"Stances sur la plèbe et le plébéien"

, par Alain Brossat


Der berüchtige Philosoph N. und die Plebs

1- Le militant aux yeux bleus de la Jeunesse des Etudiants Chrétiens (dont l’imposante croix métallique portée en sautoir signalait avec ostentation la conviction et l’engagement) n’avait pas tout à fait compris où N. voulait en venir lorsqu’il avait tout à coup convoqué la figure du Christ - ceci à l’occasion d’un interminable développement où était en question l’opposition des deux notions – peuple et plèbe. Le martyre de Jésus, avait alors lancé cet incroyant notoire (et qui, à l’occasion, ne se refusait pas le plaisir de quelque grosse blague anticléricale), le martyre de Jésus est, bien sûr un commencement absolu, celui d’une communauté – le peuple chrétien. Ce qui rassemble ce peuple au fil des siècles et lui a permis jusqu’ici de traverser toutes les tourmentes sans s’abîmer dans les flots de l’Histoire, ce qui nourrit sa mémoire commune au fil des temps, c’est un nom – celui du Crucifié, un nom propre – Jésus de Nazareth, dit le Sauveur. Pas de christianisme, pas d’Eglise chrétienne hors des puissances de ce nom propre.
Or, il se trouve, la chose est notoire, que Jésus a été crucifié entre deux larrons, brigands, voleurs, bandits selon les traductions. Deux délinquants, dirait-on aujourd’hui, pas des enfants de choeur sans doute, tombés aux mains de la police de Pilate et condamnés plus ou moins expéditivement au supplice par une Justice aux ordres... Deux coupables, peut-être, mais qui, assurément, souffrirent à l’égal du fils de Dieu sur la croix et moururent de la même mort désolée et abjecte - mais n’eurent pas, eux, l’heur de la résurrection, ni de la transfiguration. A ces deux infortunés, la tradition chrétienne n’accorde même pas la consolation de retenir leur nom. Leur vie de larcins et leur mort infâme se perd dans la nuit des temps sans inscrire d’autre trace que celle que constitue le fait, tout fortuit, d’avoir subi leur peine au côté de leur illustre compagnon d’infortune. Ces deux mauvais garçons sont, dans l’histoire de l’Occident chrétien, une première figure de la plèbe, la première occurrence du silence sans fin de la plèbe, de l’impossibilité rigoureuse, pour elle, d’inscrire une tradition, ici, la tradition des irréguliers, des opprimés, des humiliés (Walter Benjamin)...
Manifestement pas mécontent de son petit effet, N. avait conclu son numéro d’un bref Amen accompagné de l’habituel sourire satanique dont il agrémentait ses mauvais coups – laissant le jeune dévot perplexe autant que troublé.

2- N. n’aimait rien tant que camper le rôle du censeur plébéien de la démocratie culturelle, faire son petit Rousseau, son petit Genet, se souvenait avec émotion son collègue, le philosophe colérique. Il commençait généralement par rappeler que la sévérité contre les arts affichée dans le Discours sur les sciences et les arts (1750) est devenue totalement énigmatique à nos contemporains, alors même que le trait qu’y décoche Jean-Jacques touche notre époque en plein cœur : nous sommes, plus que jamais dans l’histoire des civilisations humaines, saturés de « spectacles » de tout poil, harcelés par la marchandise culturelle jusque dans la salle de bain, les chiottes, la salle d’attente du médecin, nous croulons à ce point sous le bric-à-brac des arts nouveaux et anciens, hallucinés de messages culturels, égarés et hagards au milieu de ce vacarme qu’il nous est désormais impossible d’y trouver quelque élément d’orientation que ce soit. Notre condition présente de conteneurs culturels, c’est ce qui fait de nous les purs témoins médusés de la bigarrure du monde, incapables d’adopter une position et d’y camper mordicus, constamment portés à relativiser, comme nous y incline la tant vantée diversité culturelle, et à composer avec tout - y compris, bien sûr, avec l’intolérable.
« Cultivez-vous ! , exhortent-ils , cultivez-vous sans relâche, engagez-vous, rengagez-vous dans la démocratisation de la culture ! ». Et moi, je vous le dis, assénait-il alors du ton prophétique qu’il adoptait lorsqu’il entendait proférer une vérité un peu forte : cessez de prendre des vessies pour des lanternes ! Ces prêtres de la culture qui portent le masque de l’avant-garde de la critique sociale, voire de la subversion politique sont comme des poissons dans l’eau du marché en folie ! Les éclaireurs du capitalisme liquide !
Et ce conclure en beauté, le bras levé vers les étoiles : Exculturez-vous !

