Lectures de Foucault

, par Alain Brossat


La réception longuement contrariée de Foucault dans l’espace de la philosophie universitaire produit, depuis quelques années, un intense effet de rattrapage : les travaux savants se multiplient, les thèses en premier lieu, s’attachant pour les unes à élucider telle partie ou dimension de l’oeuvre, pour les autres à en proposer une lecture plus ou moins novatrice. Faire en sorte que Foucault, désormais, ne puisse plus être lu comme il l’était jusqu’alors – c’est au fond l’ambition ouverte ou rentrée de tout jeune « foucaldologue » qui publie sa thèse aujourd’hui.

Une relation tendue s’établit entre les exigences normalisatrices et disciplinaires de l’institution universitaire qui président à la réception d’un philosophe contemporain (ceci d’autant plus que celui-ci a longtemps été catalogué comme atypique, indocile, voire « dangereux ») et le geste qui inspire la pratique de la philosophie mise en œuvre par Foucault, les différentes stratégies qui ont inspiré son travail dans ses différentes époques ou chantiers. Pour autant que ce geste (et le style qui l’accompagnent) font référence, d’une part à la discontinuité et de l’autre à la recherche d’un point d’extériorité (en relation à la philosophie comme discipline et champ d’inclusion), sont posées les conditions d’un litige durable sinon perpétuel entre ce qui s’est publié et continue de se publier sous le nom de Foucault et les réquisits de la philosophie comme institution et qui tiennent autant à des exigences d’unité de l’oeuvre (et, autant que possible, de « systématicité ») que de docilité aux taxinomies en usage (la place de tout ce qui se subsume sous le nom de cet auteur dans le tableau général de la philosophie contemporaine, européenne, occidentale, française, etc.).

Cette tension « travaille » dans le dos des chercheurs qui s’activent aujourd’hui à faire valoir leurs propres lectures de Foucault : ils sont établis sur une ligne de front, pris sous les tirs croisés d’une pensée dont la puissance de perturbation et de dissolution ne se dément pas et d’une institution ou d’un dispositif (la philosophie universitaire) qui ne saurait transiger avec ses règles et ses normes : pour qu’un auteur puisse être enseigné et utilisé comme moyen de validation des connaissances (car c’est bien de cela qu’il s’agit, en premier lieu), il convient qu’il ait un « état civil » philosophique, que certaines conditions d’homogénéité de l’oeuvre et d’adéquation entre un corpus de textes et un nom propre soient remplies. La façon dont nos foucaldologues plus ou moins aguerris vont faire face (ou non) à cette difficulté constitue généralement un excellent test de qualité de leurs recherches.

Dans l’immense majorité des cas, ce qui se soutient et se publie aujourd’hui dans l’espace universitaire français à propos de Foucault est inspiré par une position empathique, si ce n’est un parti de « fidélité ». Une telle posture suscite, tout naturellement, ses exigences propres : elle suppose que le commentateur ne s’inscrive pas en faux contre le geste et la pratique de recherche de l’auteur de référence. Or, on le sait, le « genre » de Foucault, ce n’était pas l’histoire des idées, ce n’était pas la biographie des grands hommes qui ont changé le cours de l’histoire du monde, ce n’est pas cet usage autarcique de la philosophie qui revient sur elle-même et se mire, inlassablement, dans son propre commentaire. Le genre de Foucault, ce serait plutôt les découpes dont l’effet est de produire un trouble radical dans tout ce qui s’impose à nous comme l’a priori (ordre des discours, savoirs, conduites formatées par les disciplines, etc.). Le propre des découpes est de rendre friable et douteux ce qui s’impose à nous dans la tiédeur familière des systèmes d’évidence constitués : dangers de la folie et de la délinquance, impartialité de la Justice, répression de la sexualité, etc. Pour Foucault, il s’agit toujours moins de « faire le tour » d’une question que de réaliser une percée – en prenant les choses « de biais » (j’avance en crabe, disait-il) plutôt qu’en tentant une vaste synthèse. Cet art de « problématiser » impose, en principe, un certain nombre d’obligations pour ceux qui entendent travailler sur Foucault en respectant, voire en prolongeant ce que son geste présente de singulier.

