Jean-Louis Déotte Professeur des Universités Département de philosophie, Paris 8 Saint-Denis-Vincennes Coordonnateur du thème 4 de la MSH

Actualité de Lyotard

, par Jean-Louis Déotte


L’œuvre de Lyotard traverse actuellement une sorte de désert, du moins en France, paradoxalement la transmission en est assurée par J.Rancière quoi qu’il en est. C’est souvent dans les dernières pages de ses livres que Rancière dévoile sa cible, que ce soit dans La Mésentente, Le partage du sensible, Le destin des images, L’inconscient esthétique, Malaise dans l’esthétique : Lyotard. Toute une œuvre dressée contre une autre, en variant les angles d’attaque, contre Le Différend, contre le sublime, la post-modernité, etc. Si dans L’inconscient esthétique, Schopenhauer devient le masque du Lyotard du « nihilisme du désemparement » esthétique (pp.74), alors on peut affirmer sans grands risques de se tromper que ce Freud, très conservateur en esthétique, n’est autre que le masque de Rancière. Qui dit masque, dit identification, qui est un mode de la projection. J’ai montré ailleurs que l’opposition entre les deux anciens professeurs du département de philosophie de Paris 8 Saint-Denis n’était pas si considérable. En effet, la politique est pour Rancière le lieu d’une lutte menée par des sans part pour inventer une nouvelle scène publique (ce qui entraîne un autre partage du sensible) en produisant au sein du langage (qui est notre commun par excellence) un nouvel objet de revendication. Or, c’est par la délibération, en cherchant à convaincre autour d’eux qu’ils constitueront une cause, laquelle finira bien par s’imposer au reste de la société « installée » : la polis. Le « jeu de langage » politique respecte donc parfaitement la troisième norme de légitimité que Lyotard isole au sein du Différend, le délibératif qui caractérise selon lui, les sociétés démocratiques-capitalistes. Cette norme qu’il sépare des deux autres : la narration (sociétés « sauvages » et traditionnelles), la révélation (sociétés du théologico-politique comme celle de l’incarnation ou de l’incorporation chrétienne). Ces normes sont indérivables et organisent tous les genres de discours qui, eux-mêmes, imposent un certain type d’enchaînement aux phrases. Les phrases doivent être entendues comme des événements dans le cadre d’une ontologie du singulier, chaque phrase étant un monde sur lequel une autre phrase viendra enchaîner. L’enchaînement étant nécessaire parce qu’il expose ce que la première phrase comportait comme Etre sans l’articuler positivement, mais il est aussi improbable, puisqu’on ne peut pas déduire de la première phrase l’enchaînement qu’introduira la seconde (qui est aussi un événement). La mésentente au sens de Rancière se révèle être un cas, un genre de discours subsumé par la norme de délibération (on pourrait faire la même démonstration pour l’éthique communicationnelle d’Habermas). Mais là où la différence entre nos deux auteurs est la plus flagrante, c’est dans l’analyse du langage. Tout se passe comme si Rancière avait ignoré la révolution structuraliste, saussurienne et benvenistienne, parce qu’il parle tout simplement de mots, ignorant les théories du signe, pour illustrer le fait que certains leur donnent un certain sens et d’autres un tout autre sens : d’où la mésentente qui porte sur les mêmes mots. Alors que Lyotard est un post-structuraliste qui part de l’hypothèse que le langage est un système de signes et qu’entre ces signes, pris en quelque sorte horizontalement, il n’y a que des différences (Discours, Figure, 1971). Dès lors la traque lyotardienne va consister dans un premier temps à débusquer dans toutes les strates de la culture des systèmes réglés de signes, des codes. Le point de départ de Derrida ne sera pas différent (L’écriture et la différence, 1967). En effet, si une écriture n’est rien d’autre en général qu’un système de traces ou de traits dont les écarts ou espacements sont réglés, l’important résidera pour Derrida non seulement dans les traces elles-mêmes, mais aussi dans ce qui les sépare, dans ce qui n’est ni purement trace ni purement sans trace : la différance. Cette différance Lyotard la nommera figural. Le figural, travaillant aussi bien l’ordre du discours que celui de l’image, il en déclinera les différents états : de la délinéation d’une forme plastique, en passant par le lieu de la présentation de l’image jusqu’à la matrice de toute figure et de tout lieu de présentation. Certes, cette matrice est décrite comme un mixte de désir et d’angoisse, de liaison et de