3- Ayant ajusté ses lunettes, N. parcourut brièvement l’assistance du regard, prit la pose et commença de la voix flûtée qu’il adoptait lorsqu’il se mettait à couvert d’un grand ancien : « Dans son Journal d’un éducateur, Fernand Deligny raconte son devenir-souris. Pris dans la Débâcle de juin 1940, il se retrouve avec quelques autres bidasses en déroute au bord de la Loire. Il raconte : « Les soldats qui étaient là avant nous ont empilé des sacs de farine pour se faire un abri. Nous sommes cinq dans un camion, le ciel est bleu. Les avions y sont gros comme des têtes d’épingles, épingles de diamant qui lancent de fines épées de lumière. Nos yeux pleurent, à force de guetter. Ils vont bombarder. Nous nous mettons à l’abri, le dos au mur (…) Un des sacs du dessus est crevé. La toile éclatée découvre un cratère d’un blanc de falaise. Au fond du cratère, nichées, six souris grandes comme une phalange du petit doigt... Elles dorment, en petit tas, gavées, repues de soleil, de lait, de vie.
J’écoute le bruit des avions, pour savoir s’ils reviennent sur nous. Je n’ai ni religion, ni croyance, ni raison personnelle d’être là, au bord de la Loire, sous ces avions qui vont lâcher des bombes. Il en sera de ma mort comme de ma naissance, absolument involontaire. J’appuie mon menton sur la toile douce du sac éclaté, chair de farine, robuste et fraîche, au plus profond. Six petits corps gris. Leur cœur bat et moi, plus proche d’eux que de mon capitaine qui a fait Verdun, l’autre guerre, et fait encore celle-ci, de carrière, plus proche d’eux que de mon père qui a été tué en 1917, à la ferme de la Biette, plus proche de ces six souris que de n’importe qui, parce qu’elles vivent, si étrangères à l’événement qu’elles ne peuvent pas être touchées. Alors que moi, dans le fin fond de moi-même, je suis tout aussi innocent, tout aussi étranger, aussi peu homme que possible, ma vie est la vie même de ces six petites bêtes mais j’ai un uniforme, mais je suis là au bord de ce fleuve dont je me fous tout autant que du reste. Tout à fait aussi indifférent à la géographie qu’à l’histoire. Hors du temps et de l’espace. Idiot ».
Eh bien, dit N. en ôtant lentement ses lunettes d’un geste étudié de cabot, il me semble que l’on saisit dans ce texte magnifique un fil qui nous conduit au cœur de ce que j’appelle le sentiment plébéien. Cette façon, à l’heure du péril mortel, de se détourner de tout héroïsme, de toute colère ou révolte, en se laissant aller vers le plus infime, le plus désarmé, cette façon de congédier l’Histoire, le fracas des armes, le souvenir patriotique, le lien familial même, cet abandon si radical au tout autre, le plus humble de l’animalité, cet art si délicat de faire défection sans même déserter, en s’oubliant comme soldat, comme vaincu, en glissant doucement vers cet état d’ « idiotie » où, désormais le même et l’égal des six souriceaux, l’instituteur sous les drapeaux se place hors d’atteinte de l’ « événement » catastrophique. D’une manière ou d’une autre, nous le voyons bien ici, le geste plébéien, le devenir-plèbe, le surgissement d’une conduite plébéienne, la formation d’un corps plébéien – tout ceci met nécessairement en jeu ce que l’on pourrait appeler la reconvocation de l’animal au cœur de la condition humaine. C’est, littéralement, en devenant souris que Deligny invente ici une belle figure de sagesse plébéienne. Ni révolte, ni mutinerie, ni rébellion – juste cette échappée belle vers l’infiniment petit de la vie, le plus fragile et l’indestructible en même temps...
Pas mécontent de sa péroraison, N. balaya une nouvelle fois l’assistance du regard, esquissant un sourire satisfait – l’ai-je bien descendu... ?