C’est bien ce dont se souvient, me semble-t-il, Philippe Chevallier lorsqu’il nous livre, après son essai remarqué sur Foucault et la bataille (Editions Pleins Feux, Nantes 200 ), son Foucault et le christianisme. L’exercice va consister, pour l’essentiel, à montrer que les termes mêmes qui sont posés dans cet intitulé, doivent être fracturés et rendus problématiques : existe-t-il quelque chose comme un Foucault qui, continûment aurait élaboré avec esprit de suite une notion unitaire du christianisme, ou bien sa théorie propre du christianisme ? Existe-t-il, se demande d’emblée Philippe Chevallier, « quelque chose comme ’le christianisme’ chez Foucault ? » - et nous voici déjà dans le vif du sujet : pour autant que le philosophe refuse de placer son intérêt pour cet objet (immense, diffus) sous le signe d’une « science » destinée à l’enfermer dans un concept synthétique (histoire des mentalités, typologie des religions, tableau des idéologies...), le christianisme va se présenter comme un champ de dispersion et surtout, dans la dynamique et l’ « histoire » du travail de Foucault, comme un espace, une topographie où se produisent des rencontres et des points d’intensification, des occurrences de problématisation.
Philippe Chevallier en dresse l’inventaire avec précision, mettant en évidence l’élément de discontinuité marquée qui ressort de ce que l’on pourrait appeler ces rencontres en série avec « le christianisme » : le compagnonnage avec les écrivains qui explorent les limites de l’écriture sous le signe de la « mort de Dieu » et de l’a-théologie post-chrétienne (Flaubert, Bataille, Klossowski, Blanchot...), la découverte de l’immense continent du pastorat chrétien et l’étude du christianisme comme gouvernement des vivants (les techniques d’aveu, d’examen, de direction de conscience) et enfin, l’étude du christianisme comme « régime de vérité », le christianisme « non seulement comme une nouvelle éthique, mais également comme une nouvelle ontologie de soi ».

Du coup, cette recherche porte bien au delà de l’inventaire et de la présentation de ce que Foucault a dit du christianisme, de la façon dont celui-ci entre en composition dans nos identités ou nos subjectivités (moderne, occidentale, sexuelle, familiale, politique...). Elle expose exemplairement la façon dont se déploie le travail de Foucault – en s’arrêtant sur un problème : comment faire de la (supposée) mort de Dieu « l’espace constant de notre expérience » ? Comment saisir la confession chrétienne comme un laboratoire de la constitution des individus en sujets de leur propre existence ? Comment lire les Pères de l’Eglise sans les passer à la moulinette de l’herméneutique ? Comment saisir l’avènement du motif de la chair (Tertullien) dans la discursivité chrétienne ? Comment prendre acte de la singularité absolue de ce pastorat qui prétend au gouvernement des hommes dans leur vie quotidienne « à l’échelle de l’humanité toute entière » ?, etc. Autant de questions spécifiques relevant d’une « manière » propre, laquelle consiste (Foucault dixit) à « découper un objet et [à] forger une méthode d’analyse » et donc à dissoudre, chaque fois, à faire voler en éclat la notion a priori de l’objet compact et insécable - « le christianisme » ; il s’agira ainsi de faire apparaître que, comme le dit Philippe Chevallier, « le terme ’christianisme’ n’est pas exact, il recouvre en vérité toute une série de réalités différentes ».

