Sur Trouer la membrane, de Philippe Roy

, par Cédric Cagnat


On n’entre pas comme chez soi dans ce livre exigeant. Le lecteur de Trouer la membrane devra sans doute en passer d’abord par un dépaysement certain, avant que de saisir la portée véritable des concepts que Philippe Roy développe avec rigueur et qui éclairent d’un jour inédit les enjeux du présent le plus familier, de l’actualité la plus vivace.

C’est que l’auteur de cet ouvrage singulier s’attelle à une entreprise qui, depuis longtemps, ne cesse de se raréfier : ni plus ni moins que l’élaboration d’un authentique système – à rebours de ce que préconisaient surtout Foucault et Deleuze (même s’il ne récuse par ce concept pour « Mille Plateaux »), moins Châtelet (Gilles) (puisqu’il assume l’héritage de la Naturphilosophie dans « Les enjeux du mobile »), trio dont Philippe Roy se montre pourtant, dans les pages qui nous occupent, le disciple assumé. Pour les deux premiers, en effet, comme ils l’exposent dans un entretien de 1972, intitulé « Les intellectuels et le pouvoir », la tâche du philosophe consisterait modestement à fournir des « boîtes à outils » conceptuelles circonscrites par des pratiques et des champs de compétence spécifiques. Les analyses de Philippe Roy s’écartent sensiblement de ces prescriptions méthodologiques, dans la mesure où elles contiennent en germe une vision intégrale du monde, une interprétation parmi d’autres possibles si l’on veut, mais susceptible de prendre en charge la totalité du réel, sous ses différents aspects. Au fil de son argumentation, l’ouvrage, à travers un ensemble de concepts peu nombreux mais assez complexes et puissants dans leur capacité d’englobement, ourdit patiemment une ontologie générale, en dépit d’un sous-titre qui pourrait faire accroire à une restriction de l’investigation au champ politique. Un unique terme pourra ainsi rendre compte de situations en apparence totalement hétérogènes, d’un individu se saisissant d’une bouteille jusqu’à un mouvement révolutionnaire, ou l’organisation économique pérenne d’un ensemble social. Tout – virtuellement s’entend, et comme en creux – est passé au crible de ces quelques concepts fondamentaux. Une telle amplification du sens en extension de termes la plupart du temps empruntés à la langue courante signe bien l’intention systématique de l’analyse considérée dans son ensemble, comme l’usage tout personnel d’un lexique repris ça et là à des auteurs de la tradition philosophique autant que de l’époque contemporaine – ceux que Philippe Roy appelle ses « guides » – aboutit à une cohérence a priori inattendue, une imbrication ingénieuse de figures aussi diverses que Platon, Spinoza, Nietzsche, Simondon, Bourdieu, Brossat, parmi d’autres encore.

La visée totalisante que j’évoquais à l’instant ne se rencontre pas seulement dans la matière à laquelle s’affronte l’étude, mais également dans la méthode, les outils théoriques employés : aucune frontière disciplinaire qui ne soit allègrement outrepassée. Philippe Roy est un indiscipliné, et sa solide formation dans les sciences dures, qui perce quasiment à chaque page de son livre, s’allie à une indubitable rigueur philosophique et à certaines licences qu’on osera qualifier de poétiques : le lecteur avide d’austérité académique doit savoir que le livre de Philippe Roy s’ouvre sur une déclaration d’amitié compréhensive à « son » Pierre Rivière, le jeune homme, bien connu de tous les foucaldiens, qui a égorgé la presque totalité de sa famille…

Il faudra toutefois prendre garde de revêtir cette appellation dont j’ai fait usage, celle de « système », d’une signification qui, en l’occurrence, ne lui conviendrait pas. Si la théorie de Philippe Roy tend, au-delà de ce qui est explicitement couché sur le papier, à fourbir les outils d’une assomption intégrale de la réalité, elle est, cette théorie, rien moins que dogmatique.

