » (primaires, premier tour...), le supposé citoyen en situation de voteur voit s’éloigner toute possibilité que se présente une adéquation effective entre sa position propre et celle qu’est censé incarner et promouvoir le candidat en faveur duquel il va être conduit à opter au moment de glisser son bulletin dans l’urne. Ce geste, il l’effectuera donc toujours aux conditions de toute cette série de restrictions, de frustrations, de mécontentements qu’expriment les « malgré tout », « quand même », « finalement », « en dernier recours » qui s’énoncent rituellement en ces occasions.
Ces expressions coutumières expriment la quintessence subjective et existentielle du vote comme geste ou acte politique, dans les conditions de la démocratie contemporaine, c’est-à-dire le fait que ce geste se connaît toujours plus ou moins distinctement comme geste d’avance évidé, détourné, fondamentalement contrarié et surtout manqué, pas au sens de l’acte manqué, mais du geste qui échoue à réaliser l’action visée – et ceci non pas du fait des circonstances particulières de telle ou telle élection, mais des contraintes du dispositif lui-même. Tout vote qui n’est pas de pure impulsion, rongé par un affect rageur ou vindicatif, s’accompagne de cette crampe d’estomac ou de ce soupir qui manifestent la connaissance plus ou moins claire qu’a le sujet votant du fait qu’il s’agit là de tout sauf d’un acte associé à la souveraineté, mais au contraire d’un geste fondamentalement aliéné par la règle d’airain cachée du dispositif qui fait que, fondamentalement, ce n’est pas moi, le quelconque, qui, en cette occasion, choisis mon représentant, mais au contraire, l’appareil des partis et le système du tri sélectif des candidats qui programment mon vote, comme vote « utile » et désenchanté.
Pour caractériser cette insatisfaction, voire cette fureur rentrée qui caractérise le « vote utile » en faveur d’un candidat que, pour une multitude de raisons, on voue par ailleurs aux gémonies, les Portugais disent qu’ils vont alors voter « avec un crapaud dans la bouche ». Ce qu’il faut soutenir sans relâche, c’est que ce batracien est le personnage-clé des « fêtes votives » de la démocratie contemporaine et nullement un comparse secondaire et patibulaire. Il en est même, et de manière de plus en plus notoire et criante, l’emblème pur et simple.
Contrairement à ce que laissait entendre un article publié dans Le Monde par Rancière au moment des dernières présidentielles (Moments politiques, 2009, La Fabrique « Elections et raison politique »), ce crapaud qui ne se métamorphosera jamais en princesse nous accompagne lors de toutes les consultations électorales – cantonales, législatives, municipales, européennes – et pas exclusivement à l’occasion des Présidentielles qui ne sont que la clé de voûte de l’édifice et le moment où la philosophie électorale du moindre mal impose ses conditions sur le mode le plus draconien et le plus destructeur de la politique. Ce n’est, pour le reste, qu’une question d’intensité et c’est en général et constamment que la philosophie du moindre mal pèse sur notre condition de votants (plutôt que d’ « électeurs » - à proprement parler, nous n’élisons pas grand chose, tant les choix décisifs s’opèrent bien en amont de l’instant « t » où nous glissons notre bulletin dans l’urne.

Ce paradigme du moindre mal, en tant que détermination essentiellement négative, qui nous formate comme « votants » ou « voteurs » place la vie politique et notre engagement dans celle-ci sous le signe de la diminution des possibles et de passions basses comme l’aversion ou la crainte - celle du pire. Elle place la politique sous le signe du pire possible ou annoncé ou bien du mal ambiant devant être conjuré par un mal moins grand, des schèmes qui relèvent d’un « réalisme » d’apparence, mais dont le fondement est, en vérité, la disposition à se soumettre, davantage que la détermination à faire de sa liberté un exercice inconditionnel.
