Vote obligatoire : une confiscation politique

, par Cédric Cagnat


Contribution au débat

Soit un bref échange télévisé entre un journaliste et un éminent historien du politique :
-  Le journaliste : « Quand les politiques ou les journalistes, les commentateurs disent que les citoyens sont passifs, ça c’est une idée complètement fausse. »
-  P. Rosanvallon : « C’est une idée complètement fausse parce que si on mesure simplement l’activité des citoyens en fonction des taux de participation électorale, bien sûr on a vu depuis les années soixante-dix le déclin de cette participation, mais si on regarde le nombre des citoyens qui signent des pétitions, ceux qui s’informent sur Internet, ceux qui participent à des blogs, ceux qui vont à des manifestations, ceux qui ont une activité… je dirais physique presque de citoyen, eh bien là on n’a pas du tout le spectacle d’une société avachie et d’une société passive. »
Tenus en 2006 lors d’une émission consacrée à l’ouvrage de Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie, ces propos sont parfaitement emblématiques du petit nombre de lieux communs relatifs à la situation des démocraties occidentales que produisent et ressassent à titre d’évidences, depuis une quinzaine d’années, certains organes de prescription idéologique, et repris sans examen par une large frange de la population militante ou sympathisante, tous bords confondus.
Le représentant du pouvoir médiatique et celui d’un organe scientifique de tout premier ordre – le Collège de France – en se félicitant de la bonne santé de « notre » démocratie, ne font ici qu’exprimer le consensus enthousiaste généralisé autour de l’état de choses politique tel qu’il est, et nous livrent un échantillon de ce discours de célébration réitéré quotidiennement dans le débat public, la presse et maints ouvrages de « sciences politiques ».
Les conflits sociaux et politiques, ou ce qui en tient lieu aujourd’hui, se voient accorder, de la part des instances de légitimation, un satisfecit d’autant plus chaleureux qu’ils ont permis de sauver du naufrage définitif la traditionnelle démocratie procédurale, quant à elle effectivement bien mal en point. Il n’y a plus à s’inquiéter de ce que les citoyens votent de moins en moins, puisqu’ils agissent désormais par d’autres voies et participent ainsi à l’exercice du pouvoir conformément à ce qu’exige un régime démocratique digne de ce nom.
Il ne faut pas s’y tromper : les représentants officiels du pouvoir, qu’il s’agisse des professionnels de la profession politicienne, des fabricants de l’ « information » plébiscitaire, des doctrinaires savants de l’ordre démocratique libéral ou des vigiles de l’hypermarché global, ne sont pas les seuls à se réjouir de cette vitalité politique sous perfusion. Loin d’actualiser ou de mettre au jour l’une quelconque des divisions effectives qui continuent de régir en sous-main divers types de rapports catégoriels au sein du champ social, la profusion contestataire entérine un paradoxal unanimisme dans lequel citoyens indignés et bénéficiaires du système se donnent la main. L’oxymore serait sans doute la figure de style la mieux à même de rendre compte de la situation présente, celle de la conflictualité consensuelle.
En effet, le sens que donnent ces « indignés », lorsqu’ils parviennent à articuler autre chose que des slogans, au mot d’ordre qui les rassemble – la « démocratie réelle » – aussi bien que les modalités de leur « action », qu’ils nomment eux-mêmes – autre bel oxymore – « insurrection pacifique », s’inscrivent providentiellement dans les attendus qui gouvernent les processus de confiscation contre lesquels ils prétendent s’ériger.
