Masse, superfluité et populisme

, par Patrick Vassort


Introduction

Le monde capitaliste est engagé désormais dans ce qui risque d’être sa plus grande crise. Non pas que sa dimension économique soit inattendue ou plus violente que d’autres, de ce point de vue les crises des années 1930 étaient remarquables, mais bien parce que celle-ci touche désormais au fondement même de la vie humaine, de la vie en société et, de manière plus superficielle, au fondement du système capitaliste, système dominant depuis le XVIIIe siècle. Cette crise, qui s’étend à l’ensemble de la planète, prend des formes très diversifiées. Nous y trouvons pêle-mêle le chômage, des délocalisations d’entreprise (parfois de personnels), du dumping social, la hausse des prix et la baisse tendancielle des salaires, l’appauvrissement de nombreuses populations partout dans le monde, l’enrichissement de certains, des conflits armés, nombreux et très localisés, des relents de nationalismes belliqueux, des retours vers l’intégrisme religieux, des conflits qui concernent le devenir de la planète, de la surconsommation et des manques, de la marchandisation, de la perte de sens, des pathologies mentales. Le chaos semble se généraliser dans la flexibilité, la mobilité et les déréglementations, orchestré par les bruits de la spectacularisation infinie, sans limites, sans fins, du monde. Cela ne signifie pas que des améliorations ne sont pas possibles conjoncturellement, mais que la logique existante possède les caractéristiques qui mènent à une crise majeure de civilisation. Les dimensions plurielles de cette crise sont bien sûr économiques mais, également, écologiques, sociales, culturelles. Néanmoins, la crise en cours est avant tout une crise politique. C’est la crise des choix, des décisions. Ce n’est pas une crise conjoncturelle, mais une crise longue, structurelle, débutée dès le début des années 1970.

Cette crise génère de nouvelles situations politiques. Les situations grecque, italienne, et sans doute espagnole et portugaise, puis peut-être française pose la question des mouvements politiques, des transformations politiques, de l’avenir de ce que nous appelons conventionnellement les « peuples ». Comment ceux-ci sont-ils sollicités dans la quotidienneté, les peuples sont-ils encore des peuples ou se sont-ils transformés en d’autres choses ? Comment les peuples vivent-ils les concepts de « croissance », l’accroissement du capital ?

Je voudrais mettre au jour ce qui procède d’un processus de populisme contemporain. Un populisme qui ne s’élève pas contre les élites mais se charge, au contraire, de les accompagner et ce processus permet d’éclairer ce que je crois être l’une des catégories centrales du capitalisme : la superfluité. C’est cette dernière qui dans un mouvement dialectique crée les nouveaux populismes. Il s’agit de faire croire à l’existence d’une vie choisie et meilleure au sein de ce que je nommerai après Günther Anders une masse disséminée. C’est de cela dont je voudrai parler.

1 : Vitesse, accélération et spectacularisation du monde vécu

Les réflexions qui suivent, pourraient être construites sous formes de fragments. Le rapport entre, d’une part, la vitesse et l’accélération et, d’autre part, la spectacularisation du monde vécu, pourraient apparaître comme non évidentes. Cependant, vitesse et accélération sont également des vecteurs de l’accroissement du spectaculaire dans le monde moderne. C’est ainsi que je souhaite montrer que ces vecteurs, leur altération, participent de l’altération de nos sociétés modernes.

Les dernières décennies ont été l’occasion de nombreuses réflexions sur l’accélération du temps qui modifie, comme le notait Jean Fourastié (1), le rapport de production. Cette proposition n’est, évidemment, pas récente puisque Karl Marx, dans Le Capital, observait déjà l’importance du rapport au temps dans le processus de production capitaliste. Il écrivait alors : « Le développement de la force productrice du travail, dans la production capitaliste, a pour but de diminuer la partie de la journée où l’ouvrier doit travailler pour lui-même, afin de prolonger ainsi l’autre partie de la journée où il peut travailler gratis pour le capitaliste » (2). Ainsi se développe les productivités du travailleur, du capital et, de manière globale, celle du monde, faisant de la productivité le moteur apparent des activités dominantes.

De par cette accélération de la production, se métamorphose la qualité de la production elle-même qui passe de la valeur d’usage à la valeur d’échange, ce que Moishe Postone nomme « la valeur » (3), ― une valeur dématérialisée et dématérialisante ― mais, également, celle du travail. Ce dernier ne vaut plus pour ce qu’il a permis de construire ou de produire mais pour le temps passé à produire qu’elle que soit cette production. Nous sommes face à une abstraction du travail, une perte de sens de celui-ci pour le travailleur qui ne peux plus identifier une utilité à la tâche qu’il fourni. Cette dernière est noyée dans la multitude des tâches (évaluées en temps de travail) qui permettent la réalisation d’un objet, d’un service, au travers d’un temps et d’un espace qui échappent à la réalité vécue par l’individu.

Cette production, particulièrement celle des biens de consommation et d’équipement, apparaît d’autant pour un progrès lorsque la consommation suit la production, autrement dit lorsqu’une certaine répartition permet de croire à l’amélioration des conditions de vie. Pourtant cette répartition ― celle-ci serait plus juste que cela n’y changerait rien ― ne peut en aucun cas faire oublier que la part croissante du travail dévolue au capital par l’accélération de la production et l’amélioration de la productivité participe d’autant de l’exploitation des hommes que la consommation est, par ailleurs, assurée et devenue besoin. Nous nous trouvons donc dans un rapport dialectique où, sous couvert de bien-être, l’individu participe de sa propre domination dans le processus de production qui nécessite l’amélioration perpétuelle de la productivité. C’est ce qui fait dire en 1963 à Fourastié que « le progrès c’est donc l’accroissement de la vitesse avec laquelle l’homme domine les difficultés. Cette vitesse de l’action humaine peut s’exprimer par un mot commode : c’est la productivité ou le rendement » (4).

Si la vitesse et l’accélération peuvent assez aisément être comprises comme des vecteurs participant de la domination des hommes et de leur environnement dans le cadre du travail, la quotidienneté vécue permet de cacher ou de scotomiser cette domination en proposant des aspects luxueux ou pratiques, plaisants ou enrichissants. C’est le cas de toutes les techniques qui semblent faciliter la vie quotidienne, la rendre plus facile, plus tranquille, plus douillette : appareils électroménagers, postes de télévision ou de radio, matériel hi-fi ou électronique et informatique, techniques de voyage etc. Pourtant, l’une et l’autre, vitesse et accélération, modifient dans les grandes profondeurs notre vécu, notre rapport aux autres et à nous-mêmes, notre rapport au monde et à la vie.

Comme le montre l’institution sportive, la vitesse et l’accélération sont une recherche constante de maîtrise de l’espace, du temps et de l’homme. Cette accélération repose sur une appropriation rationnelle de l’ensemble des aspects de la vie. Toutes les dimensions de cette vie sont ainsi concernées : tant au sein de l’espace public qu’au sein de l’espace privé.

Pour Hartmut Rosa, l’accélération est « une augmentation quantitative par unité de temps (ou bien, ce qui revient au même, par une réduction du quantum de temps pour une donnée quantitative fixe). On peut ainsi faire figurer dans l’équation comme quantité le chemin parcouru, le nombre d’éléments communiqués, les biens produits (catégorie 1) mais aussi le nombre de postes occupés au cours d’une carrière professionnelle, les changements de conjoints rapportés aux années (catégorie 2) de même que le nombre d’épisodes d’action par unité de temps (catégorie 3) » (5).
Cette accélération est selon les termes même de Rosa, « l’expérience majeure de la modernité ». Sous prétexte que tout deviendrait plus rapide, de la production de biens et services, en passant par le rythme de vie et le changement social, jusqu’aux différentes formes de consommation, l’accélération serait la catégorie centrale du capitalisme. Pourtant, et si les travaux de Rosa sont stimulants, jamais il ne cherche à comprendre d’où peut venir cette accélération en tant que globalité et non en tant que réalité de secteurs qu’il présente comme étant séparé ou indépendant les uns des autres. L’accélération est chez Rosa, découpée, tranchée, lamellée, et finit par devenir, malgré cela, le moteur de la modernité. Il écrit ainsi à ce propos : « De ce point de vue, on doit constater avec un certain étonnement que ce n’est pas le développement des forces productives (même s’il est étroitement lié à la dynamique de l’accélération), mais l’accroissement de la vitesse qui constitue le véritable moteur de l’histoire (moderne) » (6). Si l’on suit cette théorie, nous pourrions presque affirmer que les formes de domination qui, au cours de la modernité capitaliste, se sont faites jour ne pourraient être qu’accidentelles et que nous nous trouvons dans une situation « naturelle » d’accélération qui ne dépendrait pas d’un rapport social lié au processus de production, à la marchandisation, aux différentes formes de domination, à la recherche d’accroissement du capital.