Voter, d’élection en élection, selon la pente du moindre mal, c’est au fond s’habituer à composer avec une supposée « tyrannie des circonstances » et concevoir la politique comme un domaine dans lequel notre seul horizon est celui de l’aménagement des contraintes qui tissent une condition d’hétéronomie dont il ne serait pas question de travailler à s’émanciper. La manifestation effective de la philosophie électorale du moindre mal, c’est le rétablissement rampant, subreptice et permanent, de la condition de minorité du supposé citoyen moderne. Elle dit la vérité d’une condition dans laquelle celui-ci est conduit à passer ce contrat de dupe en vertu duquel il troquera sa liberté de citoyen et de majeur allégué (sa condition de « moderne » issu des grandes révolutions) contre les « libertés », c’est-à-dire les formes d’immunité que voudra bien lui accorder le moins pire des postulants au pouvoir en faveur duquel il opinera. Derrière ce paradigme, se dessine, en termes de condition de citoyenneté et de relation entre le sujet individuel et l’Etat, l’autorité, le « choix » perpétuel en faveur des protections conditionnelles, du minimum octroyé plutôt que du déploiement des puissances inscrites dans le champ de l’autonomie, des conduites de résistance, d’une vie politique qui se descelle des conditions de l’Etat. Le paradigme du moindre mal nous conduit au cœur du processus d’étatisation et de soumission au biopouvoir de notre supposée condition citoyenne.
Or, le pire que nous ayons à conjurer, ce n’est pas le défaut majeur de tel ou tel candidat (le post-fascisme des Le Pen, l’ultra-libéralisme autoritaire de Sarkozy...), mais bien cette effectuation de la politique aux conditions de la peur du pire ou du dégoût des gouvernants en place – de ce point de vue, le raz-de-marée paniquard en faveur de Chirac au second tout de la Présidentielle de 2002 demeure, pour l’éternité, un cas d’école. La condition pour que le discours du moindre mal (un imaginaire aussi) produise ses effets, est la construction de fantasmagories répulsives, fût-ce au détriment de toute raison analytique – ainsi, le mythème anachronique mais efficient dans la sphère électorale, car producteur de réflexes conditionnés, d’un « danger fascisme » incarné par Le Pen, au cours des années 1990-2005, un discours dont le trait fantasmagorique se manifeste de façon éclatante à la façon dont, au temps de la fille, il s’est volatilisé, alors même qu’à aucun moment, cette héritière n’a pris ses distances avec le lourd patrimoine paternel... Il en va de même, aujourd’hui, où une forme de crétinisme électoral antisarkozyste prospère, tendant à faire de l’élimination de ce dernier, défini comme figure du mal absolu dans le présent politique (plutôt : dans la vie de l’Etat) la condition unique d’un retour à des conditions normales et, davantage encore, d’une réouverture de tous les possibles politiques – voir à ce propos le récent éditorial collectif de la revue Vacarmes qui est, sous cet angle, ce que l’on pourrait appeler le bêtisier rêvé, exemplaire auquel se trouvent associés tant de brillants représentants de la pensée radicale contemporaine, en peau de lapin. .

Le sophisme constitutif de l’idéologie électorale du moindre mal, en de telles circonstances, est le suivant : l’ultra-libéralisme autoritaire et policier au pouvoir étouffe la vie politique et ne laisse aucune chance aux luttes, aux mouvements populaires. Que revienne aux affaires une « gauche » même pâle et tempérée, mais en tout cas plus civilisée, et cent fleurs s’épanouiront, les revendications populaires pourront se faire entendre, à défaut d’être vraiment satisfaites, de nouveaux fronts de lutte apparaîtront, bref, la gauche au pouvoir, c’est le terreau favorable à la politisation du mécontentement populaire, dans le climat de la crise aux mille visages dans laquelle nous sommes plongés.
Or, c’est très exactement l’inverse que nous porte à diagnostiquer ou pronostiquer un examen attentif de la vie politique et institutionnelle française depuis 1981. Les interminables années Mitterrand ont été la période décisive pendant laquelle s’est développée la désertification politique qui n’en finit pas de faire sentir ses effets. Le processus par lequel la gauche se gouvernementalise, achève de s’étatiser, se transforme en agent actif de l’ « ordre » économique, policier et moral accompagne et stimule cet effondrement du domaine politique organisé autour de la division et son remplacement par un pastorat dont les piliers sont le sécuritaire, le sanitaire et le culturel. Le revers de cette médaille biopolitique a un nom : la diminution du sentiment de l’autonomie ou de l’aspiration à être autonome, ou, comme le dit avec force Giorgio Agamben, la promotion du « corps social le plus dociel qui soit jamais apparu dans l’histoire de l’humanité » (Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Rivages, 2007).