4- Au fil des ans, le cours de N. sur Les Confessions intitulé « Jean-Jacques ou le plébéien indigné » était devenu une véritable routine. Les intonations, les temps forts, les beaux dégagements – tout y était réglé au millimètre près. Il commençait doucement : « A tous égards, l’épisode turinois situé au Livre III (1728-1730) est le sésame qui donne accès aux dispositions plébéiennes de Jean-Jacques. Le narrateur rapporte la façon dont celui-ci, domestique chez le comte de Gouvion et servant à table, trouve l’occasion de se montrer meilleur connaisseur de la langue française que l’ensemble des distingués convives rassemblés autour de la table. La conversation roulant sur les armoiries de telle noble maison, on en vient à s’arrêter sur la devise qui y figure : Tel fiert qui ne tue pas. Le sens du mot ancien fiert échappant à l’assemblée, le vieux comte de Gouvion avise Jean-Jacques, le laquais, souriant et comme avide de parler, mais n’osant le faire. Il lui ordonne de s’exprimer. Et le jeune homme d’expliquer doctement que ce vieux mot français vient du latin ferit, il frappe, il blesse et qu’ainsi le sens de la devise est tel frappe qui ne tue pas.
« Tout le monde, poursuit le narrateur, me regardait et se regardait sans rien dire. On ne vit de la vie pareil étonnement ». Les aristocrates, d’habitude si dédaigneux apprennent à voir le domestique habituellement transparent et se trouvent contraints de lui reconnaître une intelligence. Le vieux comte prononce quelques mots élogieux pour le jeune savant inattendu et « toute la table s’empresse de faire chorus ».
Ce moment mémorable, ce point d’inclinaison dans le parcours de Jean-Jacques, se rappelle le narrateur « fut court, mais délicieux à tous égards ». Et d’ajouter cette sentence destinée à faire époque dans l’histoire souterraine de la figure plébéienne : « Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel, et vengent le mérite avili par des outrages de la fortune ».
S’étant éclairci la voix, N. reprenait d’un ton docte : « En termes psychologiques courants, on associerait cette scène à une forte satisfaction d’amour propre. Mais en termes politiques, c’est tout autre chose qui retient l’attention : l’enjeu d’une démonstration éclatante en faveur de l’égalité associée pour le narrateur à la reconnaissance de ses talents et à l’estime de soi (le jeune serviteur qui montre à cette assemblée distinguée de maîtres qu’il les vaut bien, pour le moins, puisqu’il s’avère, sur le point en débat, plus savant qu’eux. Démonstration toute pratique, donc, et qui introduit une vive perturbation dans les relations « naturelles » entre maîtres et serviteurs : désormais, les seconds vont devoir prendre en considération ce qui vient en sus de la condition sociale du premier, cet élément proprement incalculable qu’est, tout simplement, son intelligence, sa capacité de raisonner, de parler.
C’est précisément la découverte de cet excédent, irréductible aux conditions du social, qui introduit dans cette dimension le « poison » du politique... »
Estimant généralement qu’il en avait assez fait, N. s’interrompait alors sur ces fortes paroles et parcourant l’amphi par dessus ses lunettes, lançait un sec et assez dissuasif : « Vous avez des questions ? »