Pourtant la vitesse, l’accélération de celle-ci ainsi que l’accélération de l’accélération, n’ont d’intérêt que dans un processus de domination lié au processus de production moderne capitaliste. Ce processus s’inscrit au sein d’une logique institutionnelle, d’appareils qui, tout au long de la période moderne, ont permis d’intégrer les hommes de plus en plus nombreux au processus de production capitaliste, dans le processus de domination et de répression. Au niveau économique, par exemple, l’accélération qui altère le monde de la production par une productivité accrue, altère également le mode de vie, comme Rosa le dit, mais dans une même logique d’accélération et, nous le verrons, plus que le mode de vie, l’humanité elle-même.

Fondamentalement, l’accélération du processus et du mode de production serait-elle suffisante à l’imposition d’une domination indiscutable ? Il est permis d’en douter et cette accélération ne prend sens que dans La Société du spectacle(7) par Guy Debord. Le spectacle permet une interprétation du monde par la médiatisation des rapports sociaux. La force, la puissance du spectacle résident dans le fait que « toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation (8) ». La représentation du vécu n’est donc plus le vécu mais seulement le résultat d’une médiatisation. Dans ce mouvement, le spectacle devient la réalité effective de la vie. Le spectacle, en tant que partie de la société, participe de son unification en abusant et en créant ce que Joseph Gabel a nommé la « fausse conscience » (9).

Lieu du regard abusé le spectacle dissimule la véritable nature de la société derrière des images qui se substituent à la réalité quotidienne de l’homme moderne, ce dernier devenant l’objet passif de son propre quotidien. La société du spectacle est une société où les valeurs d’usage et d’échange se sont affrontées pour que s’élabore une société consumériste. Le spectacle tient donc dans la globalité des flux qui s’organisent et organisent la production, la consommation et la reproduction puis l’accroissement du capital. Pour cela il faut, comme nous l’avons par ailleurs signalé, augmenter les rythmes, les flux, donc accélérer. C’est ainsi que la société du spectacle participe à maintenir et imposer l’ordre social moderne capitaliste en donnant une impression d’autonomie, de liberté et de choix à des individus qui, croyant échapper au monde de la production et du travail, le renouvellent en participant aux distractions spectacularisées qui reprennent, utilisent, amplifient, devancent l’accélération, les flux, la production et la consommation du monde capitaliste. Comme le soutient Debord, le spectacle expose et manifeste l’essence de tout système idéologique. La société, dans sa totalité est investie par le spectacle. Adhérant au monde du spectacle et devenu spectateur de sa vie, l’individu est prêt à adhérer aux formes accélérées d’exploitation et de domination.

Siegfried Kracauer, dès les années 1920, perçoit également à Berlin, dans les années 20 du siècle dernier et pour ce qu’il nomme « le culte de la distraction » (10), un travail d’aliénation ou le développement d’une fausse conscience devenue centrale dans l’élaboration sociétale car « la société, consciemment, et sans doute plus encore inconsciemment, veille à ce que cette attente culturelle ne fasse pas réfléchir sur les racines de la culture véritable, et ne débouche pas sur une critique des conditions sur lesquelles repose le pouvoir social. Elle ne réprime pas le besoin de vivre dans l’éclat et la distraction, elle l’encourage comme elle peut, partout où elle le peut. Comme on le verra, la société ne pousse pas sa propre logique jusqu’au point décisif, elle recule au contraire devant toute décision et préfère voir le charme de l’existence plutôt qu’affronter la réalité. Elle est elle aussi portée sur les diversions. Comme c’est elle qui donne le ton, il lui est d’autant plus facile d’entretenir les employés dans l’idée qu’il n’y a rien de mieux que de passer sa vie dans la distraction. Elle se pose comme la valeur suprême, et si la masse des salariés la prend comme modèle, ils sont presque arrivés là où elle veut les conduire » (11).

Peut-on être plus clair sur la finalité d’une société spectacularisée ? Car nous ne pouvons en douter, la multiplication des distractions, des lieux institutionnels, théâtres, cinémas, stades et cabarets qui, jusque dans le cœur des villes, les rues éclairées, les magasins et les vitrines, les affiches et les annonces, aménagés, pour la vente, et qui font spectacle aux yeux des « passants » comme à ceux des « flâneurs », sont au centre des dialectiques lumière/obscurité, compréhension/incompréhension, vrai/faux, réalité/irréalité, conscience/fausse conscience. Siegfried Kracauer ne méconnait pas cela lorsqu’il écrit que « l’effet bienfaisant de la lumière non seulement sur la propension à faire des achats mais aussi sur le personnel pourrait consister tout au plus en ce que ce dernier soit suffisamment ébloui pour prendre son parti des logis étroits et mal éclairés. La lumière aveugle plus qu’elle n’éclaire, et peut-être les flots de lumière qui inondent maintenant nos grandes villes servent-ils tout autant à diffuser l’obscurité » (12). L’obscurité est ici un obscurantisme. Il s’agit par les lumières du spectacle, de la consommation capitalistique, de faire méconnaître le réel de la condition humaine à l’époque moderne.

La technique est, bien évidemment, au centre de la spectacularisation du monde et elle crée, de facto, le monde tel qu’il est vécu, en accéléré. « Ce dont le spectacle peut cesser de parler pendant trois jours est comme ce qui n’existe pas. Car il parle alors d’autre chose, et c’est donc cela qui, dès lors, en somme existe » (13). La succession des événements, l’accélération de cette succession, font disparaître ces événements à peine sont-ils advenus. L’accélération participe donc bien du spectacle, perpétuellement renouvelé de l’événement. Celui-ci devient alors un non événement, une superfluité dans le flux ininterrompu des événements.

Horkheimer et Adorno ne démontrent pas autre chose lorsqu’ils écrivent que « la culture est une marchandise paradoxale. Elle est si totalement soumise à la loi de l’échange qu’elle n’est même plus échangée ; elle se fond si aveuglément dans la consommation qu’elle n’est plus consommable. C’est pourquoi elle se fond avec la publicité […] qui sert de refuge à ceux qui organisent le système et le contrôlent » (14). Car, et c’est ici une formidable intuition, la consommation des biens culturels n’a de sens que dans une production non-industrielle, c’est-à-dire qui ne saurait reposer sur la nécessaire éphémérisation de toute marchandise. L’industrialisation des biens culturels repose alors sur deux vecteurs : vitesse de production et vitesse de lecture, de compréhension, d’appropriation de ces biens par les individus. Or l’accélération de la vitesse de production, de compréhension et d’appropriation des biens culturels repose également sur la nécessaire diminution de la complexité du sens de ce bien culturel. C’est à ce prix que le spectacle peut être le support de l’idéologie capitaliste.

Il est ainsi possible de penser que la complexité de l’acte culturel ou éducatif ne peut se marier avec la superficialité demandée par une éducation de masse reposant sur les notions de vitesse, de rendement et de productivité. Arendt rappelle d’ailleurs que « la culture de masse apparaît quand la société de masse se saisit des objets culturels, et son danger est que le processus vital de la société (qui, comme tout processus biologique, attire insatiablement tout ce qui est accessible dans le cycle de son métabolisme) consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira » (15).

