L’enjeu populiste et la guerre des deux démocraties

, par Alain Brossat


Les termes « populisme », « populiste » ont, en français, une connotation souvent péjorative – comme si le fait de se réclamer du peuple, de ses aspirations profondes ou en appeler à sa défense contre les injustices qu’il subit était nécessairement suspect, abusif et prometteur de tous les excès.
Aujourd’hui, ce soupçon s’est considérablement durci et cette tonalité négative pèse de tout son poids sur ces vocables, au point que le qualificatif « populiste », désormais indistinct de « démagogue » est devenu l’ornement rituel d’une incrimination générale : se verra taxé de « populisme » quiconque en appellera d’une façon ou d’une autre au peuple, à un peuple, quelles qu’en soient les déterminations, contre ceux qui le gouvernent mal, l’exténuent, le trompent, le méprisent, etc. De manière passablement ironique, au temps de la démo-cratie globale et planétaire, tout se passe comme si invoquer le nom du peuple, tenter de lui donner du corps et de l’animer était devenu l’opération la plus suspecte qui soit – aux limites de la subversion.
Ce soupçon, constamment entretenu par les gens du sérail politique et les intellectuels en livrée, donne à entendre on ne peut plus clairement que le divorce est consommé entre l’institution démocratique (c’est sa dénomination statutaire) et ce qui, envers et contre tout, en constitue l’indissoluble référent – non pas seulement les gens, les électeurs, les citoyens, même, mais bien le peuple politique, le peuple de la souveraineté proclamée, présumée. Si le populisme est aujourd’hui un spectre qui hante les démocraties occidentales, c’est bien que la démocratie d’institution est devenue, en tant que pouvoir populaire, spectrale.
On rappellera ici que le peuple de la démocratie, dans le principe même de celle-ci, n’est jamais donné. Il n’est ni une essence (nationale, ethnique, étatique...) ni même un corps légal et institué. Le peuple de la démocratie n’existe que dans l’opération dynamique qui le constitue, qui en découpe les contours, en fixe le mode d’apparition et l’inscrit dans le réel. Il est à ce titre variable et toujours recommencé pour autant que sa capacité d’agir suppose l’actualité d’une présence – celle de tous ceux/celles qui en constituent le corps commun (Rousseau). Dans les conditions de la modernité, le geste premier de toute politique est bien celui qui consiste à tenter de donner corps à un peuple.
On comprend dès lors mieux le sens ultime de l’incrimination de « populisme », tel qu’elle prospère aujourd’hui : pour ceux qui la propagent, le populisme commence tout simplement là où commence une politique faite de mots, de gestes, de dispositions, de déplacements, de regroupements, de revendications ou de programmes qui se séparent distinctement de la gestion du troupeau humain soumis aux conditions du marché et aux décrets de l’oligarchie financière qui aujourd’hui régente le monde. Le populisme, c’est le désir de réveiller la politique en rompant les digues de ce pastorat consistant à placer la vie humaine et ce que l’on nommait jadis le « bonheur des hommes » sous le signe de contraintes extérieures dont l’effet est de créer les conditions d’une servitude d’un type nouveau – non pas asservissement à un tyran ou un monarque, mais à des puissances mystérieuses et indistinctes – les équilibres budgétaires, la « bonne santé » de la monnaie, le taux de croissance, etc., des puissances dont le « règne » sera d’autant plus implacable que ses règles supposées échappent à l’entendement de l’immense majorité de ceux qui sont censé composer un peuple...

Je voudrais, pour défendre une position aussi claire que possible sur cette question réputée compliquée, voire embrouillée, du populisme, soutenir un certain nombre de propositions simples, en ne reculant pas devant le risque de la simplification. Je m’appuie essentiellement, pour construire mon argumentation, sur un récent numéro de la revue Critique, intitulé « Populismes ».