Mais en même temps, au fil de ce parcours, à défaut du christianisme comme idéalité, c’est bien chaque fois, quelque chose comme un domaine ou un continent « christianisme » qui est rencontré, mis en question, interrogé à l’occasion, pourrait-on dire, de la confession, du pastorat, des disciplines monastiques, du pouvoir ecclésial, de la production du sujet docile et gouvernable, du discours de la chair... Ces traversées qui, itérativement, correspondent à un point de problématisation font revenir dans le champ du questionnement philosophique non pas le christianisme comme grande forme définie a priori mais ce « quelque chose » d’indépassable, d’obsédant, de récurrent qui entre en composition dans ce qui nous constitue comme ce que nous sommes et qui fait non pas que l’Occident serait tout uniment chrétien, que notre culture serait intrinsèquement chrétienne, mais bien que l’élaboration de notre actualité propre (de nous-mêmes dans l’horizon du présent comme ce qui est en question) ne saurait faire l’économie de la rencontre avec cette dimension de notre culture – pour employer une formule convenue. Ce n’est pas pour rien que, dans la continuité discontinue du travail de Foucault, le christianisme survient sur ce mode de l’éternel retour - dans une succession de métamorphoses où il est, en même temps, toujours question de la même chose au bout du compte (c’est le « dernier » Foucault : le fait avéré que « la subjectivation de l’homme occidental est chrétienne, elle n’est pas gréco-romaine ».
Mais, bien sûr, avec ce retour des « gros mots » (« l’homme occidental »...), l’énoncé visant à définir quelque chose comme un aboutissement ou un point final du parcours de Foucault expose toute sa fragilité – le dernier énoncé ne dit la « vérité de l’oeuvre » qu’aux conditions d’une convention finaliste plus ou moins inavouable.

L’enquête conduite par Philippe Chevallier se déploie alors sur deux plans : sur le premier, il s’agira d’évider et invalider toute la série des fausses questions – trouve-t-on chez Foucault une théorie ou une doctrine, un concept du christianisme, voire jusqu’à quel point Foucault est-il lui-même un penseur chrétien ? Ce travail de destruction (déconstruction) porte bien au delà de l’enjeu spécifique que constitue la relation entre notre philosophe et l’objet « christianisme ». Il vise aussi et sans doute surtout à nous rendre sensible à ce que la méthode (ou ce que j’appelais plus haut le geste) de Foucault a de singulier : le rejet des abstractions généralisantes, le balisage de l’espace propre d’un « problème » (un chantier de recherche) comme condition de la production des concepts.

La seconde dimension de l’enquête va donc se déployer dans cette direction : il s’agira de visiter successivement les différents chantiers ouverts par Foucault dans lesquels le christianisme est, par quelque biais, en question. Il s’agira de tenter de cerner la relation qui s’établit entre chacun d’entre eux et tous les autres, sans jamais postuler l’existence d’un unique fil rouge qui conduirait de l’un à l’autre et dont l’existence livrerait le secret de la cohésion synthétique de l’ensemble. L’auteur va être amené ainsi à mettre l’accent, en spécialiste averti, sur un certain nombre de points clés sur lesquels s’illustre le risque de la pensée tel que le cultive Foucault.

Premièrement, si le christianisme est bien, tout d’abord, un « ensemble de faits » subsumés sous cette appellation, il est aussi une inépuisable machine discursive, une machine dont la puissance est de faire valoir interminablement les jeux d’oppositions et les séparations qu’il promeut (Occident chrétien, Orient...), de baliser le champ de toute expérience et de toute production de subjectivité dans nos sociétés, de créer les conditions d’une dramaturgie spécifique et dont notre rapport au langage, à la loi, à la vérité porte constamment la marque. Rien n’expose mieux la puissance de cette machine discursive que le motif - on pourrait dire le test – de la mort de Dieu : plus ce motif va se trouver intensifié, dans la littérature, et plus prévaudront les droits d’une théologie masquée ou inversée, chez Bataille par exemple, toute entière soumise aux conditions de cela même dont elle entend se désamarrer. Le domaine sans frontières déterminées du post-christianisme se présente ici comme une modalité exemplaire du post-moderne : une reprise par déplacement, un redéploiement spectral du même. Le premier Foucault est amplement placé sous le signe de la fascination, via la littérature, pour cette figure spectrale d’un christianisme rêvé (une machine à fantasmes) agencé sur les motifs de la disparition de Dieu, de celle du sujet, de la pure immersion dans le langage ou l’écriture...