Car elle ne cesse d’opérer des variations, au sens presque musical du terme, autour de ses hypothèses principales, des transpositions de lexiques et de paradigmes, à l’exemple de ce chapitre qui reformule en termes spinoziens l’ensemble de la construction théorique, démontrant ainsi sa capacité d’ouverture et de communication avec d’autres systèmes. Ouverture qui se manifeste aussi dans le caractère, on l’a dit, éminemment inter- et pluridisciplinaire des analyses. Pluridisciplinaire, lorsqu’un même objet est abordé par plusieurs disciplines – le concept de membrane, par exemple, traité parallèlement du point de vue biologique, sociologique, politico-économique… Interdisciplinaire, dans la mesure où, à plusieurs reprises, s’effectuent des transferts de méthode d’une discipline à l’autre : une « diagrammatique », exposée au seuil de l’ouvrage, et par la suite illustrée dans les domaines mathématique (le chapitre sur Hobbes, p. 149) et physique (p. 171 et suivantes, partant du concept de fluidité) – à titre définitoire – mais appliquée également aux différentes formes de la praxis humaine, dans sa dimension individuelle ou collective, ou à la distribution topographique et normative des places, des fonctions sociales, etc.

Une telle ouverture paradigmatique et méthodologique n’implique toutefois nullement l’absence d’une stricte clôture interne au système, favorisée par la cohérence des éléments théoriques mobilisés : loin de venir docilement prendre place aux côtés d’autres propositions que l’auteur serait sommé de considérer comme des alternatives tout aussi vraies et valables que les siennes, Trouer la membrane puise à des sources multiples, mais pour affirmer d’autant mieux son homogénéité et son autonomie, rompant ainsi salutairement avec cette vaste soupe relativiste dont notre époque promiscuitaire est si friande, et qui ne sacrifie à un langage commun que pour hasarder une chose et son contraire.

Une construction ontologique qui forme système, ouverte dans sa méthodologie à des postures avec lesquelles elle fait analogie et débouchant sur le traitement de problématiques politiques dont notre présent est l’enjeu : tels sont les aspects de cette œuvre que l’on va tenter de passer schématiquement en revue.

Si le monde se résout en phénomènes, à savoir en cela qui apparaît, et que saisissent, selon leurs modalités propres, les différents dispositifs de représentation – des processus de perception aux divers paradigmes scientifiques –, l’ensemble des thèses qui constituent l’ouvrage de Philippe Roy vise bien à cerner une « position ontologique », puisque « gestes et diagrammes précèdent les découpages disciplinaires » (p. 7). Il s’agit donc, plus précisément, d’une ontologie métaphysique. Relève de la métaphysique, en effet, toute description du réel qui assigne à ce dernier une structure essentiellement duelle. Cette dualité renvoie généralement à une césure entre l’ordre du sensible, de ce qui fait l’objet des expériences courantes, d’une part ; et d’autre part l’ordre de ce qui est sous-jacent à l’apparaître, qui n’est pas immédiatement perceptible mais occupe souvent une fonction organisatrice vis-à-vis du premier ordre, une sorte de principe général et directeur dont les phénomènes empiriques sont des variables actualisées. Une théorie peut être qualifiée de « métaphysique » sans faire entrer en jeu un quelconque « arrière-monde » intelligible : il suffit que soit postulé un écart entre ce qui se manifeste en tant que réalité et ce dont cette réalité n’est que la surface, qui est à son fondement et non directement accessible. Ainsi, tout en étant strictement matérialiste, sans faire intervenir la moindre notion de transcendance, la théorie marxienne de l’organisation sociale ne s’avère pas moins d’un bout à l’autre métaphysique : le réel perceptible ainsi que les opinions et croyances qui y circulent forment la superstructure idéologique dont la cause génératrice se situe dans l’infrastructure économique des rapports de production. De même, les doctrines psychanalytiques participent toutes de la pensée métaphysique, qu’atteste la dichotomie entre les effets psychiques manifestes et les causes latentes qui les déterminent comme productions de l’inconscient.

L’ontologie que déploie Trouer la membrane obéit à une bipartition similaire. Le pôle phénoménal se dédouble terme à terme en un pôle méta-physique au sein duquel s’organisent les éléments constituants qui font l’objet du travail de conceptualisation.

Ainsi du concept de geste, l’un de ceux autour desquels s’organise la totalité de l’ouvrage. Le geste se distingue de l’acte, sous lequel il se déroule comme son « histoire secrète » (p. 14) ; il a vis-à-vis de l’acte qu’il modèle la préséance de l’archétype ; il est le double préalable, atopique et atemporel d’un acte qui, en tant que réalité observable, état de choses mondain, s’inscrit dans un espace et une durée : « Le geste a donc une présence avant l’acte, pendant l’acte et après, le geste est geste-événement. » (p.11-12) Ou encore, concernant Pierre Rivière : son geste « hante le lieu où il est arrivé n’étant pas déterminé par lui, n’étant pas seulement ce qui se dit de l’acte-en-son-lieu. L’acte passe, non le geste. Le geste est dans un temps qui ne passe pas, spirituel. Il procède de la part de l’acte qui ne passe pas… » (p. 12) On voit comment acte et geste se présentent dans une manière de détermination mutuelle, celui-ci précédant celui-là tout en ne laissant pas d’en « procéder » ; mais cette relation n’obéit pas moins à une différence ontologique qui lui confère sa qualité d’articulation métaphysique.