5- N. dont la vanité ne se cachait guère aimait à peupler les soirées entre amis de pseudo improvisations inspirées, forcément inspirées, stimulées de surcroît par le vin de Bourgogne dont il était l’adepte inconditionnel – des numéros quasiment appris par cœur et soigneusement répétés en prévision de ces occasions. Il partait à l’assaut tout à coup, sans se soucier le moins du monde du sujet sur lequel roulait la conversation. « Une définition simple et carrée du plébéien moderne, la meilleures peut-être, lançait-il, pourrait être celle-ci : c’est un type (un homme, donc, les enjeux du genre sont ici constants) de basse extraction mais qui, pour autant, conscient de ses mérites, ne veut pas manger à l’office. Prenez Jean-Jacques, encore une fois : devenu, grâce à ses succès littéraires, la coqueluche de la haute aristocratie éclairée, ayant table ouverte chez la Maréchale de Luxembourg, il se réjouit de ce changement de fortune sans entendre, pour autant, devenir le commensal obligé de ces puissants. Se penchant alors sur son passé, il se rappelle cette scène : jeune homme arrivant à Paris « avec une figure passable et qui s’annonce par des talents », en quête d’emploi, il avait alors été reçu avec bonté par une Mme de Bezenval qui lui propose de dîner chez elle ; mais rapidement, tout « campagnard » mal dégrossi qu’il est, il comprend que « le dîner auquel elle m’invitait était celui de son office ». Aussitôt, il se cabre : ce n’est pas parce que son « équipage fort simple » annonce un homme de peu de ressources qu’il est fait pour dîner à l’office - « J’en avais oublié le chemin depuis trop longtemps pour vouloir le rapprendre », se souvient-il.
Ce n’est donc pas sans être accompagnée d’un intime et intense contentement que cette scène lui revient lorsque M. et Mme de Luxembourg lui dépêchent un valet pour l’inviter à dîner. Mais attention : « Les temps étaient changés, avertit-il ; mais j’étais demeuré le même. Je ne voulais point qu’on m’envoyât dîner à l’office, et je me souciais peu de la table des grands ». En vertu de quoi, il décline poliment mais fermement l’invitation : qu’irait-il donc faire dans une « assemblée de gens de la cour » où son « embarras à parler » (et sa légendaire incontinence urinaire) dans une telle compagnie ne feraient que le couvrir de ridicule ?
La chose singulière est que ce topos du plébéien rétif à l’office se retrouve à peu près dans tous les grands romans du XIX° où cette figure émerge. Ainsi, au début de Le Rouge et le Noir, le père Sorel, « paysan dur et entêté », las de voir son fils occupé à lire des grimoires plutôt que se soucier de trouver une position, décide de le « placer » dans une famille à particule de la région. D’où ce dialogue :

⁃ Va faire ton paquet et te mènerai chez M. de Rênal, où tu seras précepteur des enfants.

⁃ Qu’aurai-je pour cela ?

⁃ La nourriture, l’habillement et trois cents francs de gages.

⁃ Je ne veux pas être domestique.

⁃ Animal, qui te parle d’être domestique, est-ce que je voudrais,
moi, que mon fils fût domestique ?

⁃ Mais avec qui mangerai-je ?

⁃ Cette demande déconcerta le vieux Sorel...

⁃ Julien, avant même d’avoir connu le monde, a tout compris : le monde est peuplé de deux espèces : celle qui mange au salon et est servie et celle qui mange à l’office et qui sert – maîtres et serviteurs. Deux monde hétérogènes, et telle est l’injonction qui surplombe son parcours audacieux et tragique : ne jamais tomber du côté de ceux qui dînent à l’office ! D’ailleurs, Julien est lecteur assidu des Confessions. C’était, dit le narrateur du roman de Stendhal, « le seul livre à l’aide duquel son imagination se figurait le monde ».

⁃ Et maintenant, poursuivait après avoir vidé son verre un N. très sûr de lui, souverainement indifférent à l’ennui que, lentement mais sûrement, distillait son soliloque, il vous suffit d’ouvrir Les Hauts de Hurlevent au début de la seconde partie pour voir se répéter cette même scène de l’office, toujours la même – jamais la même : Heathcliff, l’enfant trouvé, le « petit bohémien » maltraité, rejeté, humilié, devenu un adolescent indomptable et farouche, a fini par s’enfuir de Wuthering Heights, la maison sur la lande. Des années ont passé, Catherine, son âme sœur a épousé Edgar Linton, le maître du domaine de Thrushcross Grange, dans la vallée. Et puis un jour, le paria revient, méconnaissable, riche et de parfaite contenance. Il s’annonce à Thrushcross Grange dans l’espoir de parler à Catherine, son amour perdu. Mme Dean, la servante qui a élevé les deux enfants et est désormais au service des Linton, annonce cette visite inattendue au maître. La force du préjugé est intacte : « Quoi, le bohémien, le garçon de charrue ?, s’écrie-il, pourquoi ne l’avez-vous pas dit à Catherine ? 

⁃ Chut ! Il ne faut pas lui donner ces noms-là, maître. Elle serait très peinée si elle vous entendait. Son cœur s’est presque brisé quand il s’est enfui. Je suis sûr que son retour sera une fête pour elle ».