Deuxièmement, le christianisme est ce milieu dans lequel, par le biais de techniques d’aveu, d’examen et de direction de conscience, s’est inventé, expérimenté un mode de gouvernement du « troupeau » humain en général et de chaque individu en particulier, un mode de gouvernement des conduites dont on peut dire qu’il est unique, sans équivalent dans l’histoire humaine. On a là une matrice et un champ d’expérimentation étendu sur des siècles et des siècles (depuis les IIème et IIIème siècles) d’une technologie du gouvernement des vivants sans le substrat desquels les pouvoirs modernes n’auraient pu se dégager de l’emprise du modèle de la souveraineté classique, de la Raison d’Etat. Cette matrice, c’est celle de la gouvernementalisation des populations qui passe par la constitution des individus en sujets de leur existence propre et une observation constante de leurs dispositions, elles mêmes destinées à s’énoncer à travers un certain nombre d’actes de parole ou de « publications de soi » (en ce sens, ce n’est pas le divan de l’analyste mais bien l’isoloir qui, généalogiquement, se rattache au confessionnal). L’originalité de la position présentée par Foucault est double : il s’agit d’une part de soutenir que la ligne de force des pouvoirs modernes est davantage celle du pastorat que celle de la souveraineté : leur élément est davantage « le bienfaisant et le médicinal » que l’exhibition de la force et la conquête de la supériorité. Mais d’un autre côté, les pouvoirs modernes ne sont pas un pur et simple décalque du pouvoir pastoral qu’invente le christianisme. Le pasteur chrétien guide la brebis vers son salut, sans l’assurer, celui-ci n’appartenant qu’à Dieu. Les pouvoirs modernes n’inscrivent plus la conduite des gouvernés dans l’horizon d’un quelconque « bonheur public » qui serait susceptible de passer pour une version laïcisée du salut. Le « faire vivre » très imparfait dont ils s’efforcent de proroger les conditions suffit à leur peine.

Troisièmement, il s’agit de tenter de comprendre « dans quel domaine à la fois pratique et réflexif le christianisme a (…) innové – en quoi et dans quelle mesure il s’est progressivement arraché à l’Antiquité gréco-romaine ». Ici, la grande innovation de Foucault va consister à envisager cette question non pas sous l’angle historiciste de la succession des âges et des époques identifiés à de grandes formes culturelles, politiques, sociales, mais sous celui des conditions de possibilité de l’existence des sujets dans leurs rapports à la vérité, au pouvoir, aux conduites, au présent...

La recherche conduite par Philippe Chevallier doit ici franchir une porte étroite : d’un côté, il convient de se rappeler constamment que « le terme ’christianisme’ n’est pas exact, [qu’]il recouvre en vérité toute une série de réalités différentes », de l’autre que des motifs comme le pastorat, la chair, la rechute, jalonnent des pratiques discursives et des formes du souci de soi qui n’appartiennent qu’au christianisme et qui font que l’on peut opposer un modèle chrétien du rapport à soi à d’autres – un modèle « platonicien », un modèle « hellénistique », un modèle « confucéen », etc.
Foucault insiste constamment pour attester non pas en général et comme une évidence établie à priori la réalité d’une rupture par paliers entre monde gréco-romain et monde chrétien en référence à des notions, des pratiques, des enjeux discursifs spécifiques : baptême, seconde pénitence, pratiques de l’examen de conscience, de l’aveu et de l’obéissance, etc. Il note, dans Du gouvernement des vivants : « L’idée même de rechute était une idée (…) étrangère aussi bien à la culture grecque, héllénistique et romaine qu’à la culture hébraïque ». Si, donc, « la subjectivation de l’homme occidental est chrétienne », c’est toujours sur un mode relatif à des pratiques, discursives et autres, et donc conditionnel, variable : à chacun de se montrer plus ou moins docile ou indocile, porté à l’examen de conscience ou non, soucieux de la vérité ou pas, inquiet de son salut ou indifférent à lui, etc.

Aux antipodes de ceux qui glosent sur « les fondements chrétiens de notre civilisation » (en vue de proscrire tout rapprochement de la Turquie avec l’Union européenne ou justifier un traitement de défaveur de l’Islam en France, par exemple), Foucault explore ce que l’on pourrait appeler des points de spécificités du christianisme engageant aussi bien la constitution éthique des sujets que les modes de gouvernement, les formes de pouvoir, etc. Le christianisme étant une religion du salut dans la non-perfection, il se pose la question (en forme de prosopopée – ce n’est pas lui, mais son chrétien imaginaire qui parle) : « Par quelles techniques vais-je pouvoir continuer à vivre alors même que la vérité n’est pas ce que je découvre sans cesse un peu plus tous les jours mais ce que je manque constamment ? » . Ou bien, insistant une nouvelle fois sur la « spécificité » de la forme de pouvoir qui se dégage du christianisme non pas comme système idéologique mais comme champ pratique et stratégique : « Le pastorat est bien la traduction, en termes de relations concrètes de pouvoir, de ce processus spécifique au christianisme par lequel une religion s’est constituée en Eglise, c’est-à-dire comme une institution prenant en charge la vie quotidienne de chacun de ses membres pour les mener au salut ».
Sur tous ces points, le livre de Philippe Chevallier enchaîne sans défaillance sur le geste de Foucault. Il fait mieux que restituer avec scrupule et précision les articulations des rencontres de l’analytique foucaldienne avec le « christianisme », il les prolonge et les enrichit.