déliaison, d’Eros et de Thanatos, mais en aucun cas le primat serait donné à la pulsion de mort, comme l’écrit Rancière dans L’Inconscient esthétique (2001, p.74) comme si on pouvait l’isoler, comme si on pouvait désintriquer Eros et Thanatos. La pulsion de mort chez Lyotard n’est pas tant puissance létale de répétition (ce qu’isolera Freud), mais puissance d’un nihilisme actif, comme chez Blanchot, ce que mobilise toute analyse par exemple contre la synthèse (Eros). Il y a donc beaucoup de mauvaise foi de faire de Lyotard un schopenhauerien et Rancière se révèle une fois de plus un post-classique dans sa confiance absolue dans le logos censé pouvoir relever tout le pathos, toute la phôné. Le monde de l’art et du discours sera chez Lyotard toujours à l’épreuve des puissances de la codification qu’il identifiera de plus en plus, sous l’influence d’Adorno, au Système technico-scientifique, voire au « Système » tout court. C’est la raison pour laquelle il acceptera de devenir le concepteur de l’exposition Les Immatériaux au Centre Georges Pompidou en 1985, répondant à l’invitation de Thierry Chaput. Cette exposition reste dans l’histoire du Centre un moment inégalé : une exposition rigoureusement en archipels, qu’on était censé visiter en rollers, la communication des textes et des musiques des zone délimitées comme les « jeux de langage » wittgensteiniens se faisant par l’intermédiaire d’un casque à infra-rouge. Le projet consistait à explorer tous les registres de la nouvelle réalité numérique, ce langage absolu, en ce qu’elle poussait dans ses retranchements, le reste : le figural. Ce travail sur les limites avait mobilisé des logiciels produisant automatiquement des aphorismes, des « œuvres » réagissant à la présence du public selon le principe de l’interactivité, il interrogeait la différence des sexes du point de vue de ce qui deviendra « gender studies », etc. Il est évident, plus de 20 ans après, qu’il faudrait rééditer le catalogue de l’exposition et le traduire puisqu’il s’agit de l’équivalent lyotardien du Grand Verre de Duchamp. Mais assez vite la jubilation de l’exposition retombera, il en avait été de même après la publication d’un texte très deleuzien : L’économie libidinale (1974) parce que l’hyper-immanentisme de la surface d’inscription devenant l’unique zone de circulation de tous les flux ne permettait plus de juger de quoi que ce soit. Comment juger quand les événements ne sont que des intensités quantitatives ? Comment rendre compte du tort absolu subi par les Juifs d’Europe ? Ces interrogations se conjuguèrent : le sensible et l’affect devinrent ce qui seuls pouvaient résister à l’emprise du Système et à la puissance du logos, le désastre de la Shoah avait atteint le peuple de la Loi sublime, mais résistait l’immémorial de la donation de la Loi. Dès lors le sublime, que Lyotard hérita de Burke et de Kant, devint l’absolu, l’imprésentable, mais comme tâche pour une présentation dans le sensible. Lyotard ne chercha pas à forger ce monstre conceptuel que serait, comme l’écrit Rancière, un absolu de la loi se donnant dans le sensible, comme si le sensible des œuvres pouvait devenir l’absolu donné à voir relativement ! Non, il s’agissait pour Lyotard d’un défi, d’une tension, sans lesquels il n’y a pas de véritable peinture : « présenter qu’il y a de l’imprésentable » ! C’est la raison pour laquelle, toujours à partir du schéma de la communication (destinateur-destinataire-sens-référent), Lyotard chercha à identifier dans la peinture, en particulier non figurative, dans la plainte d’un tort non reconnu, un reste : quelque chose comme une « phrase affect ». Mais comme le Système absorbe tout et en particulier tous les supports de la culture, alors cette phrase-affect, qui est la vérité de la phrase-événement du Différend, ne pouvait supporter une quelconque inscription. Ce qui devenait contradictoire avec les analyses centrales de Discours, Figure, en particulier celle de l’avènement-Masaccio ou de l’avènement-Cézanne. Dès lors, la culture devenait le tombeau pour l’art auratique nécessairement anti-technique. Au bout du compte, et par un renversement que Lyotard ne pouvait prévoir, est-ce que le triomphe de l’émotion dans les mass media aujourd’hui (le cadrage de l’image TV sur les pleurs du témoin ou de la victime) n’est pas celui de la « phrase-affect » , quand même les petits récits représentatifs sont invalidés ?

Jean-Louis Déotte Professeur des Universités Département de philosophie, Paris 8 Saint-Denis-Vincennes Coordonnateur du thème 4 de la MSH