Comment se réapproprier le champ politique ?



Palais de Tokyo
 Site de création contemporaine

lundi 29 avril 2002

Intervention de Jean-Louis Deotte

Département de philosophie
Université de Paris 8-Saint Denis

En réponse à la question posée par le Palais de Tokyo : 
Comment se réapproprier le champ politique ?

1) Les raisons d’un échec :
La social-démocratie française est devenue blairiste (culte d’une domestication du marché).
Son modèle de pensée en philosophie politique, c’est Habermas, l’idée que la juste décision doit sortir d’une élaboration consensuelle particulièrement tortueuse et non d’un véritable face à face. Cette culture du consensus s’est révélée particulièrement mortifère au point que Jospin ne sache même pas reconnaître son véritable ennemi.
La jeunesse s’est trouvée anesthésiée, sans aucune culture politique.
Elle a trahi ce pourquoi et grâce à quoi elle avait accédé au pouvoir : la lutte pour la régularisation des sans-papiers en 1995-1997,
Elle a aggravé la situation des irréguliers en créant des camps sans véritable statut juridique, annexés aux aéroports et en pratiquant régulièrement la politique inaugurée par Pasqua en son temps des charters aériens.
Dans la lignée de Mitterand, la politique extérieure de Védrine s’est caractérisée par sa mollesse et l’hypocrisie.
Quelques exemples : alors qu’il aurait pu faire arrêter Pinochet sur le sol français sachant qu’un mandat international avait été lancé contre lui par le juge espagnol Garzon, il a préféré laisser agir l’Angleterre qui a eu un comportement exemplaire.
Autre exemple : la non condamnation des généraux français ayant dirigé la FORPRONU en Bosnie. Ou l’enterrement de la commission parlementaire d’enquête sur le Rwanda. Etc..


2) Qui vote Le Pen ?
 A côté d’un vote incontestablement contre-révolutionnaire (la négation du principe d’égalité), d’un vote conservateur (le protectionnisme anti-européen, la défense du régime représentatif de l’art : J.Clair), d’un vote petit-blanc, néo-colonialiste, d’un vote intégriste, il y a d’autre part ceux qui sont animés par la nostalgie de la politique comme division. C’est le thème frontiste de la lutte contre l’ " Establishment ", la " bande des quatre ", etc. Ceux-là rêvent de faire exploser le système et, s’ils le lisaient, se retrouveraient dans la vision apocalyptique de Baudrillard. Lequel a interprété l’événement du 11 septembre , et ce devant les New Yorkais incrédules, comme étant un " suicide des Twin Towers. "
Si l’extrême gauche existait encore, elle devrait donner un encadrement à ceux qui ne croient pas aux valeurs du consensus. Mais comment cette extrême gauche trotskiste, qui n’a jamais su reconnaître que s’était instaurée en URSS une forme spécifique d’accumulation du capital sous la direction d’un Etat totalitaire, pourrait-elle guider aujourd’hui le peuple à l’ère de ce qu’elle appelle sottement " mondialisation " ? Sottement parce que la mondialisation date, au minimum, du développement du capitalisme.
Pourquoi nos actuels sans-part iraient-ils donner leurs voix à ceux qui comme Badiou et son Organisation Politique n’ont jamais renié la prétendue Révolution culturelle de Mao qui constitua un des grands crimes commis contre l’humanité ?Cela étant , il faut reconnaître à Badiou une position plus que correcte sur les sans-papiers, avec la formule : " Est d’ici celui qui travaille ici "

3) Mais pourquoi la classe ouvrière serait-elle le garant ultime, le " principe " selon Badiou ? On pourrait poser la même question à Lutte Ouvrière. C’est croire que l’industrialisation n’existe qu’en donnant lieu à une forme d’aliénation radicale qui a comme nom " classe ouvrière ". Vision d’une industrie lourde, sidérurgique et mécanique, alors que la masse des salariés aujourd’hui travaille pour une industrie du savoir, de l’information, de la culture. Je ne me résigne pas à savoir que le FN est devenu le principal parti ouvrier, à la suite du coma terminal du PCF, comme je ne me résigne pas à voir les paysans bourguignons dont les pères soutinrent la Résistance voter eux aussi FN, mais il est évident que devrait être développée aujourd’hui une analyse de ce que Lyotard avait amorcé au titre du " Système " : entendez la production-régulation techno-scientifique. Or la production d’informations est devenue la valeur des valeurs, ce qui ne permet plus de conserver le mythe de la classe ouvrière comme alpha et oméga. Si une étude peut être proposée, c’est celle du dernier Stiegler : Le temps du cinéma. La technique et le temps, T.III dans la mesure où il amorce une étude des industries de la conscience, industries " culturelles " qui parachèvent la domination du temps collectif et donc celui des singularités.