D’une toute autre tournure est l’essai de Diogo Sardinha Ordre et temps dans la philosophie de Foucault.

D’emblée, l’auteur en énonce le dessein : reconstruire « une architectonique intérieure de la pensée de Foucault », comme le dit Etienne Balibar qui préface le livre et fut le directeur de thèse de l’ouvrage, restituer le sens fondamental de l’oeuvre tel qu’il a jusqu’alors échappé aux spécialistes, lequel s’agence autour de la notion d’une « systématicité libre ». A l’encontre de ceux qui placent la recherche de Foucault sous le signe de la discontinuité, voire de la dispersion et du « décousu », et qui, selon l’auteur, représentent le mainstream des études foucaldiennes, Diogo Sardinha entend mettre en évidence ce qui ne se détecte que dans les profondeurs de l’oeuvre et se dérobe au regard exclusivement fixé sur son contenu manifeste ou sur les déclarations d’intention de l’auteur – une « cohérence synthétique » de l’oeuvre qui ne se comprend bien que si l’on établit un parallèle entre les topiques de la recherche foucaldienne et l’architectonique de l’oeuvre kantienne – les trois Critiques. C’est ce rapprochement qui permet de faire émerger la notion d’une « systématicité sans fin » du travail de Foucault, laquelle, certes, récuse la notion d’une œuvre qui doive se concevoir comme totalité close ou « tout sans fissure », mais doit s’entendre comme déploiement d’un même sens, d’oeuvre en œuvre et sans rupture fondamentale. Même si, dit l’auteur, l’appréhension de la forme de systématicité qui se dégage de l’oeuvre de Foucault « met en cause les concepts classiques de la systématicité », elle n’en demeure pas moins la condition pour que soit (enfin...) produite une intelligence vraie de cette philosophie originale, de sa dynamique et de son intention « profonde ».
Le moins que l’on puisse dire est que cette thèse ne manque ni d’originalité ni d’ambition. Pour aller à l’essentiel, disons que pour Diogo Sardinha, toute la recherche de Foucault converge vers la dernière partie de l’oeuvre, celle qui met en évidence la qualité propre du sujet éthique, qui est de ne pas être inclus dans un événement et un dispositif général à son corps défendant, comme le sont les sujets du savoir et du pouvoir. « Dans l’éthique, écrit l’auteur, aucune instance ne joue un rôle semblable à celui de la disposition épistémologique ou du dispositif politique ». Dans l’élaboration du rapport de soi à soi et de soi aux autres est à l’oeuvre un élément de liberté qui était radicalement absent dans la relation du sujet aux substrats épistémiques du savoir ou aux rapports de pouvoir – lesquels reposent sur des conditions de possibilité renvoyant à un événement antérieur qui se tient hors de sa portée.

Le sujet du savoir et le sujet du pouvoir sont captifs d’éléments de discontinuité (ceux qui président à la constitution de topographies déterminées du savoir et du pouvoir – epistémè, dispositif...) sur lesquels il est sans prise. Même quand il entre dans des conduites de résistance, il demeure inclus dans le champ de rapports de pouvoir qui limitent d’emblée la portée de l’effort qu’il produit pour contrarier le dispositif. « La résistance, écrit Diogo Sardinha, est encore trop proche du pouvoir pour ne pas entretenir avec lui des affinités équivoques ». Tout se passant comme si « à l’intérieur d’une époque, le temps n’existait pas », aucune révolution que ce soit dans l’ordre politique ou dans celui du savoir n’y est possible.