De quelle manière cette différence est-elle définie et théorisée ?

Le geste fonctionne par rapport à l’acte comme un modèle. Le geste préexiste à la fois à l’acte et au sujet qui agit. Tel est le premier postulat ontologique de l’auteur : le monde est comme tissé virtuellement de gestes que les sujets actualisent à travers leurs actes. Ces derniers sont les objectivations dans l’espace et le temps de schémas d’actions et de conduites préalables qui en conditionnent le déploiement selon des plans de distribution « d’intensités musculaires et de sensations visuelles » adaptées aux objets auxquels s’applique l’action et à la situation au sein de laquelle elle vient s’inscrire. L’ensemble des paramètres topographiques et intensifs qui caractérisent tel geste et déterminent le déploiement de telle occurrence actionnelle définit un autre concept fondamental de la théorie : le diagramme. Philippe Roy donne un certain nombre d’exemples éclairants qu’on laissera au lecteur le soin de découvrir et qui lui permettront de saisir l’articulation et l’ordre de précédence de ces trois éléments primitifs que sont : le diagramme, le geste et l’acte.

Les prolongements d’ordre collectif, les conséquences proprement politiques de ces postulats ontologiques résident dans la vertu subjectivante du geste tel qu’il a été défini : agissant, j’endosse diagrammatiquement le geste qui me préexiste, et ce faisant, j’adviens comme sujet de ce geste ; j’assume le statut de sujet-agissant. Philippe Roy appartient ainsi à cette tradition post- et anti-cartésienne qui refuse de voir dans la subjectivité une substance invariable, constituée dès avant les péripéties qu’elle devra traverser dans son commerce avec le monde. Le sujet n’est pas une entité, mais un point de rencontre multiple que ne cessent de réajuster la pensée, le discours, l’action qu’appellent ses relations avec les choses et avec les autres. Aussi, au plan collectif, les communautés humaines obéiront-elles aux mêmes processus constructifs. Au-delà du fait que nombre de gestes de cet « animal social » qu’est l’homme prennent place dans des structures diagrammatiques mettant d’emblée en jeu les gestes de ses semblables, les relations de pouvoir, à quoi se réduit l’existence de la cité, sont justiciables de la même analyse gestuelle, à travers le concept, explicitement abordé au début de l’ouvrage, de « geste politique ».

Reprenant une thèse de Foucault, Philippe Roy définit la relation de pouvoir comme « action sur une action », ou plus précisément comme modalité d’action sur une autre action. Dans les termes de la théorie gestuelle, cela signifie que l’action du pouvoir s’applique d’une certaine manière à l’action de celui qui en est l’objet – et conditionnée par elle –, le point de rencontre entre ces deux modalités d’action circonscrivant précisément le geste politique : « Le pouvoir n’est pas cette première action qui agit sur une autre action (ou la force qui agit sur l’autre) mais la manière dont se rapporte cette action (ou cette force) sur la deuxième. » (p. 24) Le geste politique peut ainsi se dire d’un rapport de domination au sein duquel l’action du dominant et celle du dominé sont en quelque sorte préalablement harmonisées à raison du diagramme qu’exprime le geste. Ce qui implique qu’un tel diagramme soit intégré – somatisé, pour reprendre un terme cher à Bourdieu – par les parties en présence, et explique pourquoi la relation de pouvoir peut s’accomplir sans l’action continue du maître ou du souverain, sans recours à un dispositif ininterrompu de coercition, l’assomption du geste politique par le sujet, dont l’action est un élément constituant, permettant à cette dernière d’apparaître comme spontanée. Loin de mettre au jour le caractère antagonique du rapport de domination, le geste politique, en tant qu’événement relationnel, confère aux actions une certaine dimension coopérative, et en dissimule la structure dissymétrique. Le mérite de la théorie gestuelle réside en partie dans la démystification de ces apparences de spontanéité et de coopération que tente de maintenir toute relation de pouvoir.