Première proposition : après avoir été un mot destiné à désigner des courants littéraires (dans la France de l’entre-deux-guerres, notamment) et des mouvements politiques, aux Etats-Unis et en Russie à la fin du XIXème siècle, notamment, « populisme » est devenu, en France, un mot des élites, destiné à désigner ce qui serait pour elles une « pathologie de la démocratie » (Pierre Rosanvallon), une « pente fatale » (Dominique Reynié), un « syndrome plutôt qu’une doctrine », un terme appartenant donc à un « vocabulaire d’attaque, d’accusation, voire d’insulte » (Anne-Marie Paveau) , un terme chargé d’un mépris social plus ou moins distinct. Un terme destiné à désigner péjorativement « un certain style d’appel au peuple » contre les travers réels ou supposés de la démocratie de représentation, de l’institution démocratique.
Ce terme va donc servir à nourrir, dans la bouche des gouvernants, des gens de l’Etat, des élites intellectuelles ou économiques, des journalistes, divers types d’accusation qui, en gros, tiennent dans deux registres : d’une part, il va servir à dénoncer l’illusion ou la naïveté de ceux qui croient qu’il existe un « bon » peuple qui est la mesure de toutes choses et dont la sagesse et la vocation perpétuelle à exercer la souveraineté s’opposent à la corruption et à l’impéritie des élites ; d’autre part, seront traités de populistes tous ceux qui pourront être soupçonnés de flatter le peuple pour court-circuiter les procédures et les dispositifs réguliers de la démocratie de représentation : le populisme comme « appel au peuple », donc, comme démagogie.

Seconde proposition, le « populiste », c’est toujours l’autre, personne ne s’en réclame comme d’une position principelle, programmatique, etc. On a, dans le vocabulaire politique contemporain, cet étrange effet de couplage/découplage entre « populiste » et « populaire » - deux mots qui sont tout proches l’un de l’autre, mais qui s’excluent comme deux pôles opposés : le populiste comme l’illicite et le populaire comme le licite, le populiste comme le condamnable voire le nauséabond, le populaire comme le souhaitable et le justifié.
Le fait que le mot populisme serve à désigner la mauvaise part de l’appel au peuple, la façon supposée abjecte de prononcer le nom du peuple et d’en mobiliser le motif , le fait qu’en termes de subjectivation d’une position politique, le populisme demeure une chaise vide – ceci va faire de ce mot un objet plastique dont le caractère vague, indéterminé sera mis au service de toutes sortes d’opérations - tout à fait distinctes, elles. Voici la principale d’entre elles : le populisme n’ayant, a priori, pas de couleur politique distincte (même si, dans un premier temps, il a servi à désigner en Europe occidentale, des courants de la droite plus ou moins extrême, plus ou moins nationaliste et xénophobe), il va pouvoir être utilisé comme un moyen rhétorique d’opérer des rapprochements entre des bords opposés de la politique.
C’est ainsi qu’au cours de la campagne présidentielle de 2012, en France, le quotidien Le Monde, convaincu comme toujours que la raison est au centre, a de façon réitérée, insisté sur le fait que le « populisme » était ce qui rapproche la candidate d’extrême droite Marine Le Pen du candidat du Front de gauche, qui mène campagne sur le flanc gauche du Parti socialiste, Jean-Luc Mélenchon. Placés sous le signe du « populisme », ce sont les supposés extrêmes qui vont ainsi pouvoir être discrédités sans autre examen, en tant que symptômes inquiétants, menaçants de ce mal contagieux qui ronge les démocraties occidentales, européennes notamment.
On voit bien ici comment le flou qui entoure la définition du populisme peut être mis au service de jugements péremptoires du genre « le populisme est antipolitique », « le populisme repose sur une vision sommaire et brutale de la politique », le populisme cultive sciemment l’illusion que satisfaction immédiate puisse être donnée aux revendications les plus irréalistes des masses », etc. Ce vague, ce flou de l’incrimination est ce qui permet aux supposés réalistes (qui défendent la politique institutionnelle sous toutes ses formes et soutiennent le jeu d’alternance des deux grands partis) de pratiquer une rhétorique préventive de l’exorcisme en stigmatisant pêle-mêle les « dérives populistes », la « tentation populiste », la « fièvre populiste », la « vague populiste » ; autant de syntagmes destinés à susciter, dans le public, des réflexes de crainte et d’aversion pour tout ce qui semble ne pas jouer tout à fait le « jeu » de la démocratie présidentialiste (bonapartiste)et du gouvernements des élites tel qu’ils sont établis dans un pays comme la France.