On pourrait ici prendre l’exemple des livres en librairie en France. En effet, jamais autant de livres n’ont été édités. Cependant, jamais les livres n’ont eu une espérance de vie aussi courte. En effet, à peine est-il sorti qu’un livre peut disparaître, poussé par les suivants, objet de pilon sans avoir livré sa propre qualité. Cette nécessité est celle du spectacle du marché. Chaque semaine les émissions littéraires, les talk-shows doivent se repaître des nouveautés pour lesquelles les grandes éditions se battent et prostituent les auteurs. Les prix littéraires sont, de ce point de vue, exemplaires. Ouvrages de consommation, le bandeau qui barre la couverture d’un livre, renseignant sur le prix obtenu, est un gage de commercialisation réussie, de marchandisation extrême. Plus rapide sera la disparition des ouvrages, remplacés par d’autres ouvrages, mieux sera réussie la stratégie qui vise tout d’abord à l’accroissement du capital puis, pour obtenir cela, « l’abrutissement » de la masse qui prend pour « progrès » la consommation accélérée de biens de consommation sous-culturels. Nous sommes ainsi face à une transformation de la nature du bien culturel, ce que Benjamin, Kracauer, Horkheimer et Adorno avaient largement pressenti : la reproductibilité technique , la massification de « l’appropriation » par l’accélération et de manière subséquente la perte de la complexité, la perte donc de la transcendance, ont fait de ce bien un bien sous-culturel de masse, un produit, une marchandise. Cette dernière n’a d’intérêt que dans la logique de l’existence d’un marché, mondialisé, en tant que vecteur de la reproduction du capital, de l’accroissement de ce dernier, et en tant que « rapport de domination ».

Günther Anders notait que « le rythme auquel l’industrie fait passer les saisons de ses modes est une “méthode vengeresse” une mesure par laquelle elle se venge de la solidité de ses produits. Puisqu’elle ne peut pas le détruire physiquement, elle prive le manteau, qui tient encore bien chaud, de valeur sociale. La mode est la mesure à laquelle l’industrie a recours pour faire en sorte que ses propres produits aient besoin d’être remplacés » (17). Ceci est aujourd’hui partiellement vrai seulement. En effet, l’industrie, qu’elle soit culturelle ou non, s’organise pour détruire la qualité potentielle de ce qui est « produit ». Le livre de littérature s’organise pour devenir un objet de gare lorsque le temps s’accélère déjà, le temps du voyage en train à grande vitesse. Il permet de ne pas voir ce temps, déjà raccourci, passé. Il devient quantité négligeable, dans la construction de la vie, des affects. Il n’est que passe-temps. Aussi sa qualité littéraire, sa complexité, disparaissent pour être consommé massivement. En tant qu’objet, le livre disparaît également puisqu’il est désormais « installé » sur les écrans des ordinateurs, « téléchargeable ». La littérature perd donc sa substance, son « corps », en perdant son support spécifique pour rejoindre un « corps » étranger, partagé par toutes les publicités, tous les messages, toutes les utilisations professionnelles ou de loisir : l’ordinateur ou la « tablette », symboles de l’éphémère, de la perte, du jetable. Tous les produits industriels sont dans une situation similaire. La fabrication de produits de faible qualité permet de reproduire ces produits, et d’accroître le capital par la consommation névrotique et massive sans fin. La science et la technique permettent, dans cette logique, au capital d’investir afin de rendre les produits plus vulnérables aux utilisations répétées, de prévoir leur temps de vie afin de programmer leur transformation en déchet, en rebus.

Vitesse, accélération et spectacularisation du monde se trouvent donc au centre du « développement sociétal » moderne. Les conséquences peuvent, nous le verrons, être funestes.

2 : Superfluité, catégorie centrale du capitalisme

Il s’agit désormais de donner du sens à ce qui a été étudié, à la vitesse, à l’accélération, aux formes de productivité et de rendement. Il est évident que vitesse et accélération possèdent une importance indéniable dans l’expérience que nous avons de la modernité, comme le stipule Rosa. Néanmoins, celui-ci fait de l’accélération « l’expérience majeure de la modernité », celle-ci devenant, de fait, l’une des catégories centrales du capitalisme. L’une des volontés de Rosa, est de démontrer que l’accélération est l’un des éléments capables de déterminer les autres sphères de la vie, tant pour ce qui concerne le rapport de production que les rapports sociaux et culturels. Cette thèse est évidemment séduisante puisque chacun peut, dans sa quotidienneté, percevoir les effets de ces accélérations multiples et désynchronisées. En effet, les accélérations techniques (transports, communications, productions industrielles…), du changement social (styles de vie, structures familiales, affiliations politiques et religieuses, affiliations à des organisations sportives…) ou du rythme de vie (multiplication des tâches…) ne possèdent pas de synchronisation l’une envers les autres ou de logique et de cohérence globales. Il est possible comme le prétend Rosa, que cette désynchronisation des différentes sphères soit l’une des raisons du mal-être, de la souffrance, voire de la crise.

Néanmoins, il serait réducteur de limiter l’analyse de la crise à l’accélération que propose, dans un premier temps, l’industrialisation. Car pour que cette accélération ait du sens, il faut que s’accélère également la consommation, donc les flux monétaires et financiers, donc démographiques. Cette accélération produit de la masse.

Il nous faut bien sûr, avant d’aller plus loin, tenter de décrire ou de définir ce que peut être la masse. Je ne ferai pas de la foule, du peuple, une masse. La masse est-elle une agrégation spécifique ? Je serais tenté de le penser. En effet, le terme « peuple » vient du latin populus et concerne le processus de peuplement ou de dépeuplement, ce qui relève toujours d’un acte de culture en soi. Le terme de « foule » lui vient du terme « fouler » qui signifie presser ou proprement « endroit où on est pressé ». La foule semble sans doute moins « noble » que le peuple, la dimension culturelle y étant moins présente. Le terme « masse » vient de « amas » dérivé du latin massa. Cela signifierait plutôt entasser. Il n’y a plus de dimension humaine et culturelle dans la notion de masse. Cette dernière pouvant se décliner de différentes manières. Si les termes de « peuple » et de « foule » sont donc caractéristiques de l’humanité, la « masse » concerne tant les objets que les hommes. Nous sommes dans une situation d’indéfinition humaine. Seule la dimension, c’est-à-dire le nombre, qui peut-être également indéfini mais élevé, définit la masse. Il ne faut pas négliger non plus le fait que la masse provient d’un entassement, c’est-à-dire d’une superposition informe. De ce fait, étudier le peuple, la foule ou la masse ne relève sans doute pas du même exercice.

La masse, en tant qu’entassement, n’est possible que dans un monde d’accélération de la production, de la consommation, de la spectacularisation du monde vécu. L’accumulation, ou l’amas, l’entassement, correspond également à une forme spécifique de l’accélération dans le monde du capital. Pas d’accumulation possible dans ce monde si la vitesse toujours accélérée ne permet pas la reproduction et l’accroissement de ce capital. L’accumulation devient de la sorte l’un des fondements des rapports sociaux dominants.