L’expérience politique et historique des dernières décennies le montre distinctement : la bêtise d’Etat, l’aliénation étatiste de la conscience politique des gens ordinaires est infiniment et durablement plus nocive au peuple quand elle est de gauche que quand elle est de droite et que se trouve plus brouillée que jamais sa capacité à identifier l’ennemi et à faire front contre lui.

En fait, lorsqu’on valide l’idéologie électorale du moindre mal, ce pour quoi l’on vote, chaque fois, ce n’est pas pour tel ou tel candidat censé nous sauver du pire ou nous en débarrasser, c’est pour la continuité de ce système, dont nous avons vu que le propre est de rétablir notre condition de minorité et qui est qui est un régime d’extermination perpétuelle de la politique vive. C’est cela que l’on valide et que l’on légitime, inopinément mais continûment, et non pas le pluralisme ou la capacité illusoire de l’électeur à se donner les dirigeants qui lui conviennent.
Par conséquent, la lutte contre ce processus d’involution, la lutte pour l’autonomie passent par une résistance incessante du quelconque aux injonctions qui lui sont adressées massivement en période électorale, à adopter le parti du moindre mal et à agir en conséquence. Dans les conditions de la démocratie contemporaine, la connaissance des règles et des effets de ce dispositif général, et donc, la disposition à le déjouer est le noyau de toute conscience politique autonome. En ce sens, le refus de pratiquer le culte du moindre mal au second tour de la Présidentielle est une manifestation de maturité et d’endurance politiques (la capacité à assumer une position minoritaire, contre tous les effets de massification, d’agrégation, les chantages moraux, etc.) Bien sûr, cette position se heurte à une objection « forte » : celui qui se dérobe à cette participation est voué à rallier le camp des indifférents, des pêcheurs à la ligne, le troupeau apolitique. C’est vrai. Mais ce qu’il faut affirmer avec force, c’est que cet défaut est moindre que celui du vote effectué sous l’emprise proprement narcotique du discours du moindre mal : en effet, le premier est lucide (le mot fait allusion au titre du roman de José Saramago – La lucidité – qui traite de ces questions avec un tranchant admirable) tandis que le second est l’effet d’un irrémédiable obscurcissement de l’entendement politique.

Un dernier mot : la position que je présente ici est absolument distincte de celle d’un Badiou ou des anars qui se fonde sur un refus de principe de toute participation aux élections. Je trouve que cette position relève d’une sorte de fétichisme inversé du dispositif électoral et qu’elle est, à ce titre, aussi puérile, dans son caractère d’intégrisme, que la posture bêtifiante du « devoir électoral ». L’une et l’autre ont en commun d’accorder beaucoup trop d’importance à ce rite républicain, pas spécialement démocratique (du point de vue d’une histoire longue des formes et institutions démocratiques), au point d’en faire une question qui met en jeu des principes. Je pense au contraire que ce n’est pas une question qui met en jeu des principes (grands, forcément) mais plutôt des capacités analytiques, une intelligence des situations. Donc, on peut tout à fait aller voter en faveur d’un candidat, généralement ultra-minoritaire, parce qu’il aura proféré dans le temps de sa campagne, une vérité forte qui réveille la question de l’égalité, de l’histoire coloniale (etc.), de l’horreur nucléaire (etc.), parce qu’il aura brisé le consensus d’airain à propos des ventes-d’armes-qui-crééent-des-emplois, etc. On peut aussi se déplacer pour voter nul ou blanc en rayant d’une belle croix rouge le nom d’un ennemi de l’humanité – çà ne fait de tort à personne et c’est bon pour le moral. Bref, on peut voter, sans accorder à ce geste plus d’importance qu’il n’en a si l’on pense, qu’à l’instant où on l’effectue, il fait sens, fût-ce de façon infime et furtive, et ne contribue en rien à entériner la religion du moindre mal électoral.
Savoir qu’il ne faut pas accorder à ce grand show pathétique et ampoulé plus d’importance qu’il n’en a, c’est là la première manifestation de la maturité politique et de l’autonomie de pensée du sujet contemporain au temps de cette espèce de démocratie-là.