Troisième proposition. Ce qui se dévoile, à l’occasion du pseudo-débat sur le populisme ou plutôt de l’intensification contemporaine des usages polémiques de ce terme, c’est l’existence d’un différend radical entre deux façons de concevoir la politique, un différend qui engage notre position dans le champ des savoirs et même, jusqu’à un certain point, dans le champ des disciplines. Un différend qui va mettre en scène ici deux personnages conceptuels – le philosophe et le politiste.
Je dis bien deux personnages conceptuels, je ne prétends donc pas du tout subsumer sous cette distinction la totalité empirique des philosophes vivants d’un côté et la totalité des politistes en exercice de l’autre. Ce dont je veux parler, c’est de deux modes d’approche de la politique aujourd’hui, deux gestes, en conflit violent, incompatibles, et auxquels, par commodité, je donne deux visages distincts – celui du philosophe d’un côté, celui du professeur de sciences politiques de l’autre.
Ce qui laisse ouverte la possibilité que toutes sortes de professeurs de philosophie pensent et agissent, sur cette question, en politistes et qu’inversement, quelques politistes se situent, en l’occurrence du côté de la philosophie.
J’en viens maintenant au fait : l’idée dominante, dans le champ de la science politique, mais aussi, de ce qui se nomme couramment philosophie politique (et qui est à ce titre une sorte de fausse monnaie de la philosophie), c’est que la démocratie en général et la démocratie contemporaine en particulier est, pour l’essentiel, homogène à ses institutions. Elle se trouve donc toute entière condensée dans l’Etat qui a la charge d’animer les institutions démocratiques et d’associer les gens à la « vie démocratique » - on appelle cela la citoyenneté. Dans cette perspective, le peuple au sens politique, différent de la population, est un référent vague mais nécessaire pour que se conserve l’ « image de marque » du régime démocratique par opposition à d’autres – des oligarchies déclarées, des tyrannies, des régimes autoritaires. Mais la souveraineté populaire, en tout cas, au sens où l’entend la tradition de la philosophie classique, rousseauiste notamment, n’est, dans cette perspective, qu’une fiction utile. La souveraineté effective n’est pas celle du peuple, mais de l’Etat auto-institué représentant et force exécutive de la nation.
Simplement, comme il se trouve que, dans nos sociétés, la démocratie ainsi définie n’est jamais complètement « en ordre » (Jean Leca), qu’elle connaît toutes sortes de travers et de dysfonctionnements, que l’impopularité des gouvernants y est structurelle, que la désaffection des gens à l’endroit des rites et cérémonies de la représentation à l’occasion desquels les élites gouvernantes sont renouvelées et relégitimées va croissante ; il faut bien admettre qu’il y a du « jeu dans les rouages », comme le fait par exemple Pierre Rosanvallon, dans un livre intitulé La contre-démocratie, la politique à l’âge de la défiance, il faut bien admettre que l’ensemble des facteurs qui nourrissent la crise perpétuelle de la démocratie contemporaine (et sur lesquels je n’ai pas le temps de m’arrêter ici) débouche sur toutes sortes de conduites de résistance, de contre-conduites, de recherches d’alternatives et de lignes de fuites, du côté des gouvernés, et dont la démultiplication, l’intensification au cours des dernières décennies vont mettre à mal la fiction de l’homogénéité de la démocratie contemporaine à ses institutions.
Dans ce contexte et face à ce péril, le motif du populisme est ce qui va servir à dessiner la ligne de partage entre des formes d’action, de mobilisation, d’organisation se situant en dessous ou en dehors du cadre institutionnel de la démocratie d’Etat – par exemple, en France, toute la vie des associations de toutes sortes, qui est très dense et mobilise des millions de gens, des formes qui seront définies comme compatibles avec la démocratie institutionnelle et susceptible même de contribuer à la revitaliser, et d’autres qui, au contraire, seront décries comme « populistes », c’est-à-dire fondées sur un appel irresponsable et menaçant à un rétablissement illusoire de la souveraineté populaire. Dans le livre cité, Rosanvallon, après avoir défini le populisme comme « une pathologie de la souveraineté d’empêchement », une tentative apocalyptique de mettre en scène les « masses négatives », conclut, en renchérissant sur le motif du pathologique : « Il est la pathologie politique propre à un âge marqué par l’accroissement des formes contre-démocratiques ».
Dans cette perspective, celle du politiste - et peu importe ici que Rosanvallon soit un historien de profession – la démocratie contemporaine ne peut inclure dans son champ la référence au peuple que comme un horizon éloigné et désintensifié. En d’autres termes, la vie politique, c’est l’affaire de l’Etat. Le fond réel du régime démocratique, en ce sens, même si cela ne peut être dit, c’est le gouvernement du vivant, la biopolitique dont l’objet n’est pas le peuple mais la population.
La toute première des caractéristiques de cette approche, c’est qu’elle est totalement homogène au discours de l’Etat et des gouvernants sur la politique et la démocratie. On pourrait même dire qu’elle en est une version, dans le champ d’un pouvoir/savoir hégémonique où ministres, dirigeants de partis, intellectuels d’influence, professeurs et autres experts se répartissent harmonieusement rôles et temps de parole.