Ce que nous pourrions dire également c’est que l’effet de masse produit la masse. La masse humaine produit le travail, la production de masse, la consommation de masse. Autrement dit, dialectiquement, la masse humaine crée une société de masse totale et cette société de masse totale accroît la masse humaine en tant qu’agrégation d’individus « désaffiliés », fils de personne. Cette mission de désaffiliation, d’émergence d’électrons est confiée au « spectacle de la culture » et à « la culture du spectacle ». Bien avant d’autres, Horkheimer et Adorno avaient appréhendé cette dimension lorsqu’ils écrivaient que « la culture est une marchandise paradoxale. Elle est si totalement soumise à la loi de l’échange qu’elle n’est même plus échangée ; elle se fond si aveuglément dans la consommation qu’elle n’est plus consommable. C’est pourquoi elle se fond avec la publicité […] qui sert de refuge à ceux qui organisent le système et le contrôlent » (18) car, et c’est ici une formidable intuition, la réception et la compréhension des biens culturels n’a de sens que dans une production qui ne soit pas industrielle, c’est-à-dire qui ne saurait reposer sur la nécessaire éphémérisation de tout produit industriel. Kracauer en est conscient dès la fin des années 1920 puisque dans son texte paru le 4 mars 1926, « Culte de la distraction », il écrit que « les biens culturels que les masses se refusent à recevoir ne sont plus en partie qu’un patrimoine historique, parce que la réalité économique et sociale dont ils dépendaient a changé » (19). Les biens culturels de masse, que les masses reçoivent et qui deviennent des biens sous-culturels, dépendent donc d’une industrialisation qui repose sur deux vecteurs : vitesse de production et vitesse de lecture, de compréhension, d’appropriation, de consommation, de ces biens par les individus. Or, l’accélération de la vitesse de production, de compréhension et d’appropriation, de consommation de ces biens culturels repose également sur la nécessaire diminution de la complexité du sens de ces biens culturels. C’est à ce prix que le spectacle peut être le support de l’idéologie dominante et c’est seulement à ce moment que la culture devient culture de masse ou sous-culture et permet le développement des nouveaux populismes. Arendt confirme à sa manière les propos de Kracauer en rappelant que « la culture de masse apparaît quand la société de masse se saisit des objets culturels, et son danger est que le processus vital de la société (qui, comme tout processus biologique, attire insatiablement tout ce qui est accessible dans le cycle de son métabolisme) consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira » (20). Ainsi, le « spectacle culturel » qui ne se consomme que dans la massification et la vitesse croissante, car tel est le credo de notre société de consommation, détruit la culture sur les lieux de loisirs et d’éducation.

Néanmoins, ce « monde » comme le dit Kracauer, « est constitué de parcelles d’événements aléatoires dont la succession tient lieu de continuité signifiantes. Similairement, il faut voir la conscience individuelle comme un agrégat de restes de convictions et d’activités diverses ; et comme la vie de l’esprit manque de structure, des impulsions émanant des régions psychosomatiques peuvent venir combler les interstices. Des individualités fragmentées remplissent leurs rôles au sein d’une société fragmentée » (21). Ces individus fragmentés sont constituants de la masse humaine tout comme les fragments de la société participent de l’accroissement des secteurs massifiés de la société.

Cette fragmentation est d’ailleurs analysée par Arendt qui évoque la perte de transcendance des partis politiques, la disparition des classes sociales et des citoyens, ces derniers faisant place à la « masse ». Que les partis politiques contemporains perdent ce qui était leur raison première d’être, la représentation et la défense des intérêts de classe (avec les idées, les projets, les formes de lutte et de résistance, la construction d’espaces politiques), cela semble se confirmer avec les élections nationales qui mobilisent de moins en moins des électeurs de plus en plus éloignés de ces partis ou de la chose publique. Que les classes sociales, dans leurs catégorisations classiques, soient en pleine déconstruction pour être, petit à petit, remplacées par des masses encore non catégorisées, non classifiées, par les sociologues et les politistes et qui, malgré tout, se paupérisent, cela est fort possible. Lorsqu’Arendt écrit que « la chute des murs protecteurs des classes transforma les majorités qui somnolaient à l’abri de tous les partis en une seule grande masse inorganisée et déstructurée d’individus furieux. Ils n’avaient rien en commun, sinon une vague conscience que les espoirs des adhérents des partis étaient vains, que, par conséquent, les membres les plus respectés, les plus organisés, les plus représentatifs de la communauté étaient des imbéciles » (22), le peuple n’existe plus, il a disparu sous les efforts du capital pour fragmenter la société. Il s’agit d’ailleurs de l’une des contradictions les plus étonnantes, puisqu’à l’époque de la société dite globale ou mondiale, la fragmentation est ce qui définit au mieux la quotidienneté des individus alors que la mondialisation devait faire croire à l’existence d’une société universelle.

La fragmentation des populations en atome conforme et fait finalement disparaître la notion de « peuple », nous pouvons alors évoquer deux types de masse qui, l’une et l’autre correspondent à des périodes, sans doute très courtes, de l’histoire. Ainsi, au début de l’industrialisation jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la massification s’est construite sur des relents identitaires collectifs. Cette masse peut être visible au sein des grandes manifestations fascistes ou nazies et Leni Riefenstahl dans son film documentaire de commande, Le Triomphe de la volonté, montre parfaitement l’importance que les nazis accordaient à la masse et la force qu’ils désiraient lui transmettre. Cette masse qui repose sur la fausse conscience, sur l’abrutissement organisé par les formes du spectacle politique, accélérés par la technique, le film, la radio, les journaux, est celle d’un temps révolu car elle croit encore à un « nous » générique et par cette croyance même fait exploser toute possibilité d’existence de ce « nous » et provoque toutes les formes de fragmentation de la vie.

La seconde masse est celle dont parle Anders. C’est une masse issue de la première masse, mais cette seconde masse est travaillée par la technique, par les sciences rationnelles, par la vitesse et l’accélération, par le spectacle, par la massification de la vie elle-même. Cette masse est le résultat du frottement continuel de la vie avec la technique devenue capital au travers des équipements. Le résultat est particulièrement étonnant puisqu’il soumet la vie des hommes à un moment particulier, voire singulier, des systèmes sociétaux. En effet, si la masse existe bien, la forme prise par celle-ci n’est plus collective. Autrement dit, pour la première fois l’homme de la masse ne se reconnaît pas dans celle-ci même s’il lui appartient car, comme tous les autres individus, il agit de manière conforme en pensant être autonome. La masse contemporaine est donc une masse d’atomes, individualisés, qui ne cherchent pas à se reconnaître dans l’autre ou les autres en tant qu’unité, soit par les similitudes ou les ressemblances, soit par les différences mais, au contraire, qui pensent être différents et s’autonomiser des autres en agissant de manière conforme. La nouvelle masse est donc une masse individualisée. Ainsi, comme le prétend Anders, « une bonne massification est une massification disséminée » (23) qui ne permet pas à l’individu de retrouver les autres individus de la masse.