⁃ Candide vieille servante qui ne voit pas venir, sous le plébéien parvenu, l’ange exterminateur (l’une des figures les plus terrifiantes de la modernité, soit dit en passant)... Mais voici que revient la question lancinante : où le revenant doit-il être reçu ? Au salon avec les maîtres, ou à l’office, parmi les domestiques ? Selon ce que semble indiquer sa condition présente ou bien selon les origines obscures, voire abjectes ?

⁃ Catherine s’adresse à son mari, Edgar :

⁃ Faut-il lui dire de monter ?

⁃ Ici, dans le petit salon ?

⁃ Et où donc ?

⁃ Il avait l’air contrarié et laissa entendre que la cuisine était un endroit qui conviendrait mieux au visiteur. Mrs Linton le regarda d’une drôle de manière...Moitié fâchée, moitié riant de sa susceptibilité.

⁃ Non, ajouta-t-elle, au bout d’un instant ; je ne peux pas le recevoir dans la cuisine. Mettez deux tables ici, Hélène : l’une pour votre maître et pour miss Isabelle [la sœur de Linton] qui sont l’aristocratie, l’autre pour Heathcliff et pour moi, qui sommes les classes inférieures. Cela vous va-t-il ainsi, cher ? »

⁃ Ce que Catherine, élaborant ce sage compromis entre les classes et les espèces, ne peut imaginer, c’est que Heathcliff n’est pas revenu demander poliment, en homme arrivé satisfait, en self made man ayant surmonté les épreuves, qu’on lui fasse place dans la bonne société locale - mais bien en vampire plébéien assoiffé de vengeance... Chez Beaumarchais, les épreuves et humiliations subies par Figaro étaient autant de défis qui attisent ses forces vitales et l’instruisent. De ce théâtre des Lumières au roman d’Emily Brontë, quelque chose s’est rompu. Ce qui revient, avec le plébéien parvenu et ivre de vengeance, c’est le pur instinct de mort, s’interrompit brièvement N. - le temps de remplir son verre.

⁃ Et maintenant, lâcha impitoyablement sa femme tandis qu’il reprenait son souffle, mon petit doigt me dit que tu vas nous parler du garde-chasse Mellors, dans L’amant de Lady Chatterley, que Sir Clifford envoie se rafraîchir à la cuisine de Wragby Hall et qui décline, en bon plébéien ombrageux qu’il est ! Mellors dont la « capture » de la sensuelle Constance est aussi la vengeance de l’humilié, moins satanique, ajouterais-tu que celle de Heathcliff...

⁃ Ah, je vois que vous connaissez bien votre époux !, lança alors cruellement le philosophe analytique, histoire de parachever la diversion, tandis que N., furieux de cette démolition en règle de son petit show, dardait sur l’épouse des regards vengeurs...