L’ensemble des fonctions et valeurs assurées par tel dispositif de domination appartient au geste politique spécifique à travers lequel prennent forme les traits caractéristiques d’une communauté, de son organisation institutionnelle jusqu’aux discours, perceptions et particularités représentationnelles qui y circulent. Le geste propre d’un souverain, d’un gouvernement, ne se limite pas dans ses effets à la seule sphère politique ; il est une manière de faire un monde – selon l’expression de Nelson Goodman – et « n’est donc pas sans induire des manières de se rapporter par le voir et le parler à ce qui l’entoure […], je ne perçois pas le monde et ne parle pas de lui de la même façon sous tel ou tel geste politique. Ce pourquoi un nouveau geste politique se mesure au fait que l’on ne voit plus le monde de la même façon, il remanie “voir et parler”. » (p. 27) C’est ce qu’il convient de nommer, bien que ce terme ne soit nulle part utilisé dans le livre, la posture constructiviste de cette théorie du geste. Le réel n’y est pas donné comme le réceptacle objectif et indépendant des conduites et des discours, mais il en est précisément le résultat ; une construction, variable selon les gestes qui la produisent et étroitement annexée aux fonctions-valeurs des forces qui traversent et organisent la communauté. A la désubstantialisation du sujet, rencontre ponctuelle d’actions individuelles ou collectives imbriquées au sein d’un geste, répond la désubstantialisation du monde et des objets qui le constituent, lesquels deviennent l’effectuation contingente de la distribution diagrammatique des intensités, des espaces, des temporalités ou viennent prendre place les sujets agissant. La réalité, qu’il s’agisse des subjectivités ou du monde « objectif », s’avère de part et d’autre relationnelle. Du point de vue strictement politique, la réalité collective est soumise aux mêmes réquisits : les rapports de pouvoir qui la structurent déterminent l’imposition des conduites et une certaine distribution des places qui, intégrées, somatisées, sans cesse réactualisées par le cours de leurs effectuations et leur fonctionnement, apparaissent comme une configuration quasi naturelle, soustraite à la volonté des individus qui y sont façonnés – et qui la façonnent. Le geste fondateur et directeur de la cité va conditionner l’intégralité d’un mode d’être au monde : « Le geste, étant cause immanente, s’actualisant donc dans son effet, est impliqué par fonctions et actions-perceptions, par le voir et le parler, toutes ces instances portent sa griffe, elles se disent chacune d’un certain niveau de l’effectuation du geste, elles font partie du geste. » (p. 28) Si « le panoptique imaginé par Bentham au XVIIIe siècle est le diagramme de ce pouvoir », alors il ne renvoie pas seulement à un dispositif limité au domaine pénitentiaire, mais constitue le modèle, le geste directeur propre à toute une société, qui en imprègne tous les aspects et encadre sans reste pensées, discours et conduites de ceux qui y sont subordonnés : « Le diagramme est la condition d’expérience du geste, il est donc à la fois ce qui pénètre le réel et le rend pensable. » (id.)

Sur la base de cette ontologie générale et de ses prolongements conceptuels dans l’ordre de la théorie politique, Philippe Roy consacre une large partie de son ouvrage à un ensemble de problématiques qui concernent plus spécifiquement notre contemporanéité.

Fidèle à la terminologie foucaldienne, l’auteur place le présent politique de l’Occident sous le thème de la biopolitique. Cette dernière désigne le geste directeur de notre temps, dont la fonction-valeur s’épuiserait dans la prise en charge de la vie par le pouvoir, sous le signe de la prévention sécuritaire vis-à-vis des « événements néfastes que l’on peut anticiper » et des « événements aléatoires ». (p. 85) Le diagramme d’un tel geste, en émergeant, s’est simultanément doté d’une matière sur laquelle exercer ses mesures préventives, ses stratégies d’évitement du risque et de protection à l’égard des dangers menaçant de toutes parts : la population. Cette notion ne fut pas l’objet préalable auquel vint s’appliquer la biopolitique : la population est l’invention du geste biopolitique et lui est indéfectiblement liée. Par où s’atteste l’effet de subjectivation de l’apparition d’un geste politique : l’individu est créé, à travers le diagramme propre de la biopolitique, classé et assigné à une place que déterminent, selon ses attributs et appartenances, certaines variables statistiques normatives, qui permettent ainsi de réduire les marges d’incertitude au moyen de calculs de probabilités quant à ses comportements, aux événements qu’il est susceptible de traverser ou de faire advenir. Dans cette configuration, les possibilités de prévision apparaissent comme des gages de minorations du danger.