Cette individualisation au sein de la masse est désormais considérée comme une liberté, mais cette dernière n’est jamais analysée comme étant une hétéronomie, une dépendance de l’individu par rapport au tout car il n’est pas armé pour l’épanouissement. Son repli sur la sphère privée est pour lui la marque de la liberté alors que sa sphère privée est constamment violée par la sphère publique et que cette dernière subit continuellement les marques des individus hétéronomes qui pensent étaler leur liberté en étalant leur sphère privée en public. Les équipements tels les smatphones ou les I-Pod sont un peu les marques de la sphère privée que l’on emmène de plus en plus en public, proposant soit le développement d’une conversation privée au milieu d’une rame de métro ou faisant profiter à chacun de ses goûts musicaux. Les émissions de télévision dites télé-réalité sont également de parfaits analyseurs de ces débordements réciproques des masses disséminées.
Seule cette technique permet la véritable massification, cette massification qui n’a pas besoin de faire corps puisqu’elle est disséminée mais fait masse autour de la technique, autour de l’objet. Il en est ainsi de la télévision. Patrick Lelay, ancien patron de la chaîne de télévision TF1 avait parfaitement compris la finalité de cet appareil stratégique qu’est la télévision. Il ne s’agit pas réellement d’informer, les informations sont partielles, dirigées, tues, inventées, il ne s’agit pas non plus de cultiver car les quelques émissions culturelles sont le paravent d’une débauche d’efforts pour produire une bouillie informe d’émissions, de feuilletons, de séries, de reportages, susceptibles de préparer le téléspectateur à l’essentiel. « Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible. C’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages de pub. Ce que nous vendons à Coca Cola c’est du temps de cerveau disponible » avait-il déclaré en 2004. Il s’agit ici du paradigme même des formes du divertissement, de ce détournement nécessaire de l’esprit des choses essentielles de la vie vers l’inessentiel : la création de nouveaux besoins, la consommation névrotique, l’acceptation du fait accompli. Ce paradigme du divertissement, du détournement, est également celui de l’étourdissement, celui de l’accélération, celui de la massification.
Mais le capitalisme peut-il se contenter d’une massification ? Il s’agit là de la question la plus centrale : comment jusqu’à présent, le capital a pu se reproduire et s’accroître dans le monde moderne ? Nous pourrions aborder une quantité de réponses techniques et politiques : par une redistribution injuste et inégale, par l’exploitation des travailleurs, par la lutte des classes. Toutes ces réponses sont évidemment justes, mais sont-elle suffisantes ? L’une des mieux appropriées, celle que je propose désormais, se trouve dans le fait que le capital a rendu de manière croissante la superfluité banale. Cette superfluité est celle des objets produits, ils se succèdent, se remplacent les uns les autres. Leur durée de vie est de plus en plus courte. C’est le cas par exemple de l’automobile, des appareils électroménagers, des vêtements, des immeubles conçus désormais pour deux ou trois décennies. Rien ne reste, tout est consommé, digéré mais, comme toute digestion cela laisse des excréments. On jette donc, on recycle parfois, on casse. On dépose dans de grandes décharges. Certaines régions de certains pays se sont spécialisées et deviennent des régions-décharges qui accueillent par exemple des navires-épaves à désosser, des millions de téléphones mobiles avec leur batterie à « recycler », des millions d’ordinateurs cassés, dépassés. Ces régions sont superflues comme l’étaient tous ces équipements. Seule la superfluité est nécessaire dans le projet de « développement » du capital. C’est donc par cette superfluité des objets dont la production est massive que le capital trouve sa raison d’être, son mode de développement. Cette superfluité, enjeu de la compétition mondiale, n’a fait que de croître au fil du temps ce qui explique la nécessité de vitesse et d’accélération.
En effet, cette superfluité des objets est également liée à la manière dont le temps peut être appréhendé. Bien sûr que le temps semble important, mais il semble seulement. En effet, lorsqu’un sprinter court un 100 mètres en 9 secondes 58 centièmes, il met moins de temps que s’il le courrait en 10 secondes. De fait, pour une même production, il a fait disparaître une partie du temps soit 42 centièmes de seconde. Cet exemple est valable pour la production industrielle. En effet, si une industrie produit cent pièces en une heure au lieu de les produire en une heure et demie, elle aura fait disparaître une demi-heure. Certains me répondront que le temps n’a pas disparu, qu’il a été au contraire libéré pour d’autres tâches qui peuvent participer du loisir ou de l’accroissement de la production par l’accroissement de la productivité. Pourtant ils se tromperaient puisque le temps ainsi « libéré » sert à produire davantage. Dans l’absolu, le coureur de 100 mètres vise à battre le record perpétuellement et son désir est d’obtenir le record absolu, à savoir courir cent mètres en 0 seconde. Autrement dit, le temps disparaît, il est superflu dans le développement de l’expérience capitaliste absolue. Ce fantasme, l’un de ceux développés par toute la production capitaliste, touche donc tous les secteurs de cette production : l’industrie, la culture et les « arts », les loisirs, les services publics. Ici encore, Anders avait eu cette intuition géniale en remarquant que la lutte contre le temps était engagée avec la volonté de rendre nos actions atemporelles même si ces tentatives lui semblaient « une fois pour toute condamnées à tendre de façon asymptotique vers leur fin sans jamais l’atteindre, c’est-à-dire condamnées à échouer » .
C’est l’une des tensions que connaît le capital qui, à la recherche d’un absolu, un record de productivité, une disparition du temps, la superfluité absolue de toutes les contraintes freinant l’accroissement du capital, développe de la sorte toutes les crises possibles. La superfluité est donc, sans aucun doute, l’une des catégories centrales du capitalisme. Anders encore persiste en affirmant que, comme pour le coureur dont j’ai pris l’exemple précédemment, l’idéal « de l’Homo Faber d’aujourd’hui consiste à devenir capable et à rendre son monde capable d’atteindre les fins de tous ses actes comme par magie, c’est-à-dire immédiatement, sans perdre de temps, sans prendre de temps » . Cette magie est celle du coureur qui cherche l’absolu record, celui du producteur industriel qui cherche à faire croître la productivité de ses unités de production (avec ou sans travailleurs…). Comme le dit encore Anders, « le rêve de notre époque est de se débarrasser du temps. Une société sans temps (au lieu d’une société sans classes), voilà ce que nous espérons pour demain. Et c’est à peine s’il reste à notre époque un instant qui n’est pas consacré ― car c’est bien connu, “le temps ne joue aucun rôle” ― à se débarrasser du temps, à faire du temps une affaire obsolète, une chose d’hier » . Alors même s’il est difficile, impossible, de se débarrasser du temps dans sa totalité, il devient pour partie superflu car on s’en débarrasse pour partie. Anders a sans doute raison lorsqu’il déclare que le rêve serait une société sans temps plus qu’une société sans classes. Mais pour obtenir cette première, même partiellement, sans doute faut-il d’abord passer la seconde, autrement dit une fois encore, développer la masse humaine, l’homme déclassé, l’homme sans qualité évoqué par Robert Musil .
De fait, et c’est ce que je désire montrer également, la crise existe évidemment parce qu’il y a un affrontement entre le capital et les travailleurs mais, plus que cela, le capital est en lutte, s’affronte et désire détruire ce qui a existé, ce qui existe et, par anticipation ― parce que le temps est un obstacle dont on doit se débarrasser pour être toujours « avant » les autres ―, ce qui existera : les biens, les services, les équipements, les hommes dans leur dimension culturelle. L’objet n’a pas besoin d’être déjà créé pour être déjà programmé pour la destruction. Cette récurrence croissante de la superfluité, puisque rien n’est plus indispensable et que tout doit être remplacé toujours plus vite, fait que le principal projet de l’homme capitaliste est désormais de savoir comment rendre superflu ce qui n’existe pas encore. C’est en ce sens, et parce que sa survie en dépend, que l’homme capitaliste fait de la superfluité la catégorie centrale du capitalisme passé, contemporain et à venir. Cette dimension morbide de la consommation inscrit la disparition de l’œuvre en tant que culture, de la culture et donc de l’homme.
Cette situation de crise, qui peut durer dans le temps, du moins tant que le capitalisme décidera ou pourra digérer tout ce qu’il avalera dans son délire d’anthropophagie culturelle totale, ne peut se résoudre que deux manières : la première par la destruction nécessaire et rapide d’un capitalisme qui ne peut-être « humanisé », contrairement à ce qui est parfois prétendu, la seconde par la montée d’une superfluité de l’homme caractéristique des régimes totalitaires qui mènerait vers des horizons fort peu connus.