Dans le domaine éthique, par contraste, ces conditions draconiennes de radicale discontinuité (découlant du primat absolu du spatial sur le temporel décrété par Foucault) sont levées. Le sujet libre se trouve établi dans une continuité au fil de laquelle il élabore ses conduites sur un mode qui s’apparente de façon saisissante à ce que Kant nomme héauto-assujettissement et dans l’horizon de la question : « que suis-je aujourd’hui ? » dans ce présent, tel qu’il est. Le sujet éthique dispose de la capacité de s’affecter soi-même, d’établir un « rapport de (la) force avec soi » qui lui permet de « trouver le lieu à partir duquel le regard de l’âme peut embrasser tous les endroits » (Foucault, avec Sénèque).

Pour Diogo Sardinha, il ne fait aucun doute que le dernier chantier de Foucault, tout entier voué à l’élaboration des conditions dans lesquelles le sujet éthique eut exercer sa liberté, constitue le point d’aboutissement de toute la recherche de Foucault, ce lieu de la pensée où se dévoile, dans sa substance intime, la logique et la cohérence de l’oeuvre : « Foucault invite à saisir après coup [ je souligne, AB] et comme un ensemble structuré ce qui tout au long du chemin n’est apparu que comme des inflexions et des détours ». L’auteur fait ici référence à l’autorité de Pascal : « Pour entendre le sens d’un auteur, il faut accorder tous les passages contraires (…) Tout auteur a un sens, auquel tous les passages contraires s’accordent, ou il n’a point de sens du tout » (Pensées et opuscules, fragment 684).