4) Si la lutte des classes n’est plus, de près ou de loin, la condition de possibilité de la politique, quel est le nouveau point d’ancrage ? S’il n’y a plus d’infrastructure théorique à la politique, donc pas de science politique, comment agir ? Ici l’art et les institutions culturelles peuvent servir de terre ferme. Où apprend-t-on en effet l’exercice de la faculté de juger, cas par cas, sans loi et sans modèle, sans garde-fous ? Où le jugement d’un seul peut-il avoir la dimension de l’universel ? Le modèle est kantien, celui de la Troisième critique. A chaque fois, à partir de chaque cas, de chaque événement, par essence imprévisible, il faut élaborer une règle de l’agir, cette règle n’est pas donnée à l’avance. D’où l’importance des intellectuels et des artistes, comme dans l’Affaire Dreyfus, où il s’agit de juger à partir d’un cas et de le transformer en cas d’école pour une politique qui doit se reconstituer à chaque fois. On n’a pas de règle a priori pour enchaîner sur cet événement. On monte à quelques uns, à chaque fois, une ou plusieurs associations. Une association est l’affaire d’un cas, on la dissout après. Il ne s’agirait pas de la transformer en ghetto et pour cette raison, il faut résister contre ceux qui, comme Yves Michaud, au nom de l’esthétique anglo-saxonne, cherchent à ghettoïser le jugement de goût, à le rendre relatif : telle pièce serait bonne pour les beurs, telle autre pour les normaliens, tous les goûts se valant. Fin de la critique.
En mettant en première ligne la faculté de juger, on retrouve la tâche des intellectuels décrite par Lyotard dans Le Différend : que les intellectuels, plutôt désarmés par l’événement, soient comme des artistes : qu’ils jugent sans concept et qu’ils apprennent à repérer les cas de différend. " Différend " ? Quand une norme, disons pour aller vite " civilisationnelle ", qui a sa légitimité, écrase une autre norme du poids de son autorité et qu’un juge accepte cette situation. Tôt ou tard, en France comme cela commence à être le cas en Suède, on jugera criminelle la circonscision comme atteinte à l’intégrité physique du corps du jeune garçon.
D’une manière générale, les partis politiques n’ont plus aucune crédibilité et doivent laisser la place à un autre être-ensemble politique. Est-ce qu’on peut, à partir des analyses de J.L.Nancy, imaginer ce qu’il appelle " entre-exposition des singularités " ?
La fin des partis politiques, qui devaient réaliser un programme, rend nécessaire la reconquête de la politique par les associations. Ces associations n’ont de légitimité qu’en enchaînant sur un cas.
Soit l’exemple de l’association dite du Plateau : c’est une association de quartier dans le XIXème arrondissement, créée dans un premier temps pour lutter contre un condominium dont le projet avait été élaboré par notre bétonneur national, celui qui a construit le Stade de France et qui est majoritaire à TF1 (laquelle chaîne retransmet les matches du Stade de France). Il s’agissait de créer un quartier fermé, réservé aux classes moyennes aisées, protégé, à la brésilienne, par un système de caméras vidéos et de garde-chien. Ce projet était une injure dans ce quartier qui a vu la mise à mort de la Commune. Les habitants, associés à quelques artistes, ont mené bataille et gagné : les immeubles ont été réduits de hauteur, des rues ouvertes, une crèche créée et un centre d’art contemporain institué grâce à l’aide des mairies d’arrondissement et du FRAC d’Ile de France. Bref, quelque chose comme de l’espace public, ouvert à tous, a resurgi au coeur d’un espace privatisé et sécurisé. Victoire d’H.Arendt contre Le Pen.
L’enchaînement politique sur l’événement prend la forme du réactif. C’est que, comme le rappelle Brossat, on fait toujours de la politique contre une situation et que dans ce sens on est réactif, comme l’écrivait Nietzsche dans La Généalogie de la morale. Car on n’a pas la prétention de créer des valeurs, comme les maîtres, qui eux seraient du côté de la pure affirmation.

5) Autre exemple de recréation du politique par une association, ce qui prouve que certains n’ont pas attendu le 21 avril pour découvrir Le Pen et faire de la politique. A moins de croire que le bulletin de vote est un attribut de naissance, comme la citoyenneté pour les Athéniens qui croyaient en l’autochtonie. Cette association " pour lutter contre l’oubli du 17 octobre 1961 " a été créée, il y a deux ans, pour que l’Etat français reconnaisse le crime commis en son nom et par sa police le 17 octobre 1961, nuit au cours de laquelle une manifestation pacifique d’Algériens fut réprimée dans le sang. Il y eut quelques centaines de morts, pour la majorité, jetés à la Seine, portés dès lors disparus. A la suite de l’action de cette association, une plaque a été apposée Pont Saint Michel par le Maire de Paris. On ne luttera par contre la frange néo-coloniale embrigadée par le FN sans faire la vérité sur ce que furent la politique coloniale et les guerres de libération qui s’en suivirent.