En premier lieu, les indignés s’accordent sur le rejet de la démocratie représentative au profit d’une démocratie qu’ils qualifient de « participative ». Or, dans le cadre réformiste qui est le leur, exiger de prendre part davantage aux décisions et au fonctionnement du système politique sans le mettre en cause dans ses fondements, à sa racine tant idéologique que pratique – ce qui est le propre du réformisme – revient à demander « toujours plus de la même chose », pour reprendre la définition donnée par les psychosociologues de l’école de Palo Alto à ce qu’ils nomment le « changement I » , c’est-à-dire à tenter de résoudre un ensemble de problèmes au moyen des normes, des règles et au sein du contexte qui les ont occasionnés. Exemple parmi d’autres, le recours à la forme de l’assemblée, au vote et au modérateur dans le processus de prise de décision par « consensus majoritaire » montre à quel point ont été intégrés les principes procéduraux de la démocratie élective-représentative et de sa logique numéraire auxquels ce mouvement prétend s’opposer. On objectera à cet argument l’éventualité qu’une place plus ample laissée progressivement à la participation puisse induire mécaniquement, par une sorte de réaction en chaîne, une subversion plus profonde. C’est malheureusement peu probable car le postulat pacifiste, comme une étude précédente a tenté de le montrer , implique un passage obligé par la voie législative, c’est-à-dire in fine une retraduction des revendications dans les termes du code systémique et, par conséquent, le renforcement autopoïétique du système dans son ensemble. Autrement dit, la demande d’inscription du changement escompté dans le droit, l’exigence de nouvelles lois, dont notre époque est si friande – Philippe Muray parle plaisamment d’ « envie du pénal » - aboutit à combler les « vides juridiques » et donc à consolider l’armature globale de la structure légale.
En outre, l’investissement de l’espace public auquel se livrent les indignés s’opère elle aussi dans un cadre juridique : rien dans leur mouvement qui ne soit autorisé par quelque prescription d’Etat. A ce titre ils se contentent d’occuper les places, les rôles et les fonctions de la contestation légale aménagés à cet effet par – et aux côtés de – la machine parlementaire. Bien entendu, les forces de police procèdent ça et là à une évacuation, les tentes sont démontées ou déplacées de temps à autre, ceci en vue de donner le change et l’apparence de subversion sans laquelle l’inanité d’un tel mouvement s’exhiberait dans toute son acuité.
Car il faut que de tels « événements » se produisent et ponctuent notre « actualité ». Ils sont la garantie de cette « bonne santé démocratique » qu’applaudissent Rosanvallon et son ami journaliste. Sans quoi les réjouissances perpétuelles sur le chapitre de nos valeurs politiques fondatrices, l’autonomie et la souveraineté populaires, la liberté d’expression, l’activisme citoyen, etc., demeureraient sans objet et tourneraient tristement à vide… C’est ainsi qu’est rachetée la désormais proverbiale désertion des bureaux de vote. La « crise » interminable de l’implication citoyenne dans la désignation des représentants d’un peuple désabusé, désaffecté, dépolitisé – les épithètes de la déploration ne manquent pas du côté de chez les vieux républicains – trouve une compensation salutaire dans le bougisme opiniâtre de ceux, certes minoritaires mais gorgés d’espérance, de vérités et de projets de lois, qui n’ont pas encore renoncé à infléchir la marche du monde.
Cependant, on élude ici une autre interprétation possible de cette conjoncture particulière qui fait cohabiter un abstentionnisme persistant – ou présenté comme tel – avec la multiplication corrélative – si l’on admet qu’il s’agit ici d’un phénomène de vases communicants, ce qui n’est rien moins qu’établi – des pratiques contestataires. La contestation peut en effet, comme Rosanvallon s’y applique, être perçue comme le signe positif d’un intérêt croissant pour la chose publique. Mais il est loisible d’y voir non seulement un désaveu des institutions représentatives, mais plus radicalement l’effet d’une condamnation définitive de tous les instruments mis à disposition des citoyens pour que ceux-ci traduisent leur appartenance à la vie de la cité, qu’il s’agisse du dispositif classique de l’élection, ou aussi bien des moyens d’expression alternatifs que cite Rosanvallon, propres à la « démocratie de défiance » et qui prétendent remédier à la confiscation du pouvoir « réel » par les élites de la politique professionnelle et la noblesse d’Etat.
Rosanvallon, ainsi que tous ceux qui se délectent de la « vitalité citoyenne », se livre ici à une préemption totalement arbitraire du phénomène contestataire en en faisant une modalité de la démocratie participative. Car la frontière est toujours difficile à situer, dans un groupe de protestation, entre ceux qui effectivement sont déçus par le parlementarisme mais entendent continuer à faire vivre le système au travers des dispositifs de la contestation légale – les réformistes – et ceux qui ne se reconnaissent plus dans ces mêmes dispositifs et souhaiteraient que surgisse quelque chose comme un événement – les partisans d’un « saut » révolutionnaire. C’est que ces derniers ne disposent d’aucun autre moyen pour manifester leur désaccord vis-à-vis du système dans son ensemble, parce que ce dernier a élevé à un tel niveau les seuils de l’illégalisme que bientôt l’acte terroriste seul restera hors de portée de l’absorption systémique.