La thèse, explicitement présentée par Diogo Sardinha comme destinée à faire date et à jeter un éclairage inédit sur la philosophie de Michel Foucault, a le mérite de la clarté. Elle est exposée avec un allant qui ne se dément à aucun instant. Elle met l’accent à bon escient sur l’importance chez Foucault du motif de la critique, sur le fil kantien de sa pensée – se détachant à bon escient des approches défiantes et péjoratives qui ont longtemps contribué à faire du contempteur de l’idéologie humaniste le tenant d’un néo-nietzschéisme en forme de machine de guerre contre la pensée des Lumières. Mais c’est, du même coup, une lecture qui s’expose à toutes sortes d’objections.
La première d’entre elle aurait trait à la façon dont, de manière toute subreptice, ses présupposés, affichés comme audacieuse conceptualisation ou mise en forme du travail de Foucault ne font que reproduire les conditions tout autant implicites qu’implacables de la normalisation universitaire d’un auteur, de tout auteur philosophique : le primat de l’unité sur la dispersion, la coïncidence optimale entre un nom et une œuvre, le culte du profond ou du fondamental par opposition au visible ou au superficiel, etc. A l’aide de termes ou d’énoncés aussi flous que « projet » (ce qui envers et contre tout unifie l’oeuvre en dépit des ruptures st disparités béantes qui la scandent), « systématicité sans fin », « jeu libre », « sens fondamental », « systématicité synthétique »... se construit une tenace téléologie fondée sur l’évidence indiscutée selon laquelle le sens d’un travail philosophique agencé autour d’un nom propre ne peut se dévoiler à la fin que dans l’apparition terminale du sens d’une œuvre, indissociable de son unité envers et contre tout.
Le fait est qu’une telle lecture ne peut imposer son dogme qu’au prix de l’oubli, voire du déni de nombre d’énoncés dans lesquels Foucault se prononce sur les dispositions qui inspirent son travail, sur les gestes qu’il met en œuvre dans sa pratique intellectuelle : la critique en règle de la notion d’auteur et de celle d’oeuvre (Qu’est-ce qu’un auteur ?), le jeu perpétuel de désassujettissement par rapport aux conditions de la philosophie entendue comme champ institutionnel (« Je ne suis pas philosophe... »), la validation de la qualité heuristique des discontinuités (la « discontinuation » comme déploiement d’une puissance propre au chercheur - « J’écris pour oublier... »), etc.
La quête éperdue et impensante de ses propres conditions d’une vérité affichable de l’oeuvre est fondée sur un ensemble de présomptions qui, toutes, renvoient à l’autorité du penser/classer : la prévalence du continu sur le discontinu, de l’homogène sur l’hétérogène, du même si le disparate... (si le caractère de champ de dispersion de l’ensemble des écrits assignables au nom de Foucault demeure irréductible, quel casse-tête pour les historiens de la philosophie et les profs de philo !). Ainsi se trouve éludée la question pourtant primordiale ici : et si c’était précisément aux seules conditions de cet état de dispersion et de discontinuité que se déployaient les pleines puissances de la pratique philosophique et du geste intellectuel de Foucault ? Et si la déconstruction de la monarchie de l’auteur et de la tyrannie de « l’oeuvre » étaient la condition expresse d’une lecture émancipée de ses textes ?
La tentative de faire entrer le parcours proliférant de Foucault dans le schéma rigide d’une copie conforme de l’architectonique rigoureuse de la pensée kantienne conduit inéluctablement à simplifications et des distorsions de sa pensée – dont certaines ne sont pas négligeables. Ainsi : pourquoi porter exclusivement l’accent sur la qualification du marxisme par Foucault comme se trouvant dans la pensée du XIXème siècle « comme un poisson dans l’eau » et éluder l’énoncé non moins mémorable, et prononcé dans d’autres dispositions, selon lequel Marx compte, avec Nietzsche et Freud, parmi les « fondateurs de discursivité » de notre époque ? On entend bien : il s’agit de démontrer que pour le Foucault de la « Première Critique » (Les mots et les choses...), nul n’échappe, en son temps, aux « systèmes de positivité » établis. Mais du coup, avec l’élimination des écarts, de l’indice de la différence d’avec soi qui travaille sans relâche au cœur de la pensée de Foucault, n’est-ce pas constamment la variabilité (et donc la complexité) de ces flux de pensée qui se trouve éliminée au profit des conforts de la domestication d’un auteur ?
Plus fâcheux encore me paraît être le forçage que subit la pensée de Foucault au chapitre des relations de pouvoir. Après avoir rappelé à bon escient que « société disciplinaire ne veut pas dire société discipliné », que « le pouvoir peut bien être producteur d’ordre, cela n’empêche qu’à tout moment il se heurte aux résistances qui brisent ses rêves et démasquent ses projets », Diogo Sardinha va rabaisser brutalement le motif de la résistance, affectant de considérer que, pour le Foucault des années 1970, il s’agissait surtout de montrer qu’en toutes circonstances le dernier mot revient au pouvoir : « Le signe du statut mineur des résistances actives, c’est qu’elles ne suffisent jamais à provoquer un changement d’époque (…) tout renversement des positions par l’effet d’une auto-inclusion violente des exclus tend avant tout à reconduire les technologie du pouvoir déjà en fonctionnement (…) l’analyse des liens entre le pouvoir et la résistance nous fait comprendre le plan du pouvoir comme le seul qui mérite d’être considéré comme une base qui demeure et sur laquelle des résistances peuvent se produire ».
On en vient alors à se demander ce qui a bien pu inciter Foucault à mettre l’accent sur des motifs comme les résistances de conduite, les contre-conduites, les insurrections de conduite, tout au long de cette séquence, en relation avec des enjeux aussi divers que les révoltes dans les prisons françaises, le soulèvement iranien contre le Shah, les luttes des dissidents en Europe de l’Est, les grèves polonaises, etc. La dénaturation de la position que Foucault occupe alors aussi bien dans le champ de la pensée (l’inversion de l’énergie du pouvoir) que dans celui de l’action politique (le GIP, l’expertise psychiatrique devant les tribunaux, les bavures policières...) devient tout à fait manifeste lorsque l’auteur du tranchant « Inutile de se soulever ? » (en contrepoint des reportages sur l’Iran) se transforme en spectateur passif du cours répétitif de l’Histoire : « Peut-être devrait-on dire que si, pour Foucault, il n’y a pas de projet substantiel d’avenir, c’est que l’avenir n’est que la répétition inlassable du même (…) Dans l’histoire spatialisée, le temps se présente comme un calendrier où l’on pourrait inscrire les moments d’un retour interminable dont on connaît pourtant, dès le départ, le résultat ». Et comme pour enfoncer le clou : « Ici comme ailleurs, l’action est entachée d’impuissance, comme si une certaine dimension lui restait interdite, comme si elle n’était jamais radicale ».
Les dispositifs de pouvoir enveloppant toujours l’action des individus, surdéterminant toutes leurs velléités de se dégager de l’emprise des rapports de pouvoir, toute espèce de résistance, de lutte ou d’action de déprise, de la simple rétivité d’un sujet individuel au soulèvement de tout un peuple est vouée à s’échouer sur cet inflexible a priori : « Seul demeure le pouvoir ». Et tant pis si des centaines de pages des Dits et écrits inscrivent noir sur blanc la trace de l’éloignement radical de Foucault d’une tel fatalisme (le chapitre que Diogo Sardinha consacre à ce motif s’appellerait sans dommage « Michel le fataliste »...).
Au fond, et sans que cela fasse l’objet d’une distincte explicitation, l’approche du travail de Foucault qui nous est ici proposée relève d’une parfaite orthodoxie marxiste : constamment, la méthode généalogique et archéologique sont rabattues sur la bien connue « détermination en dernière instance », comme si tout l’objet de la recherche consistait à détecter, en partant de la surface des choses (l’apparent, le visible, le manifeste) le substrat, « la région fondamentale », l’événement enclencheur à partir duquel tout s’élucide et s’explicite : « Comment Foucault conçoit-il l’aménagement intérieur du savoir, du pouvoir et de l’éthique ? - la réponse est désormais claire : lisant les ouvrages majeurs, on retrouve toujours l’idée d’une surface visible et peu importante qui dissimule un fond déterminant de l’ordre des choses ». Ce n’est pas le moindre inconvénient de cette formule péremptoire que l’impasse qu’elle fait sur le soin avec lequel Foucault s’est attaché à combattre la religion des « déterminations » (causales) et celle de l’origine au profit d’un travail de fouille et d’enquête destiné à exhumer et exposer des éléments de provenance (Herkunft) de ce qui constitue le tissu d’un « à présent » dans sa spécificité. L’archéologie et la généalogie ne sont pas la religion des causes cachées ni la quête infinie de la détermination première, mais la méthode d’explicitation (de démystification), par forage, plongée, prélèvement et exploration des strates composant ce présent, de ce qui en fait la singularité effective. Il n’est pas question ici de « fond [qui] détermine la surface », mais de ce qui s’explicite par le truchement des gestes propres à la généalogie (identifier des éléments de provenance) et l’archéologie (identifier des sites en traversant des strates). Pour le reste, Foucault est un immanentiste convaincu : tout est là, dans les objets du présent, la capacité de détecter le stratifié est une question de regard : pour qui sait voir, ce n’est pas un « vestige moyenâgeux » qui se détecte dans la prison pénitentiaire d’hier et d’aujourd’hui, mais bien un dispositif d’ordre, un outil politique, destiné à exposer la perpétuelle dangerosité de la plèbe délinquante.