6) Nous avons aujourd’hui essentiellement à nommer l’époque dans laquelle nous nous trouvons, nous ces " intellectuels " dont Baudrillard annonce la fin . Nommer son époque, c’est l’inventer, faire surgir dans le visible ce qui sinon serait resté invu. Soit l’on reste dans une perspective marxienne, comme Badiou , et dans une certaine mesure, J.L.Nancy, et l’on fera des génocides du XXème siècle l’extrémisation de la politique bourgeoise, la terreur totalitaire ne faisant que révéler la brutalité de la domination capitaliste, soit avec Arendt, Agamben et Brossat on parlera d’époque des camps. J’utiliserai pour ma part le vocable : " époque de la disparition " pour signaler une pratique terroriste d’Etat qui date juridiquement d’Hitler et de la politique " Nuit et Brouillard ", politique qui entraîne une rupture anthropologique considérable. Il s’agit en effet du traitement du corps de l’ennemi. Avant les génocides totalitaires, le corps de l’ennemi, souvent profondément mutilé, était laissé sur le champ de bataille et exposé comme le rapportait déjà Homère. A partir de l’introduction de données " psychologiques " dans la conduite des conflits anti-révolutionnaires, anti-subversifs, le corps de l’ennemi doit disparaître. C’est-à-dire que ses compagnons et sa famille doivent tout ignorer de son sort : est-il mort, est-il vivant ? La disparition est certes un événement, mais c’est un événement paradoxal, car il n’a pas eu lieu parce qu’il n’a pas eu de lieu. On ne peut dire qu’un événement a eu lieu que parce qu’on peut connecter le nom d’une singularité à un nom de lieu et à une date. Quand cela n’est plus possible, la chose dure toujours, la singularité devient un spectre. Cela a commencé à partir de telle date, mais cela n’a pas été accompli. Dans le langage d’Aristote, ce n’est pas un acte (énergeia), c’est une potentialité (potentia). On dira aujourd’hui une virtualité. Le disparu n’a plus qu’une existence virtuelle. On ne peut que constater le développement de cette technique de terreur d’Etat, en particulier du fait des paras français pendant la Bataille d’Alger chère à Le Pen et son exportation en Argentine dans les années 60 par nos spécialistes comme le colonel Trinquier et sa banalisation aujourd’hui (Maroc, Rwanda, Grozny, etc.). Technique qui fait époque à partir du moment où la numérisation devenant un langage universel, les images n’ont plus de référent physique (au contraire de la photo et du cinéma analogiques). Dès lors, la spectralité se généralise.
L’art se trouve alors dans une situation inédite, que ce soit par rapport à l’art de représentation qui supposait une absence, celle du corps de l’amant aimé dont Débutade traçait par précaution le dessin du contour sur les parois d’une grotte, ou l’absence de la nature qui passant derrière la vitre de l’écran du tableau devenait un objet que l’on pouvait observer et consigner perspectivement, à la Renaissance et d’une manière générale l’absence de l’objet qui rendait nécessaire le signe dans le système de la langue. 
L’art dans son régime esthétique (Rancière), moderne, se trouve tout autant invalidé, cet art qui pouvait utiliser n’importe quel matériau sensible, à condition que l’idée esthétique puisse l’investir. Cet art ne trouve plus son lieu à partir du moment où la confiance dans le sensible n’est plus partagée par quelque chose comme un sens commun. Le sensible ne donne plus cette certitude aux hommes d’être en commun parce qu’ils regardent la même chose en même temps (Arendt). La situation politique est donc totalement inédite. Nous voyons paraître un nouveau régime de l’art, que je propose d’appeler nominal, parce qu’il a déjà comme tâche de confirmer, en les renommant, que ces singularités que l’on a fait disparaître ont bien existé. C’est l’art des Français Boltanski, Resnais, Marker,Duras, de l’Allemand Gerz, de l’Italien Antonioni, du Chilien Altamirano, du Grec Angelopoulos, du Canadien Egoyan, etc. C’est un art qui utilise en priorité les techniques de reproduction comme la photo, la vidéo, le cinéma et qui a comme maître à penser Benjamin.