L’arrangement immunitaire du système contre les velléités révolutionnaires s’accomplit d’ailleurs dans une double direction : extension du domaine de la légalité d’un côté ; de l’autre élargissement de la qualification pénale de terrorisme à des conduites qui n’en relevaient pas auparavant. Il n’est que de songer au fiasco médiatico-politique de l’affaire des inculpés de Tarnac…
La valorisation du conflit et l’encouragement à la pratique de la contestation autorisée apparaissent bien comme le versant idéologique de ce double arrangement juridique. L’enthousiaste le plus aveugle, dans ce contexte, garde confusément conscience du caractère inoffensif des grèves, pétitions, manifestations auxquelles il prend part. Il faut que l’évacuation planifiée de toute division conséquente, derrière les oppositions de surface, se prolonge dans toutes les formes – de l’élection aux mouvements de rue – que peut prendre l’actualisation de la tension inhérente à la démocratie représentative. Cette dernière, en effet, place virtuellement l’instance de décision dans le peuple conçu comme une entité unifiée – au sens ethnique ou national, peu importe ici – alors que la pratique du vote et la représentativité réintroduisent une fragmentation catégorielle – d’ordre sociologique, principalement – au sein de la prétendue souveraineté populaire. Dans la notion de majorité font retour la scission et la multiplicité propres à toute communauté à solidarité organique que le phantasme de l’unité politique tente de refouler. Ce phantasme a pour rôle d’opérer la jonction entre deux notions appartenant à la théorie et à la pratique de la démocratie classique, deux notions incommensurables relevant de niveaux de réalité entièrement distincts : d’une part la volonté générale, concept qualitatif qui désigne le rationnel et l’universel dans le sujet ; d’autre part le plus grand nombre, lequel se réfère à un état de choses purement quantitatif.
La contestation est précisément une mise en cause de cette jonction fictive sur laquelle repose l’ensemble de l’édifice démocratique. Les mouvements de rue – ou de réseaux – se présentent eux aussi comme des expressions populaires contre les décisions prises par des représentants du peuple issus des urnes. Il s’agit donc de revendications du peuple contre le peuple.
Si l’on s’en tient aux principes explicites du parlementarisme représentatif, tout mouvement d’ampleur soulève, sur un plan strictement formel, une redoutable contradiction, une aporie qui risquerait de faire vaciller l’édifice depuis sa base théorique-idéologique. D’où la nécessité d’intégrer la contestation comme élément à part entière de la participation, de réduire cette fracture d’un peuple contre un autre, le « peuple-expression » contre le « peuple-représentation », et de la résorber dans l’unité retrouvée de la « démocratie de défiance » rosanvallienne, la démocratie de contestation, conflictuelle ou la « contre-démocratie », comme on voudra dire, afin de désamorcer, d’effacer le caractère possiblement radical, agonistique, révolutionnaire de toute activité critique.
Si l’activisme contemporain donne occasion au journaliste et à l’historien de se congratuler ainsi, c’est que l’incompatibilité n’est désormais plus qu’apparente entre une célébration perpétuelle de l’ordre démocratique et le déferlement condamnatoire dont les gouvernements successifs sont l’objet.
D’où également la constitution, clairement perceptible dans l’échange cité, du couple notionnel actif/passif, où le second terme est condamné au profit de l’exercice correcte et valorisé de la citoyenneté engagée. Le bon citoyen – ou le citoyen tout court – c’est le sujet impliqué dans les dispositifs de participation qui lui sont destinés. Les autres, les « passifs », ceux qui « ne jouent pas le jeu », forment la caste repoussoir des « avachis ». Autrement dit, la défection, le retrait, l’abstention s’originent toujours dans des motifs condamnables. Ils sont le fruit de l’indifférence à la chose publique, du repli égoïste sur soi et non d’un scepticisme raisonné à l’égard des mécanismes de sanction ou de défiance institués par ceux-là mêmes que ces mécanismes sont censés contrôler.