3 : Appareils Stratégiques Capitalistes et populisme

Pour faire accepter accélérations, massifications et superfluité de la vie, le capitalisme possède ses appareils. Je les ai nommés « appareils stratégiques capitalistes ». C’’est par eux, grâce à eux que le populisme, un populisme d’adhésion aux valeurs dominantes, peut se développer et faire progresser les idéologies les plus réactionnaires et qui semblent les plus libérales et internationalistes.
Les appareils idéologiques d’État définis par Althusser ont rempli leur rôle qui était de mener la totalité sociétale à accepter que la contradiction de la modernité qui s’exprime à travers la lutte des classes soit résolue dans l’écrasement définitif des solidarités institutionnalisées, réglementées.
Ces nouveaux appareils ne visent plus à la formation première d’une identité restreinte (nationale par exemple) construite par les réalités historiques pour un appareil de production bourgeois national, mais à la construction d’une non-identité universelle reposant sur une fausse conscience d’identité individuelle ― chacun pensant être différent. Cette non-identité vise à la production ou la reproduction de l’appareil de production, non plus bourgeois (en tant que celui-ci est historiquement identifiable à des individus), mais capitaliste et international ou supranational.
Ceci signifie que l’identification du capital, son « appartenance à », s’opacifie en même temps que se creusent des inégalités, de ce fait, de plus en plus difficiles à combattre. Le capital n’appartient plus à X, il est celui d’un groupe, il s’agit de titres, d’actions ou d’obligations. Il n’est plus national, il est devenu transnational, supranational, mondial. Se mobiliser contre pose donc le problème de l’identification de la juste cible, de la juste revendication pour les salariés. Cette mondialisation qui se caractérise principalement par l’internationalisation de l’économie qui repose de manière croissante sur des transactions financières, accélérées, purement spéculatives, de devise à devise, dont le volume et la valeur s’accroissent pour atteindre un montant cinquante fois plus élevé que celui des échanges commerciaux , est l’une des défenses et l’une des attaques du capital contre le travail. Ce dernier connaît les pires difficultés pour structurer une lutte cohérente contre les moyens qui lui sont opposés. Cette non-identité du capital repose sur la compétition généralisée qui traverse la totalité des appareils. C’est pour cela que j’ai nommé ces appareils « appareils stratégiques capitalistes » (ASC). Ils ont pour finalité de massifier d’agréger, d’unifier mais, contrairement aux appareils idéologiques d’État proposés par Althusser, ils ne se soucient plus des différenciations culturelles et historiques (comme l’école de la IIIe République en France ou la religion protestante en Angleterre ou en Allemagne), mais cherchent à s’imposer toujours et en tout lieu comme la réalité non-idéologique de la compétition en tant que celle-ci est la vie, la nature humaine universelle et, peut-être, comme cela est soutenu par quelques auteurs postmodernistes, la base d’une nouvelle démocratie , une compétition dont les principaux outils idéologiques sont l’accélération et la compétitivité ou le rendement.
Les appareils stratégiques capitalistes sont aujourd’hui en construction et chacun d’entre eux mériterait une étude exhaustive. Ils servent ce que j’ai nommé la polymérisation de pensées de faible densité . En effet, le polymère, qui est un corps chimique, est formé par l’agrégation de monomères, c’est-à-dire de molécules de faible densité, de faible masse. En s’agrégeant, les uns aux autres, les monomères forment, in fine, des composés de masse moléculaire élevée, autrement dit renforcée. La polymérisation de la pensée permet donc de renforcer politiquement des pensées de faible densité, de faible qualité mais qui, de la sorte, occupent l’espace politique en faisant disparaître les véritables alternatives, les véritables projets. Ce sont des pensées voisines, des pensées sœurs qui, tout en semblant s’opposer les unes aux autres, se rejoignent sur l’essentiel ― le travail, le marché, la valeur, la croissance, les échanges, le capital ― proposant à la marge des réformes en laissant le noyau dur de l’idéologie intact de toute proposition, de toute attaque, de tout désir de changement. Le populisme se trouve ici… Dans la quasi obligation d’adhésion à ces polymères
De la sorte, il est possible d’analyser les appareils qui produisent ces pensées polymérisées, idéologiques, qui structurent l’espace politique. La télévision, par exemple, est devenue un appareil stratégique transnational de structuration de l’idéologie capitaliste et de répression intellectuelle, débordant largement le cadre national de l’occupation de loisirs ou de la formation idéologique : choix des émissions, des images, des publicités trans et supra nationalisées, des commentaires (contenus et formes de ceux-ci) et des analyses politiques, économiques et sociales, normalisation internationale des programmes et copies de ces derniers, normalisation des retransmissions sportives en direct, création d’un vedettariat international a-culturel, journalistes, chanteurs, humoristes, philosophes et intellectuels cathodiques. Derrière la théorie d’une communication et d’une information qui participeraient, l’une et l’autre, de la formation de l’altérité et du projet démocratique, se développe de fait un conformisme détruisant les véritables choix. Cornélius Castoriadis le notait déjà lorsqu’il déclarait : « Lorsqu’un individu achète un frigo ou une voiture, il fait ce que font 40 millions d’autres individus, il n’y a ni individualité ni autonomie, c’est précisément une des mystifications de la publicité contemporaine : “Personnalisez-vous, achetez la lessive X.” Et voilà des millions de personnes qui se “personnalisent” en achetant la même lessive. Ou bien, 20 millions de foyers à la même heure et à la même minute tournent le même bouton de leur télévision pour voir les mêmes âneries. Et là, c’est aussi la confusion impardonnable de gens comme Lipovetsky et autres, qui parlent d’individualisme, de narcissisme, etc., comme s’ils avaient eux-mêmes avalé ces fraudes publicitaires. Le capitalisme, comme précisément cet exemple le montre, n’a pas besoin d’autonomie mais de conformisme. Son triomphe actuel, c’est que nous vivons une époque de conformisme généralisée ― pas seulement pour ce qui est de la consommation, mais de la politique, des idées, de la culture, etc. » .
En effet, non seulement le conformisme atteint les consommateurs mais, également, les producteurs d’idées, comme le remarque Castoriadis, ainsi que les diffuseurs. L’exemple de la catastrophe de Fukushima est, de ce point de vue, remarquable. Malgré toutes les émissions d’information retransmises sur toutes les chaînes de télévision, ces informations, justement, étaient toutes contrôlées par le gouvernement japonais puisque les seules images qui sortaient, les seuls témoignages, étaient l’œuvre d’une seule et même chaîne de télévision japonaise, contrôlée par le pouvoir japonais. Ainsi, tous les téléspectateurs, branchés sur toutes les chaînes potentielles n’ont obtenu qu’une seule et même information. De la sorte, les frontières et l’espace ne représentent plus un obstacle, ni même le temps. C’est au contraire leur abolition qui est le meilleur support de l’idéologie capitaliste en faisant croire à la possible autonomie des individus dans l’acte d’information ou de connaissance. C’est à ce moment que la vulnérabilité est la plus grande puisque l’information contrôlée cède sa place à grande vitesse à une autre information contrôlée mais qui se dit toujours libre et autonome. Rien ne ressemble plus à un journal d’information télévisé qu’un autre journal d’information télévisé. Les mêmes journalistes présentent, les mêmes thématiques y sont développées, les mêmes formats y sont imposés.
L’appareil stratégique capitaliste informatif ne se limite évidemment pas uniquement au système télévisuel. Il comprend, bien sûr, comme nous l’avons vu, ces systèmes télévisuels mais, également, les systèmes radiodiffusés, la presse écrite, les revues et les magazines, les supports informatiques. Cependant, désormais, l’information, le contrôle de celle-ci mais, également et surtout, la surveillance et le contrôle de ceux qui vont chercher l’information, sont devenus plus aisés. Au travers des téléphones mobiles, les smartphones, des tablettes, des ordinateurs portables, internet est toujours là, ici et maintenant, provoquant le débit ininterrompu de l’information, la noyant, la distordant. Cette présence instantanée et continue est l’un des moyens privilégiés de contrôle et de formation des masses.
Il serait également possible de désigner l’armée comme étant un appareil stratégique capitaliste et non pas seulement un appareil de répression. Ainsi l’armée américaine en Irak a été une force idéologique pour le gouvernement américain sur le plan intérieur mais également au niveau international. Elle n’a pas seulement agit pour réprimer mais, également et surtout, pour porter et construire des formes politiques mises en scènes idéologiquement , ce qui dépassent et débordent le conventionnellement attendu. Que cet appareil fonctionne à la violence, à l’extérieur des frontières, comme le note Althusser, cela ne fait aucun doute mais, dans le même temps, cette armée agit comme n’importe quel appareil idéologique. Georges W. Bush a profité de l’idéologie répressive et des actions militaires à l’extérieur du pays pour déstabiliser la politique européenne, prendre position politiquement et idéologiquement dans une région productrice de pétrole, développer la notion de terrorisme, accepter l’idéologie techno-militaro-scientifique avec ses guerres de renseignement, de contre-renseignement, d’anti-renseignement. Il est d’ailleurs notable que l’appareil stratégique militaire, n’a d’intérêt qu’en lien avec l’appareil stratégique informatif, l’un et l’autre se renforçant. Les appareils idéologiques et de répression se rejoignent ainsi car, comme le notait Horkheimer et Adorno, s’est installée une forme apparemment plus souple d’autocontrôle individualisé , résultat, peut-être, de l’action combinée de ces appareils. De ce point de vue et plus que jamais, l’État est devenu inconscient, hors frontières, hors organisation politique démocratique et identifiable. Nous sommes face à une forme renouvelée de gouvernement mondial sans bâtisses, donc sans lieu physique, sans organisations politiques citoyennes identifiées comme centre institutionnel, sans élus. Les superstructures comme la Banque mondiale, l’OCDE ou la commission européenne, sont les appareils qui unissent ces doubles compétences de l’appareil idéologique et répressif et impulsent l’idéologie par toutes les structures institutionnelles nationales et internationales en interrelations de dépendance avec celles-ci. Or, le centre névralgique de l’idéologie dominante, son principal vecteur, celui qui permet production et reproduction de biens et services, de l’appareil de production (capitaux et main d’œuvre), de l’idéologie, c’est la mise en compétition de l’ensemble des agents et acteurs sociaux, de l’ensemble des institutions, l’universalisation de la mise en concurrence, l’accélération constante de toutes les productions.
De nombreux ASC sont, aujourd’hui, en cours d’élaboration. Ils possèdent des fonctions différentes mais tous visent à l’intégration des valeurs capitalistes au sein de toutes les communautés mondiales. Dans cette recherche de contrôle du développement capitalistique, les technologies soutiennent les techniques de l’information, ainsi la forme et le fond sont totalement liés. Herbert Marcuse avait déjà remarqué que « l’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la technologie, plutôt que de la terreur, pour obtenir la cohésion des forces sociales dans un mouvement double, un fonctionnalisme écrasant et une amélioration croissante du standard de vie » . Mais cette utilisation qui permet l’engourdissement de la critique et fait disparaître l’opposition, comme le remarque encore Marcuse, construit de nouvelles formes de contrôle puisque le changement qualitatif de la société n’est plus à l’ordre du jour et que la compétition généralisée s’impose partout, la banalité du quotidien, qui comprend la banalité de la technicisation, la banalité du mal, la banalité scientifique, celle de la consommation de masse, chloroformise toute tentative radicale. L’appareil stratégique informatique détruit le temps et l’espace en divulguant une information transnationale ou supranationale en temps réel dont la mise en scène participe de la banalisation du quotidien, de la vie et de la mort, donc de la banalisation ontologique et systémique de l’homme.
D’autres appareils stratégiques capitalistes peuvent être cités : il en va ainsi de l’appareil sportif ou de l’appareil éducatif. Chacun possède ses singularités, mais tous répondent à ces spécificités et les propositions suivantes sont les hypothèses indispensables à la construction théorique des ASC, à la compréhension du nouveau maillage idéologique mondialisé. Ceci n’est évidemment qu’un modèle dont l’incomplétude est certaine. Les ASC sont également le résultat d’un processus toujours mouvant, ils peuvent donc être altérés pour les besoins idéologiques, par l’idéologie qu’ils contribuent eux-mêmes à élaborer. Au sein de cette proposition des ASC se trouvent les institutions prises comme le résultat de « l’institutionnalisation générale du social » . Cela signifie que l’institution peut être comprise comme pratique, comme organisation juridique ou non juridique, que l’on y trouve une forme de segmentation, qui génère une polysémie au sein même du concept . Néanmoins, cette institution fait l’objet d’une analyse qui la définit et s’élabore sur certains concepts. Ces derniers relèvent d’une dialectique propre à la compréhension des rapports de force et de domination existant au sein de l’institution. C’est le cas des relations institué/instituant, centre/périphérie, individu/institution . Ainsi, les ASC en tant qu’institution peuvent relever tant de l’appareil scolaire que sportif, informatif ou politique et économique. Ils peuvent également s’inscrire dans un espace professionnel ou de loisirs mais, également se rapprocher, en tant que pratique sociale de l’outil, comme la télévision ou l’ordinateur au travers de la pratique « informationnelle » que peut proposer, par exemple, internet. Les ASC sont donc, avec une dimension différente de celle afférant aux AIE, des appareils de production, de diffusion des idéologies mais, également, de reproduction dans une dimension altérée, c’est-à-dire dans un processus de globalisation du capitalisme. Il est enfin important de souligner que les ASC ne font pas disparaître les AIE de manière brusque et simultanée. Tout comme l’industrie est devenue la forme dominante de production faisant disparaître progressivement, mais pas totalement, l’artisanat, les ASC s’imposent comme le modèle dominant des appareils capitalistes. Cependant, même si les ASC visent à la domination totale en tant qu’appareils, ils n’ont sans doute pas encore éliminé la totalité des AIE.