6- J’ai bien peur que l’on ne lise plus guère Nizan, pérorait N. devant un assemblée de jeunes gens, tous férus et émules de Badiou, Rancière et Agamben, Nizan ce philosophe qui abhorrait la philosophie universitaire, ce romancier communiste honni par ses camarades pour avoir dénoncé le Pacte entre Staline et Hitler... Figure passionnante, cependant, pour notre sujet – le sentiment plébéien est omniprésent chez lui, que ce soit dans la revendication de l’origine sans distinction ou bien encore dans la construction des personnages et des intrigues... Qui d’entre vous a lu Le cheval de Troie  ? - personne, bien sûr, et pourtant, s’il en est un chez qui la mise en scène de l’humble extraction est toujours inséparable de la dispute inépuisable qui oppose les serviteurs aux maîtres, c’est bien lui ! Il porte plainte, il lance une incrimination, il lance au visage des puissants sa pauvre origine, comme un gant, il revendique son appartenance à la classe des sans noms, des sans voix, des sans pouvoir. Toute sa prose est portée par ce ton de réquisitoire permanent - le plébéien, c’est le type qui fait du différend entre le haut et le bas de la société le fiel et le miel de sa colère. Ecoutez donc ça :
« Les hommes desquels je procède ne commandaient point : ils étaient éternellement commandés et conseillés, redressés et avertis par des patrons, par des prêtres, par des magistrats et par des officiers. Je ne me sens pas fort de la même façon que vous autres quand je pense à mon arrière-grand-père : il était ouvrier à l’arsenal, à Lorient, dans le temps que Louis-Philippe présidait aux ascensions bourgeoises. La maison où il est né n’est pas une forteresse de la certitude du lendemain ni de la prospérité continue. Lorsque Guizot conseillait aux Français de s’enrichir par le travail, son travail ne nourrissait pas tous les jours ses sept enfants. Le pain et le riz coûtaient cher dans les années quarante-cinq. Ma grand-mère portait des dépêches la nuit, dans ses bois qui sont derrière Elven, elle gagnait un franc pour ses quinze kilomètres. Son mari faisait de la contrebande pour accroître son maigre salaire. C’était le temps des plus beaux bals à l’Opéra. Mes arrière-grands-parents n’étaient pas des électeurs censitaires. Ils n’étaient pas des citoyens actifs. Kant ne les aurait pas regardés comme des hommes. Je vois jusqu’à mon père un long passé de débats, d’obéissance, de ruses pour se nourrir, se vêtir, se loger, de poursuites de gains. Quand mon père avait quinze ans, il n’allait pas en vacances sur les plages comme je fis avec son argent. Mais il faisait des journées de quatorze heures aux Chantiers de la Loire. A l’âge où je me faisais des scrupules à cause de M. Bergson, il parlait dans la cour d’une usine sur la nécessité de faire grève. Je ne remonte pas loin dans une histoire bourgeoise : elle commence à mon père, devenu ingénieur capable et bourgeois maladroit. A cinquante ans d’ici, mes ancêtres sont anonymes, comme ceux des animaux : encore sait-on le nom du grand-père des chevaux gagnants du Grand-Prix »

N. qui, tout au long de sa lecture, avait fait effort pour restituer toute la vivacité de cette vitupération, s’arrêta, tout époumoné. « Vous l’avez entendu vous-mêmes, conclut-il sobrement : le mouvement plébéien, c’est un ton, c’est un style, c’est une voix. Une façon de parler un ton trop haut... Puis, sans transition : la semaine prochaine, le cours n’aura pas lieu. Je serai en mission à... (suivait le nom enchanté d’un de ces lieux de rêve destinés à exciter la jalousie des étudiants – ils s’emmerdent pas, ces salauds de profs !)