Les exemples d’activité citoyenne que cite Rosanvallon sont par eux-mêmes instructifs et dénotent une conception pour le moins minimale de l’ « action politique ». Au déclin du vote comme source traditionnelle de la légitimité des organes du pouvoir, il oppose des modalités de participation que l’on pourrait classer selon leur coefficient de conflictualité et leur capacité afférente à induire des effets sur le cours réel des affaires publiques : en quoi peut-on dire, par exemple, que « s’informer sur internet » relève de l’activité citoyenne ? En quoi la manifestation est-elle une authentique action ? Sur quelle définition de cette dernière Rosanvallon fonde-t-il ses allégations ? Question d’ordre conceptuel de première importance dont la réponse permettrait de distinguer une action politique de quelque chose qui lui ressemblerait sans en être véritablement une – disons : une gesticulation.
Les exemples donnés, ainsi que les autres phénomènes protestataires qui occupent d’habitude l’espace commun, mettent tous en jeu des discours. Ce sont des rituels de paroles ou des conduites se voulant signifiantes qui se présentent eux-mêmes comme des dispositifs de communication. Or il existe une discipline, la linguistique pragmatique, qui permet d’aborder rigoureusement les phénomènes communicationnels dans la perspective de leur dimension actionnelle : « Comme authentique acte, l’acte de discours défini par sa force illocutoire et ses effets perlocutoires constitue désormais la base de toute analyse de la communication. »
La pétition, la grève, la manifestation relèvent d’une telle analyse pragmatique dans la mesure où elles s’insèrent dans des processus dialogiques mettant en jeu une instance locutrice – le groupe constitué autour d’une revendication – et un allocutaire – le pouvoir et les médias destinataires du message revendicatif –, lequel devra à son tour intervenir comme locuteur dans ce même processus dialogique, c’est-à-dire : répondre par la négative, argumenter cette fin de non-recevoir ou accéder à la requête collective, etc.
La structure interne à toute revendication est bien celle d’un acte de discours : une force illocutoire commissive (requête, revendication, protestation…) et un certain effet perlocutoire (obligation d’une réponse, que cette dernière consiste à réaffirmer la mesure contestée, à exécuter ou retirer une loi, annuler une disposition officielle…).
L’ensemble de ces éléments forme ce que l’on pourrait appeler un dialogue revendicatif dont il est possible de fournir un modèle projectif : ouverture d’un jeu avec coups et propositions du demandeur puis du répondant ; modèle applicable à différentes séquences de « mouvements sociaux », entre-deux tours des présidentielles de 2002, manifestations contre le CPE ou les différents projets de réforme des retraites, entre autres exemples qui foisonnent en ces temps de « crise ».
Si, d’un point de vue structurel, le dialogue revendicatif répond bien aux critères définitoires de l’acte de discours, encore conviendra-t-il d’examiner les pratiques contestataires sous l’angle de leur portée événementielle, c’est-à-dire de leur aptitude à entraîner des modifications des états du monde. Les actes de discours s’inscrivant toujours à l’intérieur d’un monde, d’une « forme de vie » qui oriente leur sens, les discours ne sont pleinement actes que dans la mesure où, rétroactivement, ils contribuent à co-construire ce monde , en l’occurrence à le « modifier ».
Dans les mondes de la vie quotidienne, les processus de construction et de modification ne posent pas en général de problèmes trop complexes, nombre d’entre eux s’offrant à une perception plus ou moins « immédiate ». Par exemple, l’énoncé « ouvrez la porte » détient une force commissive d’ordre ou de demande, dont l’effet perlocutoire sera que l’on ouvre la porte : les conditions de satisfaction de l’acte de discours étant remplies, le contexte dans lequel il s’est déroulé a été modifié. Le monde s’est ajusté aux mots : la porte était fermée, elle est maintenant ouverte – on n’en parle plus.
Mais, dans le contexte de la vie politique, dans le monde de la vie démocratique qui est le nôtre, quand et dans quelle mesure peut-on dire qu’il y a eu « modification » ?
Il s’agira de distinguer deux niveaux au sein de ce que l’on appellera le système politique :
-  le niveau intrasystémique, qui concerne une modification se produisant à l’intérieur du système, générée par le système lui-même et laissant intactes ses caractéristiques logiques, sémantiques et structurelles ;
-  le niveau extrasystémique, lorsqu’un événement se produit hors du système et qui, venant à le pénétrer, met en péril ses propriétés essentielles, son intégrité, voire son existence même. Ce second niveau s’identifie à ce que l’on appelle communément révolution, mais peut tout aussi bien désigner, en son sens fort, l’Histoire.
