« Pas n’importe qui... »

, par Alain Brossat


Le lendemain de la victoire de François Hollande, dans son édition datée du 8 mai 2012, Le Monde publiait de larges extraits du discours prononcé par celui-ci, quelques heures après l’annonce de sa victoire, en son fief de Tulle (Corrèze). Mais le quotidien du soir omettait, de manière bien regrettable, d’y faire figurer ces mots qui, pourtant, ont bien été prononcés : « Nous ne sommes pas n’importe quel pays de la planète, n’importe quelle nation du monde – nous sommes la France », avant d’enchaîner, avec l’emphase de circonstance, sur les valeurs universelles de la République qu’il (le nouvel élu) s’engageait à promouvoir partout dans le monde, face aux dictatures et à la corruption ; ceci avant de conclure ainsi cette tirade : le 6 mai, c’est « une nouvelle espérance pour le monde » - ni plus, ni moins.

Quelques jours auparavant, commentant le débat télévisé qui, deux heures et demie durant, avait opposé François Hollande à Nicolas Sarkozy, un quotidien gratuit titrait : « D’accord sur rien ». Un jugement hâtif et superficiel que font voler en éclat les quelques sentences qui viennent d’être citées : s’il est en effet une conviction sur le fond, un axiome et une inspiration que partagent les deux principaux concurrents à la Présidentielle et qu’ils ont en commun avec la très grande majorité de leurs pairs, homme d’Etat et politiciens de partis (mais aussi intellectuels de pouvoir), de droite comme de gauche, c’est bien cela, qui se condense dans cette maxime : La France, ce n’est pas l’ordinaire des peuples, des nations et des Etats, ce n’est pas le tout venant des puissances, des cultures, des territoires et des histoires – la France, c’est l’exception exemplaire, c’est l’universel (« les valeurs ») en tant que particulier (« françaises »).

Cette rhétorique qui nous vient du plus immémorial du discours de l’Etat, du discours « républicain » appelle quelques commentaires. Elle a comme particularité de faire référence à la singularité d’une histoire et surtout d’un événement (la Révolution française) dont elle se garde bien ailleurs d’expliciter la portée pour nous et l’actualité – et pour cause, le jacobinisme, la passion de l’égalité d’un Robespierre ou d’un Saint-Just ne sont pas davantage la tasse de thé de François Hollande que de Nicolas Sarkozy. Elle suppose constamment cette sorte de miracle de la transsubstantiation de l’héritage qui ferait qu’à chaque instant la singularité de ce dont l’Etat (et les « élites ») français s’estime gardiens aurait également vocation à instruire et éclairer les peuples du monde et leurs gouvernants. C’est cette croyance indéracinable, aussi puérile que présomptueuse, qui produit cet effet : tout naturellement, aux yeux du nouvel élu, la péripétie électorale du 6 mai se métamorphose en événement mondial doté d’un éclat d’exemplarité pour ainsi dire impérissable - « une nouvelle espérance pour le monde ».

Ce que cette rhétorique suppose aussi, sans jamais l’expliciter, c’est qu’il est deux sortes de peuples, d’Etats, de destins nationaux : les ordinaires et les « pas n’importe qui » - la France au premier chef. Au rang des premiers, on placerait aisément ces puissances moyennes, discrètes, sans génie propre – incapables de prêcher d’exemple de par l’éclat de leurs grands hommes et du sillon glorieux que trace leur Histoire – disons, au hasard, la Finlande, Taïwan, la Gambie, le Paraguay... Pauvres peuples sans destin, et qui traînent à la remorque de ces rares nations et Etats d’exception (on remarquera en passant que l’adjectif « exceptionnel » revenait en boucle dans la bouche du sortant, Sarkozy - « vous avez été exceptionnels », répétait-il inlassablement aux militants de l’UMP lors de son dernier discours de campagne) qui jalonnent l’Historia mundi.

Marx et Engels se moquaient de ces peuples « sans histoire » qui encombraient l’Europe centrale et orientale à l’heure du Printemps des peuples de 1848 (Tchèques, Ruthènes et autres Moldo-Valaques...). Hollande, lui, en bon disciple de Mitterrand, voit la France comme si rien n’avait changé depuis que Hegel vit passer sous ses yeux l’Esprit du monde juché sur un cheval blanc : en vecteur providentiel et à tous égards unique, exceptionnel, de l’espérance des peuples du monde. Curieux paradoxe, si l’on garde à l’esprit l’insistance avec laquelle cet homme au demeurant très ordinaire a placé sa présidence annoncée sous le signe du « normal » - un président archi-normal pour un pays au destin unique, incomparable...

On aurait bien tort de voir dans cette envolée un dérapage incontrôlé ou la séquelle d’un vieux discours patriotique débranché. Il faut au contraire y identifier le noyau d’une présomption impériale et impérialiste qui ne s’est jamais démentie. Dans sa dimension pratique, en tant que discours destiné à informer l’action, ce propos est destiné au fond, aujourd’hui comme hier, à doter la puissance de l’Etat d’un crédit illimité d’ « actions impériales » de toutes sortes et toutes pourvues (dans l’esprit de ceux qui les profèrent) d’un crédit de légitimité morale et politique illimité – puisque toutes seront placées sous le signe des droits qu’ouvrent l’exemplaire exceptionnalité de ce que nous sommes en tant que nous sommes ce que nous sommes – la France. Le dernier exemple en date est tout récent – l’intervention « humanitaire » en Libye, avec BHL dans le rôle du porteur non pas de valises, mais de « valeurs », du croisé axiologique. Et l’on voit bien, dans ce cas, ce qu’il en est du bon usage de ce crédit auto-attribué au nom du « pas n’importe qui » : intervenant pour liquider Khadafi au nom des valeurs universelles (et néanmoins made in France), Sarkozy en profitera pour tenter, par la grâce de cette action sublime, d’effacer les traces de ses récentes collusions avec le dictateur - les « valeurs universelles » dans le caniveau de la très petite politique impériale.
D’une manière générale, le petit gimmick du « pas n’importe qui » remis en selle démonstrativement et inexorablement par Hollande à l’occasion de sa première expression publique a cette propriété : il rend inséparable, dans le discours public, étatique, tout ce qui couramment se subsume sous le nom des Lumières (l’héritage de...) et ce qui relève de la dimension impériale (coloniale et impérialiste) de notre Histoire. Sa mobilisation peut, en l’occurrence, être analysée comme un discret avertissement à adressé à ceux qui, en France, sont tombés du « mauvais » côté de l’histoire coloniale : ce n’est pas demain, leur est-il signifié par le nouveau président « de gauche », que nous renoncerons à agir en toutes choses, avec vous comme avec vos pays d’origine et tous les autres « ordinaires », en puissance impériale, en donneurs de leçons, en maîtres et énonciateurs inexorables du Droit.

Tout ceci étant énoncé d’un ton d’assurance imperturbable sur la place de la Cathédrale de Tulle, préfecture de la Corrèze, centre du Monde, capitale de l’Univers...