7- La plèbe, soutenait N. devant une assemblée de chercheurs en sciences politiques consternés non moins que révulsés (mais qui avait donc convié cet énergumène ? Grossière erreur de casting !), la plèbe ne se présente pas, comme le fait le peuple, un peuple quand il fait valoir ses titres à la souveraineté ou entend être reconnu comme majorité ; la plèbe fait irruption sur un mode toujours imprévisible et irrégulier. Cette irruption lacère le tissu de l’ordre du monde et produit toutes sortes de troubles, majeurs ou mineurs. C’est que la plèbe n’est comptée, dans le calculs des gouvernants que comme le reste incommode, l’inclassable, le déchet, l’abject, le dangereux... Son statut, c’est le hors statut, le sans statut, d’où son perpétuel déficit en visages, en noms propres... Elle est à ce titre ce qui ne peut se rendre visible, accéder aux espaces publics qu’en faisant retour, sur un mode impromptu et nécessairement strident, là où les comptes de la domination l’ont rejetée sur le bord extérieur du monde administré, des espaces gouvernables. Son élément est le mouvement, la mutation, le déplacement, la disparition, la réapparition – elle n’est pas substance, mais flux, énergie, intensités. Sans cesse repoussée, rejetée sur les bords, vouée au déni, elle revient, tout aussi inlassablement, par pulsations, en ouvrant des brèches. Son élément est le multiple, le disparate, le fragmentaire. Elle n’a ni nom ni adresse, et, pour cette raison même, elle renaît n’importe où, sous une multitude de noms. Des noms généralement destinés à la déprécier, à faire peur, et qu’elle va reprendre à son compte, comme un emblème, comme un drapeau – c’est nous la chienlit, c’est nous les enragés !
Ce mode éruptif de la plèbe, poursuivait imperturbablement N. sans se soucier le moins du monde de l’agitation qui gagnait dans les travées (conciliabules irrités, raclements de gorge bruyants, pieds agités, etc.), nous conduit tout droit à la question de la violence de la plèbe. Si les pouvoirs modernes peuvent mobiliser les opinions apeurées contre l’élément plébéien, quels que soient les modes d’apparition de celui-ci, c’est, constamment, en invoquant le caractère intrinsèquement violent de celle-ci. Or, ce trait se rattache distinctement à la question de la répartition de la parole dans les espaces publics. Ce qui, structurellement, caractérise la plèbe, quels que soient ses modes d’apparition, c’est l’impossibilité pour elle d’accéder aux espaces publics, à la visibilité mais surtout à l’audibilité (être entendu) autrement que sur le mode du cri, du coup de gueule ou, plus couramment encore, du passage à l’acte. Les griefs que la plèbe a à faire entendre, les litiges qu’elle entretient avec l’autorité ou telle ou telle catégorie sociale, elle ne peut pas les articuler. Ce n’est pas qu’elle ne sache pas parler, comme le prétendent ceux qui aiment à la réduire à son statut de quasi-animalité, c’est que ses paroles ne se fixent pas dans les espaces publics et que ce qu’elle énonce ne compte pas, dans le débat public dit pluraliste comme position légitime. Exemple : les détenus dans les espaces pénitentiaires et assimilés. Ils ont toutes sortes choses à dire sur la prison mais aussi, en général, sur la société et le sens de la vie, simplement, le propre de leurs paroles et de leurs écrits (ils savent lire et écrire) est de ne pas se fixer dans le débat public – de s’envoler, se volatiliser, se pulvériser et, ainsi, de ne jamais compter pour rien.
Et c’est là, bien sûr, enchaînait sans merci N. en élevant la voix pour couvrir le brouhaha montant, que se présente le moment décisif, celui où la parole inaudible, la plainte inarticulable enchaîne sur le geste éruptif qui fait violence à l’ordre des choses. Geste de destruction ou non, infime ou massif, peu importe, mais qui vient rappeler à ceux qui comptent et sont comptés l’existence, les désirs et les revendications de ces incomptés. Oui, la plèbe est violente, parce qu’il manque toujours un couvert à la table de la communication habermassienne...
Et tandis que ces dernières paroles se perdaient dans le tumulte des imprécations qui, désormais, se proféraient ouvertement, N. conclut d’un geste ultime de défi, à mi- chemin entre le poing et le doigt tendu...

8- Mis en verve par le demi-biscuit au shit (et fait maison) dont ses amis venaient de le régaler, N. se mit à tout mélanger – mythologie grecque et vie de la plèbe, légendes antiques et politique contemporaine, Ovide et Rancière... Au fond, dit-il, il en va dans nos sociétés de la plèbe comme de Philomèle, dans l’histoire que consignent les Métamorphoses. Le récit des épreuves qu’elle a subies ne peut être articulé – on lui a coupé la langue. Assurément, les procédés des maîtres d’aujourd’hui sont autrement retors que ceux du roi Térée – la plèbe conserve bien une voix, mais celle-ci demeure sans écho, elle articule des phrases, elle veut attirer l’attention sur le propre de son expérience, elle tente d’élever la voix – mais c’est comme si aucun son ne sortait de sa bouche, nul ne semble l’entendre, nul, sur la place publique, ne suspend son pas pour l’entendre. Elle n’est pas muette mais inaudible, comme aphone, donc. Elle bout, sa colère monte.
Philomèle, entraînée dans une bergerie par son beau-frère Térée, roi de Thrace, est violée puis a la langue coupée afin qu’elle ne puisse pas rapporter à sa sœur Procné l’outrage qu’elle a subi. Laissée sous bonne garde dans la bergerie, tandis que Térée rapporte à son épouse qu’elle est morte au cours du voyage qui la conduisait d’Athènes en Thrace, elle entreprend de tisser un motif sur une toile, relatant ce qu’elle a subi. Elle fait passer celle-ci à sa sœur par l’entremise d’une servante et celle-ci vient la délivrer à l’occasion de la célébration des mystères de Dyonisos. Procné tue alors Itys, le jeune fils qu’elle a eu de Térée et les deux sœurs, ayant fait cuire ses membres, font servir à Térée ce plat. Lorsque celui-ci réclame son fils, Procné lui répond : « Ton fils est là, avec toi ». Philomèle jette la tête d’Isys sur la table. Térée, ivre de fureur, poursuit les deux sœurs, mais celles-ci se métamorphosent, l’une en rossignol, l’autre en hirondelle...
Le terrible passage à l’acte mimétique des deux sœurs (la tête et les membres coupés) du fils pour prix de la langue coupée de la première victime dessine l’espace d’une vindicte dont, très souvent, les grandes fureurs éruptives de la plèbe offensée, blessée, humiliée, harcelée et harassée demeurent elles aussi captives – coup pour coup, sang pour sang, violences extrêmes et stridentes... L’impossibilité de faire entendre la plainte produit une accumulation de colère qui va se décharger sur le mode d’une abréaction hors de tout contrôle, étrangère à tout calcul. La scène de l’événement ou la condition traumatique se tisse alors sur le pavé, sur les murs de la ville, en motifs de sang.