Parallèlement à cette population quantifiée, cette « population-espèce » naturalisée, la biopolitique met ses mesures en pratique sur un autre pôle de la communauté, la « population-public », définie par ses mœurs, ses opinions, qui à leur tour font l’objet d’interventions régulatrices, principalement par le biais de la « culture » qui va elle aussi jouer le rôle d’instance subjectivante. Sont ainsi façonnés des individus qui vont assimiler, incorporer les valeurs véhiculées par cette culture, les normes comportementales statistiquement établies comme moyennes, qu’ils vont eux-mêmes entretenir au moyen d’affects sans cesse réactualisés, conformes aux prescriptions sécuritaires et préventives du geste biopolitique.

Cette population doit également devenir la matière suffisamment conductrice des flux économiques : la somatisation des normes intensifie et endigue jusqu’à la part désirante des individus, elle agit sur les intérêts, sur les besoins dont se nourrit le diagramme libéral en attribuant à la subjectivation une direction bien précise : la production d’un homo oeconomicus assorti aux principes du libéralisme mercantile. La gouvernementalité biopolitique est ce qui visera à s’accorder le mieux possible à ces exigences du libre marché et aux intérêts du sujet-consommateur : « Le gouvernement libéral doit s’auto-limiter, il doit faire en sorte qu’il intervienne juste ce qu’il faut, c’est un gouvernement frugal. » (p. 87)

Mais la subjectivation induite par le diagramme biopolitique libéral ne désigne qu’un versant de notre présent politique. Pour compléter la description de ce dernier, Philippe Roy y ajoute un autre diagramme, arrimé au précédent « de façon coplanaire » – situé sur un même plan – repris là encore de Foucault : la couche disciplinaire. Cette dernière renvoie au maillage serré des places et des fonctions qu’occupent à la fois successivement et simultanément les individus selon les parcours et les dimensions par lesquels peuvent être saisies leurs existences. C’est la portée normative de ces places qui en font des instruments de subjectivation qui ne laissent qu’une latitude réduite aux initiatives individuelles. La société est conçue en ce sens comme une surface réticulaire, parcourue selon des « lignes de contrôle hiérarchisées » (p. 97), dont les intersections produisent des individus normés et dont les effets de subjectivation actualisent en même temps les virtualités, opérations par lesquelles se définit précisément le diagramme du pouvoir disciplinaire.

Biopolitique et gouvernementalité libérale mercantile ; pouvoir disciplinaire : tels sont les éléments, les deux couches par lesquelles Philippe Roy caractérise la configuration politique contemporaine. Cette dernière porte un nom : la membrane, qui désigne « le plan commun des deux couches, celui du pouvoir de normalisation » (p. 100) ; et qualifie bien, comme l’auteur l’énonce explicitement un peu plus loin, « l’articulation du diagramme disciplinaire et du diagramme de la gouvernementalité libérale » (p. 107). Ce concept de membrane, il faut y insister, ne participe donc pas à la théorie politique générale développée au début de l’ouvrage ; il n’est pas, au contraire du geste ou du diagramme, un élément théorique décontextualisé susceptible de revêtir telles particularités en fonction de ses différentes occurrences au sein des formations politiques et des communautés particulières. « Membrane » est le nom propre de ce dans quoi, nous autres individus de ce début de XXIe siècle, sujets du biopouvoir actuel, sommes pris.

Filant la métaphore traditionnelle de la société ou du corps politique comme organisme, non sans nuances et hésitations d’ailleurs, Philippe Roy soulève à son tour, avec une clarté réjouissante, des questions difficiles agitées naguère par les théoriciens de la systémique et dont les enjeux, comme on ne s’en avise que trop rarement, sont d’une importance décisive dans les problématiques de la lutte sociale et de la résistance à la domination, ou tout simplement de l’action politique. La question de l’autorégulation des systèmes, de l’homéostasie et du filtrage immunitaire de l’environnement, la recodification des événements, etc., sont autant de thèmes fondamentaux, l’ouvrage qui nous occupe en est la preuve, pour qui veut comprendre les spécificités du présent, et y inscrire en conséquence son action sans l’entraver par des indignations et des phantasmes hors de saison. Car les retardataires sont encore nombreux qui voient des goulags et des chemises brunes partout : Trouer la membrane leur sera salutaire. Il montre que les dispositifs de coercition, l’oppression directe, la censure brutale ne font plus partie de l’arsenal de la domination. La membrane est avant tout un instrument de sélection, une interface immunitaire : « Ce qui est crucial pour la membrane c’est une sorte de capacité de discernement, c’est sa perception sociale qui permet de faire le tri entre ce qu’il faut conserver et ce contre quoi il faut réagir. » (p. 109) Autrement dit, elle fait obstacle, par rejet ou prévention, à tout événement qui ne serait pas au préalable passé au crible de la normalisation. Et sa formidable plasticité lui permet soit de s’adapter à l’événement qui n’a pu être forclos, soit d’accomplir, en « corrigeant » cet événement, en modelant son sens, ses propriétés, les valeurs qui le sous-tendent, les perceptions auxquelles il donne lieu, tout un travail de recodification de manière à ce qu’il devienne assimilable. Tel sera donc le geste propre, le geste directeur de la membrane ; « sa griffe principale est : gérer sélectivement, par normalisation et sous immunisation, la vie et la société civile des homines oeconomici » (p.118).