1) Les ASC, comme toute institution, relèvent du mouvement général de la dialectique, et s’y trouvent en son sein l’unité des contraires. Ainsi les ASC sont toujours davantage que ce qu’ils paraissent. Au sein de la pensée dominante, l’autonomisation des fonctions « nobles » des ASC s’effectue, est affirmée, aux dépens de fonctions inavouées, cachées ou scotomisées mais réelles. De la sorte, les ASC semblent toujours être le résultat de la « raison », du « pragmatisme » ou de la « rationalité » en tant que valeur indépassable de la modernité afin d’assurer les meilleures conditions de vie ou le bonheur général. En tant qu’ASC la télévision, par exemple, est présentée en tant qu’appareil d’informations objectives et de distraction, jamais comme un appareil d’engourdissement culturel et politique des masses.

2) Là où l’AIE s’inscrivait dans un processus historique, idéologique, national différencié et différenciant, les ASC visent à l’uniformité, au conformisme, des institutions et des idéologies sans considération de frontières, de cultures et d’histoire, sans considération morales ou éthiques. En ce sens, les ASC sont plus que la transformation des AIE. Plus précisément, les AIE sont des appareils de transitions qui mènent, selon la logique capitaliste, à l’élaboration d’appareils susceptibles (les ASC) de soutenir un capitalisme mondialisé, « agressif », n’ayant pas d’autres objectifs ni finalités que l’accroissement du capital et la reproduction du processus capitaliste de production mondialisé au travers du développement des sciences et des techniques.

3) Les ASC sont des appareils d’information idéologique et d’éducation de la masse informe, c’est-à-dire atomisée ou disséminée. Cela concerne tant les modes d’information que peuvent être les différentes institutions de presse et de communication (télévisuelle, radiophonique, écrite, internet), que les institutions d’éducation ou pédagogiques (écoles, universités, institutions éditoriales…), les institutions économiques ou politiques (OCDE, Parlement européen, Banque mondiale, agences de notation...).

4) Les ASC sont les lieux de la compétition massifiée, dans le sens où la masse est cette partie de la population « déclassée » de toutes les couches sociales, formant la nouvelle classe des déshérités culturels, politiques, économiques ou sociaux. Dialectiquement, les ASC visent à développer la « masse » au mépris de l’existence de populations et d’individus conscients. La masse est la « matière » indispensable au développement du capital, finalité visée des ASC. C’est pour cette raison que la masse qui peut se former et se développer tant au niveau régional que national prend surtout son sens dans le sein du capitalisme mondialisé, dans un espace supranational ou mondial et qu’elle lui est indispensable.

5) Les ASC visent à mette en compétition tous les acteurs, institutions, masses et individus, afin de « naturaliser », dans un mouvement dialectique, la lutte de tous contre tous, de tous contre chacun et de chacun contre tous. Les outils principaux de cette compétition sont la vitesse (l’accélération) et la productivité (le rendement) qui permettent de hiérarchiser au travers de l’évaluation des valeurs (richesse réelle et valeur abstraite), les différents niveaux de production, les différents producteurs, selon l’ensemble des critères et indicateurs capitalistes mondialisés. L’idée de progrès est liée à l’amélioration de ces indicateurs mondialisés qui imposent les notions de développement et de progrès.