Ce que je voulais donc dire, en parlant du différend du politiste et du philosophe, c’est que la philosophie est le sol ferme, le seul sans doute, à partir duquel cette approche de la politique et de la démocratie peut être renversée. Car c’est un axiome philosophique en premier lieu que celui qui statue que le geste politique primordial de la politique consiste à donner tournure à un peuple, à en dessiner les contours, à lui assigner des lignes de force, à l’inscrire dans une dynamique qui lui est propre, à en nommer la singularité. En ce sens, une infinité de peuples est possible, peuples nationaux, peuples ethniques, peuples agrégés par une croyance religieuse, peuples révolutionnaires, peuples de la conquête ou de la résistance, toutes sortes de peuples sublimes ou abjects – même Sarkozy, lors de la précédente élection présidentielle, dessine les contours d’un peuple éphémère et dérisoire – le peuple du Fouquet’s...
C’est le grand mérite d’Ernesto Laclau, en ce sens, d’avoir montré au rebours de toutes les pseudo-évidences établies par le discours contemporain de stigmatisation du populisme, qu’au fond, toute entreprise dynamique de constitution d’un peuple, quelle qu’en soient les moyens et les fins, est une opération « populiste » supposant notamment la constitution d’un pôle ou d’un bloc hégémonique capable de se subjectiver, de se déclarer et de se voir reconnu comme « le peuple ». Le populisme est en ce sens inhérent à toute tentative de constitution d’un peuple politique « populaire », peuple d’en-bas, tentative qui ne peut s’imposer que dans une lutte acharnée avec d’autres entreprises concurrentes et qui passe nécessairement aussi par la contestation de la représentativité des élites en place. C’est bien pourquoi toute tentative de former un peuple politique qui vise à se desceller des conditions de l’Etat néo-libéral, du gouvernement des élites et de la dictature des marchés, passe par la profération de formules d’inspiration décisionniste du genre « Place au peuple ! », « Le peuple, c’est nous ! », etc.
Le second axiome qui ne peut s’énoncer que du point de vue de la philosophie, c’est qu’une politique démocratique, c’est une politique qui présente les enjeux de l’égalité, qu’un peuple démocratique ne peut être qu’un peuple qui se forme dans l’horizon de l’égalité, un peuple pour l’égalité. Or, les régimes dit démocratiques contemporains sont, dans leurs structures même des systèmes dont la vocation est de valider les inégalités sociales et économiques, en tant que démocraties « libérales », de les reproduire, comme le font par exemple l’école et l’université, tout en entretenant la fiction égalitaire par le moyen d’un certain nombre de dispositifs sous contrôle – à commencer par celui du suffrage universel.
Une politique démocratique comme politique de l’égalité se heurtera donc constamment aux régularités de l’institution démocratique, en suscitant l’apparition de moments où l’égalité est en question, où elle se montre et se démontre, dans l’action, sur le terrain – lorsqu’il s’agira par exemple de revendiquer le droit de vote pour les travailleurs étrangers vivant en France, les mêmes droits sociaux pour les Français et les immigrés, des papiers pour ceux qui travaillent au noir tout en payant des impôts, etc.

Dans l’incrimination de populisme, c’est au fond toujours la question de l’égalité qui est sous-jacente : ce sont les élites qui s’indignent de l’intempestivité des revendications et protestations populaires qui ont pour enjeu l’accroissement incessant des inégalités de toutes sortes dans une société abandonne à la dictature des marchés et de l’économie dérégulée. C’est que pour elles, l’inégalité est un fait de nature, quelles qu’en soient les manifestations, et que toute contestation de cette donnée structurelle de la vie sociale met en péril les fondements de l’ordre... démocratique.

L’enjeu populiste met en pleine lumière ce paradoxe du présent : notre temps n’est pas celui de la démocratie, de la validation universelle du paradigme démocratique, il est celui de l’affrontement impitoyable des deux démocraties, de deux notions tout à fait opposées de la démocratie.