Une telle approche, à la fois pragmatique et systémique, présente l’avantage de délimiter conceptuellement la frontière entre l’action et ce qui n’en est qu’un simulacre, même si, dans une certaine mesure, la définition de l’action politique comme événement extrasystémique demeure insuffisante à ce stade de l’analyse en cela qu’elle laisse pendante la question du passage positif d’un système à un autre. Autrement dit elle ne fournit pas le critère permettant de décider si le point de basculement a été franchi au-delà duquel une structure systémique cesse de se maintenir et d’exister en tant que telle. Toutefois son mérite réside dans sa capacité à circonscrire ce qui précisément ne relève pas de l’événement, mais tout au plus de l’événementiel, au sens quasiment spectaculaire du terme, c’est-à-dire le mime ou la parodie de ce qui, en fait de division et d’opposition, peut être « directement vécu » mais aussi bien « s’éloigner dans une représentation », pour reprendre les termes de Guy Debord. Car s’il est souvent difficile de déterminer si l’on assiste, le cas échéant, à la disparition d’un ancien monde et à l’émergence d’un nouveau, il sera en revanche aisé d’identifier dans une situation qui se prétend inédite le retour du Même et le maintien de toutes choses en l’état. La notion d’événement extrasystémique a donc au moins cette vertu de raréfier les innovations et les audaces, pléthoriques sous le règne des Rosanvallon, de même qu’elle permettra de subvertir l’affirmation simpliste de la césure actif/passif au moyen de laquelle sont distribués les bons et les mauvais points. Car dans l’optique du système, c’est bien l’activité militante qui fournit aux structures de la domination confiscatoire les moyens de se sustenter, alors que la seule défection, poussée à son terme, en intensité et en extension – le refus de toute forme de participation politique répandu à l’ensemble de la population – signerait l’écroulement du système. Pour celui-ci la désertion est peut-être la dernière conduite véritablement dangereuse, l’ultime exutoire révolutionnaire. L’ennemi du système politique, aujourd’hui si parfaitement immunisé, ce n’est plus Souvarine – le protagoniste de Germinal, ouvrier anarchiste maniaque de l’explosif et adepte de la destruction totale – mais Oblomov, cet anti-héros du roman éponyme de Gontcharov qui refuse de quitter son canapé !
Et parfois pris de panique à l’idée que l’indignation du peuple puisse se traduire un jour en nonchalance, les fonctionnaires zélés du démocratisme sont amenés à expliciter, comme par accident, les attendus qui nous régissent : c’est affublés d’un rictus un peu nerveux mais bienveillant que se présentent toujours à la plèbe désorientée et candide les auxiliaires les plus serviles de la violence systémique ; un rictus d’autant plus inquiétant qu’il ne dissimule aucune insincérité, qu’il est au contraire l’expression de la probité la plus scrupuleuse. Ainsi de Justine Lacroix qui s’interroge, sans badiner le moins du monde, sur l’opportunité d’une obligation légale – mais libérale, précise le titre de son article – de se rendre aux urnes.
Ce vote obligatoire, cette contrainte libérale trouverait son assise dans un double principe, « deux notions » qu’aucun être raisonnable ne saurait dédaigner et qui s’inscrivent dans les « impératifs du libéralisme politique lui-même », à savoir : la « liberté en tant qu’autonomie » ainsi que l’ « égale liberté ». Qu’est-ce à dire ? Que ces deux principes seraient le remède à l’hétéronomie et aux inégalités dont résulte l’abstention et justifieraient l’instauration du vote obligatoire : si les citoyens étaient véritablement autonomes et égaux, l’abstention n’existerait plus car ils se rendraient comme automatiquement aux urnes. Au vu d’un tel rapport de cause à effet, il suffit de rendre ce dernier obligatoire pour que la cause elle-même devienne actuelle.
A cette obligation, déjà mise en pratique dans plusieurs pays du monde, ses détracteurs opposent généralement un argumentaire basé sur la prééminence de la liberté individuelle sur d’autres valeurs, comme celle d’égalité ou de participation. L’apolitisme constituerait un droit intangible, la décision de se rendre ou non aux urnes incomberait à la seule responsabilité de chacun et relèverait d’un libre arbitre strictement individuel.