L’étrangeté de la situation présente des études foucaldiennes, en France, est que leur croissance exponentielle présente un contraste saisissant avec une rigoureuse absence de débats sur le fond ou tel aspect particulier de ce travail qui, dans le temps de sa publication, n’a cessé de soulever les plus vives controverses. Tout se passe aujourd’hui, à l’heure où l’ostracisme s’est retourné en unanimité (ou presque), comme si la philosophie de Foucault, ayant cessé d’être cette agora où tous s’empoignent, était devenu la place du marché où chacun vient se servir – à chacun selon ses besoins, ses goûts, ses usages disciplinaires et ses appétits. Et pourtant... avec toutes leurs respectives qualités, les essais de Philippe Chevallier et Diogo Sardinha montrent que les temps sont encore bien éloignés, où nous nous entendrons sur une lecture moyenne, savante et patrimoniale, de Foucault.
Dieu (qui n’existe pas) fasse que la croissante prospérité de la foucaldologie et de la foucadocratie ne supplante de sitôt le salutaire « grondement de la bataille » autour de Foucault !

Philippe Chevallier : Michel Foucault et le christianisme, ENS Editions, Lyon, 2011
Diogo Sardinha : Ordre et temps dans la philosophie de Foucault, avec une préface d’Etienne Balibar, L’Harmattan, « La philosophie en commun », 2011.