6) Les ASC ont pour mission d’imposer les formes les plus aigues de la flexibilité, de la déréglementation et de la mobilité. C’est ainsi que l’on forme, que se forme, le nouveau prolétariat du tertiaire ou technologique, fait d’individus « technicisés » ou « technologisés », dépendants des techno-sciences, de leurs applications industrielles et de leurs potentiels rendements capitalistiques. C’est par les « techniques » que les individus deviennent les prothèses mêmes de leurs propres « sciences » et « techniques », des parties de la machine qu’ils ont eux-mêmes créée, et dont les ASC défendent les logiques internes et externes.

7) Les ASC transforment les lieux de l’intellectualité en lieux de production et de consommation, en lieu d’ornement et de spectacle. Ils modifient de la sorte la valeur et la destination de toute activité intellectuelle en se l’appropriant, en la détournant. Ils détruisent ainsi toute forme de pensée dialectique, toute imagination et renforce la polymérisation des pensées de faible densité, renforçant les courants dominants. C’est ainsi, et pour exemple, que les laboratoires publics de recherche, accueillis au sein de l’appareil universitaire, sont lentement instrumentalisés aux désirs du marché mondial et placé dans une situation de compétition généralisée. La « compétition des savoirs » qui se mesure à l’aune de résultats économiques, du spectacle de ceux-ci, fait disparaître toute possibilité de négativité et de dialectique en acte. La finalité visée est l’appropriation, l’instrumentalisation, la spectacularisation de la connaissance par le capitalisme mondialisé, son utilisation en tant que marchandise.

8) Les ASC forment les travailleurs sur des objets et des secteurs portés par l’industrie et l’économie. L’instrumentalisation des « masses » est quasi-totale au sein des projets politico-économiques de la classe dominante capitaliste. Les ASC rendent le travail et les travailleurs quantité négligeable car totalement interchangeables au sein de l’espace européen, dans un premier temps, mondial ensuite. Ils banalisent les formations, les compétences, les savoirs, les connaissances de toute nature dans le temps et dans l’espace en leur faisant perdre toute forme de complexité.

9) Les ASC vont organiser les formes modernes de production capitalistes de tous les secteurs d’activité en augmentant la précarisation et la vulnérabilité des individus, étudiants et travailleurs, chômeurs, retraités, sans statuts, leur flexibilité, leur mobilité spatiale et sociale sur le marché du travail, en générant l’inutilité par l’accélération du développement technique et scientifique. Cette fragilisation qui permet l’utilisation technologique de « chair à travail » comme il y a de la « chair à canons » crée, à terme, la « superfluité » de l’Homme.

10) Les ASC organisent l’ordre par l’autocontrôle et l’auto-répression des individus au sein des masses elles-mêmes organisées autour de la dialectique abondance/rareté. De la sorte la sortie du conformisme devient difficile et c’est au sein d’une société « kafkaïenne », au centre symbolique fort et à la périphérie massifiée et disséminée, que la démocratie, en tant que système politique du peuple conscient pour le peuple conscient et organisé par le conscient, tend à disparaître pour faire émerger une technocratie mondiale, représentant le centre dominant d’un pouvoir mondial déterritorialisé face à une périphérie dominée et informe.

11) Les ASC participent de la transformation des valeurs par la création d’ornements, de spectacles et de divertissements. L’ornement du travail est la technique, la vie devient spectacle (télévisé ou « webisé »), le détournement devient l’essence (la société dite des loisirs). De ce fait l’existence elle-même devient une abstraction de par la valeur abstraite que le travail possède dans sa dimension technique, que la vie possède dans sa dimension spectacularisée qui ne dévoile rien du réel ni au spectateur ni à l’acteur lui-même, que l’essence possède dans sa dimension détournée. L’abstraction même de l’humanité est, pour partie, la disparition de l’humanité de l’homme.

12) Les ASC détruisent subséquemment les notions d’art et d’œuvre (donc de chef d’œuvre). L’art en tant que réalisation transcendante de l’imagination de l’homme et l’œuvre en tant que réalisation d’une connaissance artisanale subjective devaient être les supports de vie des sujets en tant que la subjectivité reste l’essence de la vie et des valeurs de celle-ci. Les disparitions de l’art et de l’œuvre, par la marchandisation, l’instrumentalisation, la décomplexification liées à l’accélération de la production, de la consommation et de la spectacularisation industrielles, sont la symptomatique d’une période de déshumanisation et de la mise en spectacle de celle-ci et de ses ornements.

13) Les ASC participent de la structuration rationnelle spatiale dominante, de la politique urbaine dominante par la monumentalisation spectaculaire de l’espace vécu et par son rendu médiatique. De la sorte, le spectacle du travail devient spectacle de l’architecture (Pékin, la Défense, Londres, Rio, Dubaï…), l’expression architecturale bétonnée s’imposant à « l’univers de chair » de l’intersubjectivité en structurant celle-ci. Ces ASC montrent le choix techniques et esthétique opéré par les sociétés modernes capitalistes et les formes de domination induites.

14) Les ASC participent de la rationalisation technique du temps (travail-loisir-travail) et de sa structuration. L’accélération de la production, l’accroissement de la productivité structurent le temps puisque la compétition est toujours une lutte contre ce dernier jusqu’à sa disparition fantasmée. La rationalisation du temps n’a plus de limites ni de fins, et participe de la production sans fin des « sciences » et des « techniques » et de l’accélération du rythme des innovations, des découvertes ou des « inventions » et, in fine, des marchandises.

15) Les ASC reposent sur un mythe. Ils se proposent d’être une forme non idéologique de formation, d’information, de spectacle, d’encadrement massif des individus qui reposerait sur un quasi idéal démocratique de compétition des savoirs, des connaissances, des productions se pratiquant mondialement selon les mêmes formes, les mêmes règles. Le culte de la performance s’insère ainsi dans l’ensemble des rets de la vie humaine, tant intime que publique.

16) Les ASC vont organiser les logiques de qualification et d’exclusion car il n’y a pas de compétition sans vainqueur mais, également et dialectiquement, sans perdants, sans disqualifiés ou éliminés. La recherche névrotique de croissance organisera systématiquement la prospérité d’un petit nombre au détriment de la grande majorité dans un processus capitaliste dont la logique veut que les moins nombreux (les sélectionnés, les vainqueurs…) usent de leur richesse lorsque la majorité (les vaincus, les éliminés, sur tous les continents, dans tous les pays…) use son corps (physique, politique, culturel et social).

17) Les ASC participent de la mobilisation générale et totale de l’appareil de production capitaliste, de la « chair » indispensable au bon fonctionnement de cet appareil (travailleurs, étudiants, chômeurs, retraités, sans statuts…) et, de ce fait, les individus seront incapables de discerner derrière la « machinerie » ceux qui l’utilisent, ceux qui en tirent profit et ceux qui la subissent ou payent pour elle .

18) Les ASC en tant qu’appareil permettant le développement de toutes les formes de domination (physique, psychologique politique, économique, sociale, culturelle…), de marchandisation, non seulement participent du développement de la superfluité (des hommes, des objets, de l’environnement, des interrelations…) mais, au travers de celle-ci, de la construction des formes de totalitarisme à venir. Les appareils stratégiques capitalistes sont donc les appareils qui sont désormais les mieux à même de tisser le lien structurel entre toutes les formes de régime politique, y compris la démocratie, et le totalitarisme, ce dernier étant compris comme conséquence quasi inéluctable du fonctionnement d’un capitalisme avancé ou développé.

Ces premières analyses générales des ASC peuvent, bien sûr, être complétées puisque relevant d’une forme « universelle », et les figures dialectiques des ASC peuvent s’exprimer dans la particularité ou la singularité. Mais ce qui reste signifiant est la structuration supranationale de ces appareils qui, in fine, nous intime l’obligation de nous construire en masse sans logique politique d’opposition au capital, de rébellion ou d’insurrection. Comme le souligne René Lourau, les appareils idéologiques, en tant qu’institution, ne sont jamais totalement ce qu’ils semblent être et derrière l’illusion de libération par choix individuel, s’inscrit le conformisme le plus dangereux et le moins pensé. Sans doute se trouve ici les nouvelles formes de populisme.

1ère publication : avril 2012