La riposte de Justine Lacroix est fort simple et participe d’une tendance idéologique extrêmement répandue : l’argument du primat de la liberté individuelle ne fonctionne pas, dans la mesure où l’abstention n’est pas le fruit du libre arbitre mais, comme le montre un certain nombre d’études statistiques, s’avère étroitement corrélée au manque d’instruction. L’ignorance des abstentionnistes ferait de la désaffection politique une « résultante de déterminants sociaux » et non une « expression de l’autonomie individuelle ». En outre, s’il venait à être adopté, le vote obligatoire n’empêcherait nullement l’expression de l’abstention puisque serait maintenue la possibilité du vote blanc. Ainsi, « la liberté de conscience de l’électeur est préservée ». Aux citoyens est seulement demandé « de se présenter au bureau de vote le jour où se tient un scrutin électoral. A partir de là, leur droit de ne pas voter est protégé par la présence de l’isoloir et le secret de la procédure ».
De nouveau on a affaire ici à la distinction suggérée précédemment par Rosanvallon entre activité et passivité. Chez ce dernier la défection tirait son origine d’un avachissement égocentrique ; Chez Lacroix il s’agit de la crasse inaptitude de barbare ou du plébéien à reconnaître les vertus des instruments politiques qu’on a mis à sa disposition – pour son bien –, à identifier ses intérêts propres comme ceux de la collectivité à laquelle il appartient, et à faire un usage raisonnable et sensé de la seule liberté authentique dont il pourrait être le bénéficiaire, celle que lui octroient les arrangements de la démocratie libérale élective. Pas une seconde il ne vient sous la plume de la philosophe l’idée que cet ignare quidam puisse souhaiter récuser la machine en tant que telle et ne point vouloir s’y compromettre en lui donnant à manger son suffrage, fût-il blanc ou d’une autre couleur.
Car il s’agit bien de cela, faire fonctionner la machine de façon purement formelle, sans égard pour un quelconque contenu, dont personne n’a cure : « Nul n’est tenu de remplir un bulletin (ou de le remplir de façon valide) et de choisir un des partis ou une des personnalité en lice ». La liberté obligatoire que préconise Mme Lacroix est donc ce principe permettant de se préserver de l’ « absence de contrainte », c’est-à-dire du règne de la licence au profit de celui de l’autonomie, définie rousseauistement comme « l’obéissance aux seules lois qu’on s’est soi-même données ». D’où la nécessité de participer à la procédure de constitution de ces lois, ou du moins à l’une de ses étapes préliminaires, par le biais du vote – sans quoi en obéissant aux lois ce n’est plus à moi que j’obéis. Il ne reste donc plus à l’abstentionniste, s’il souhaite demeurer libre, qu’à rejeter et transgresser toute norme quelle qu’elle soit ? Tout abstentionniste serait un anarchiste pulsionnel en puissance ? A moins que…
A moins que récuser tel système dans son ensemble, et donc l’une de ses procédures fonctionnelles élémentaires – l’élection – ne signifie aucunement le refus de toute règle, ni de tout système ? Ne s’agirait-il pas plutôt de donner congé à certaines règles tenues pour injustes ou à des principes dont le caractère fallacieux est structurellement lié au système comme totalité – par exemple le règne des marchés sous l’affirmation de la souveraineté populaire – dont le vote est la condition de possibilité par excellence, y compris le vote blanc puisque celui-ci entérine, contre ma liberté de conscience et mon autonomie, la légitimité de l’institution du vote, puis par extension des lois qui lui feront suite, et enfin du système global au sein duquel elles prendront place ? Et c’est d’ailleurs ce qu’implique le constat de Mme Lacroix : l’abstention est encore un choix, fût-ce celui de ne pas choisir.
Le second principe par lequel se justifierait l’instauration du vote obligatoire est celui de l’ « égale liberté ». Mme Lacroix a recours, pour l’illustrer et le défendre, à la toute-puissance du Chiffre : « Au Canada, toutes choses égales par ailleurs, la propension à voter est 17 fois plus élevée dans le groupe le mieux éduqué que dans le groupe le moins éduqué. En France, en 2002, 80% des titulaires d’un diplôme universitaire ont pris part au vote contre 62% parmi les non diplômés. »
Le pourcentage, sans la claire définition ni l’examen minutieux de ce qu’il est censé mesurer, est l’argument des imbéciles, quand même seraient-ils instruits.