Loin de prêter à la critique en raison de sa rigidité, la membrane fait au contraire du « changement » une valeur éminemment positive. Elle promeut d’abord les évolutions technologiques comme gage de progrès et d’ouverture à l’innovation. Mais du point de vue politique, tout est fait également pour que des simulacres d’événements occupent le devant de la scène. La séquence emblématique de ce type d’illusionnisme demeure bien entendu la période électorale qui se présente toujours comme prémices de la nouveauté enfin réalisée : « Le changement proposé à chaque élection par des politiciens est bien comme ils le disent eux-mêmes un changement de programme, de gestion, mais non un changement de geste. […] Voter ne peut pas être un geste politique créateur ni y donner lieu chez l’élu puisqu’il est un protocole intradiagrammatique du geste gouvernemental. » (p. 99-100)

Le critère de discrimination entre simple modification gestionnaire ou organisationnelle des conduites et événement authentique, bouleversement impliquant la sortie du diagramme, se situe donc bien dans l’apparition d’un geste inédit, un geste qui, advenant, abolit le geste précédent et s’y substitue. Une telle distinction recouvre la césure classique entre réformisme et révolution. La réforme est un changement de degré au sein d’un système, qui modifie éventuellement certains effets induits par les principes structurels de ce système, en laissant intacts ces derniers. L’événement révolutionnaire est quant à lui un saut qualitatif, à l’issue duquel les propriétés fondamentales du système qui présidaient jusque-là aux caractéristiques conjoncturelles des conduites et de l’organisation hiérarchique se voient entièrement redéfinies. Dans les termes de la théorie gestuelle, et concernant le pouvoir pastoral analysé par Foucault, Philippe Roy évoque deux types de contre-conduites, qui peuvent s’opposer soit aux conduites pastorales particulières, soit au geste pastoral dans sa généralité : « Ce n’est pas la même chose car je peux m’opposer aux conduites pastorales en cours sans pour autant changer de type de diagramme, alimenter donc plutôt une évolution des conduites. Je reste sous le geste pastoral, dans sa filiation. Alors que si je m’oppose au geste pastoral en tant que tel, je me réclame d’un autre geste. » (p.45)

Une telle distinction aurait pu donner lieu aux reproches de vacuité incantatoires que l’on formule habituellement à l’encontre des appels à la sécession et à la radicalité révolutionnaire, si Philippe Roy n’avait réservé l’une des dernières parties de son ouvrage à l’examen d’un événement qui se trouve illustrer précisément ses déductions théoriques. Il s’agit du mouvement de résistance survenu en 1973, au sein de l’entreprise Lip, après une annonce de restructuration faisant suite à des suppressions de primes, des blocages de salaire successifs et une dégradation progressive des conditions générales de travail. Le récit, stimulant à maints égards, de cet événement que Philippe Roy resitue dans le contexte de l’immédiat après-68, lui permet de développer certains aspects de ses thèses et d’en attester en même temps la puissance interprétative.

J’ai évoqué en commençant l’éminente actualité de cette théorie du geste. Comment, en effet, s’empêcher de voir, avec une certaine mélancolie, dans cette résistance active, dans ces gestes créateurs d’ouvriers bisontins que rien ne prédestinait à l’héroïsme, la ressource douloureusement absentée que les travailleurs d’Aulnay et d’ailleurs, aujourd’hui, demain, aurait tant besoin d’oser se réapproprier ? Le lecteur de Trouer la membrane, qui aura sans doute une connaissance plus ou moins précise de l’ « épisode Lip », constatera combien des événements que le temps voudrait rendre étrangers les uns aux autres peuvent toutefois se répondre.

Cédric Cagnat