⁃ Drôle d’hirondelle, drôle de rossignol, tout de même !, l’interrompit alors un fumeur de joint dont le bavardage savantasse de N. troublait la méditation.

⁃ Erreur sur toute la ligne ! , répliqua N., mis en verve par son biscuit. Le devenir-animal, quel qu’il soit, le régime des métamorphoses, c’est ça la vie de la plèbe ! Loups en meute un jour, hirondelle qui annonce le printemps l’autre !

⁃ 9- C’est Foucault, dissertait N. en se lissant la moustache, qui reprend au vol cette anecdote rapportée par Jean Genet : transféré pendant la guerre de la prison de Fresnes au Palais de Justice de Paris, le futur auteur de Notre-Dame des Fleurs se voit sur le point d’être menotté avec un résistant communiste transporté dans le même convoi. Lorsque le gendarme s’apprête à les entraver ensemble, le militant a ce cri du cœur : « Ah, non, pas un voleur ! ».

⁃ Cette petite histoire avait pour Foucault une valeur vraiment exemplaire, insistait alors N.. Il y voyait un cas d’école illustrant les destins divergents de la classe ouvrière organisée, assurée de sa légitimité historique, et de la plèbe impitoyablement renvoyée au monde obscur du crime. L’horreur de la plèbe, des irréguliers est ce que le militant ouvrier a ici en partage avec son ennemi supposé, le bourgeois. Les prolétaires, fiers de leur honorabilité, ne veulent pas être confondus avec la crapule, la racaille, les bas-fonds.

⁃ L’indignation de ce militant vertueux renvoie distinctement l’écho des fulminations de Marx contre le lumpenprolétariat, « agent crapuleux du Gouvernement provisoire » pendant les journées massacrantes de juin 1848, ajouta alors N. d’un ton lourd de sous-entendus. Ce geste de séparation traverse toute la modernité politique – les syndicats ouvriers ont longtemps tenu à l’écart la plèbe immigrée, en Mai 68, les organisations ouvrières « responsables » étaient les premières à dénoncer les excès des « casseurs » et autres barricadiers ; bref, le peuple organisé a horreur de l’émeute. L’institutionnalisation croissante de la classe ouvrière et de ses organisations a nourri sans relâche cette horreur de la plèbe sous toutes ses espèces – la chose se vérifie aisément chaque fois que les cités s’embrasent et que les jeunes y issus de l’immigration affrontent les flics – les élus des partis de gauche ne sont alors pas longs à choisir leur camp.
⁃ A la fin du XIX° siècle encore, les choses n’étaient pas jouées, la littérature en témoigne, insistait N., soudain solennel : Georges Darien pouvait encore célébrer le voleur comme figure de la révolte sociale (Le voleur), Octave Mirbeau installait la femme de chambre dans le rôle de porte-parole de l’immense armée des serviteurs ployant sous le fardeau de la subalternité – mais infiniment rétive aussi (Journal d’une femme de chambre). La coupure qui s’est établie entre le peuple des partis et de l’Etat et la plèbe innommable et bigarrée a rendu indiscernable la figure immémoriale de la résistance infinie des serviteurs. Les ouvriers syndiqués se battent pour continuer à construire des voitures dont nous n’avons pas besoin tandis que la jeunesse des cités se partage entre le deal et les petits boulots. Peuple absent, plèbe désoeuvrée, conclut N., tandis qu’au fond de l’amphi le déconneur de service entonnait en sifflant les premières mesures de l’Internationale...