Que signifie la mesure d’une propension à voter ? Comment détermine-t-on qu’un groupe est « mieux éduqué » que tel autre ? Selon quels critères évalue-t-on l’éducation ? Le nombre de diplômes… Plus on a de titres scolaires, plus on a de « propension » à voter, et en conséquence, d’après la jauge de Mme Lacroix, meilleur citoyen l’on est. Voilà au moins qui est clairement établi et formulé : la citoyenneté est affaire de savoir et, pourquoi pas, de compétence scientifique. Tel est donc le refoulé libéral auquel Justine Lacroix, sans même s’en aviser, donne occasion de faire retour. Derrière la généreuse édification des multitudes, sous les réquisits solennels de l’égalité et de l’autonomie démocratiques : la vieille pastorale platonicienne, le troupeau humain sous l’œil tutélaire du philosophe-roi.
Evidemment, l’institution du vote obligatoire se présentera en toute sincérité comme une mesure destinée à résorber « les inégalités en termes de niveau d’éducation […] au sein de l’électorat », l’abstention conduisant mécaniquement à une surreprésentation politique des catégories socioprofessionnelles les plus instruites. De quelle manière un tel lien biunivoque entre niveau d’étude et option politique est-il établi ? Cela restera dans le domaine du mystère. Il suffit de postuler que tous les ignorants sont encartés au même parti et qu’ils négligent par trop souvent de lui accorder leur suffrage. Le vote obligatoire incitera les « moins motivés », c’est-à-dire, dans la perspective de Mme Lacroix, les illettrés, les brutes et les crétins à s’informer et exprimer leur choix, ce qui aura pour effet de « contrecarrer partiellement les déterminants sociaux » et de contraindre « les partis politiques à écouter la voix des électeurs les plus marginalisés ».
Cette promotion de la liberté par le biais de l’astreinte n’est pas inédite dans l’histoire de la théorie démocratique : elle n’est qu’une variante de la célèbre formule comminatoire du grand Jean-Jacques selon laquelle la vocation de la démocratie est, en cas de mauvaise volonté persistante, de forcer les citoyens à être libre. « Ton bonheur, malgré toi ! » : c’est une thématique chère à tous les épistémocrates, représentants d’un pouvoir fondé sur la propriété exclusive d’un corps de connaissances, que de savoir bien davantage que lui ce qui convient à l’homme dont on exige qu’il soit heureux. Or, le bonheur est dans le vote, alors que les abstentionnistes s’exposent, les voilà prévenus, aux « risques d’arbitraire et […] à la domination des plus puissants », ceux-là mêmes sans doute qui, lorsqu’ils ne sont plus aux affaires pour quelques temps, se retrouvent le plus légalement du monde – c’est-à-dire de la façon la plus démocratique qui soit – aux commandes des institutions financières, des organes médiatiques ou des industries d’armement.
Ainsi, les chantres de la démocratie de contestation comme Rosanvallon, et les contempteurs de l’abstentionnisme, partisans du vote obligatoire que représente Lacroix, loin de nourrir deux conceptions antithétiques de la démocratie, sont l’avers et le revers d’une même pièce. Leur but est strictement identique. Sur le versant de l’idéologie politique : frapper d’indignité et culpabiliser toutes les formes de conduites qui se situeraient aux marges de la participation institutionnalisée ; sur le versant pratique, rendre ces conduites juridiquement impossibles, soit au moyen de mesures positives d’obligation, soit négativement en les privant de leur éventuelle portée séditieuse.
Les préconisations d’une Justine Lacroix demeurent toutefois largement minoritaires et l’instauration du vote obligatoire n’est pas, pour l’heure, à l’ordre du jour. C’est sur les discours de légitimation relatifs aux conflits sociaux et aux activités contestataires qu’il convient plus particulièrement de s’attarder si l’on entend saisir la confiscation des subjectivités et de l’histoire agissantes en laquelle se déploie le présent du politique.
En attendant, ceux qui tiennent ce présent pour irrespirable doivent prendre conscience que toute participation au système politique, qu’elle prenne la forme du vote oppositionnel ou d’une modalité quelconque des conduites protestataires actuellement à disposition des citoyens, est une manière de s’en rendre complice.