Palais de Tokyo
Site de création contemporaine
Assemblée générale/1
lundi 29 avril 2002
Intervention de Jean-Louis Deotte
Département de philosophie
Université de Paris 8-Saint Denis
En réponse à la question posée par le Palais de Tokyo : 
Comment se réapproprier le champ politique ?
1) Les raisons d’un échec :
La social-démocratie française est devenue blairiste (culte d’une domestication du marché).
Son modèle de pensée en philosophie politique, c’est Habermas, l’idée que la juste décision doit sortir d’une élaboration consensuelle particulièrement tortueuse et non d’un véritable face à face. Cette culture du consensus s’est révélée particulièrement mortifère au point que Jospin ne sache même pas reconnaître son véritable ennemi.
La jeunesse s’est trouvée anesthésiée, sans aucune culture politique.
Elle a trahi ce pourquoi et grâce à quoi elle avait accédé au pouvoir : la lutte pour la régularisation des sans-papiers en 1995-1997,
Elle a aggravé la situation des irréguliers en créant des camps sans véritable statut juridique, annexés aux aéroports et en pratiquant régulièrement la politique inaugurée par Pasqua en son temps des charters aériens.
Dans la lignée de Mitterand, la politique extérieure de Védrine s’est caractérisée par sa mollesse et l’hypocrisie.
Quelques exemples : alors qu’il aurait pu faire arrêter Pinochet sur le sol français sachant qu’un mandat international avait été lancé contre lui par le juge espagnol Garzon, il a préféré laisser agir l’Angleterre qui a eu un comportement exemplaire.
Autre exemple : la non condamnation des généraux français ayant dirigé la FORPRONU en Bosnie. Ou l’enterrement de la commission parlementaire d’enquête sur le Rwanda. Etc..


2) Qui vote Le Pen ?
A côté d’un vote incontestablement contre-révolutionnaire (la négation du principe d’égalité), d’un vote conservateur (le protectionnisme anti-européen, la défense du régime représentatif de l’art : J.Clair), d’un vote petit-blanc, néo-colonialiste, d’un vote intégriste, il y a d’autre part ceux qui sont animés par la nostalgie de la politique comme division. C’est le thème frontiste de la lutte contre l’ " Establishment ", la " bande des quatre ", etc. Ceux-là rêvent de faire exploser le système et, s’ils le lisaient, se retrouveraient dans la vision apocalyptique de Baudrillard. Lequel a interprété l’événement du 11 septembre , et ce devant les New Yorkais incrédules, comme étant un " suicide des Twin Towers. "
Si l’extrême gauche existait encore, elle devrait donner un encadrement à ceux qui ne croient pas aux valeurs du consensus. Mais comment cette extrême gauche trotskiste, qui n’a jamais su reconnaître que s’était instaurée en URSS une forme spécifique d’accumulation du capital sous la direction d’un Etat totalitaire, pourrait-elle guider aujourd’hui le peuple à l’ère de ce qu’elle appelle sottement " mondialisation " ? Sottement parce que la mondialisation date, au minimum, du développement du capitalisme.
Pourquoi nos actuels sans-part iraient-ils donner leurs voix à ceux qui comme Badiou et son Organisation Politique n’ont jamais renié la prétendue Révolution culturelle de Mao qui constitua un des grands crimes commis contre l’humanité ?Cela étant , il faut reconnaître à Badiou une position plus que correcte sur les sans-papiers, avec la formule : " Est d’ici celui qui travaille ici "
3) Mais pourquoi la classe ouvrière serait-elle le garant ultime, le " principe " selon Badiou ? On pourrait poser la même question à Lutte Ouvrière. C’est croire que l’industrialisation n’existe qu’en donnant lieu à une forme d’aliénation radicale qui a comme nom " classe ouvrière ". Vision d’une industrie lourde, sidérurgique et mécanique, alors que la masse des salariés aujourd’hui travaille pour une industrie du savoir, de l’information, de la culture. Je ne me résigne pas à savoir que le FN est devenu le principal parti ouvrier, à la suite du coma terminal du PCF, comme je ne me résigne pas à voir les paysans bourguignons dont les pères soutinrent la Résistance voter eux aussi FN, mais il est évident que devrait être développée aujourd’hui une analyse de ce que Lyotard avait amorcé au titre du " Système " : entendez la production-régulation techno-scientifique. Or la production d’informations est devenue la valeur des valeurs, ce qui ne permet plus de conserver le mythe de la classe ouvrière comme alpha et oméga. Si une étude peut être proposée, c’est celle du dernier Stiegler : Le temps du cinéma. La technique et le temps, T.III dans la mesure où il amorce une étude des industries de la conscience, industries " culturelles " qui parachèvent la domination du temps collectif et donc celui des singularités.
4) Si la lutte des classes n’est plus, de près ou de loin, la condition de possibilité de la politique, quel est le nouveau point d’ancrage ? S’il n’y a plus d’infrastructure théorique à la politique, donc pas de science politique, comment agir ? Ici l’art et les institutions culturelles peuvent servir de terre ferme. Où apprend-t-on en effet l’exercice de la faculté de juger, cas par cas, sans loi et sans modèle, sans garde-fous ? Où le jugement d’un seul peut-il avoir la dimension de l’universel ? Le modèle est kantien, celui de la Troisième critique. A chaque fois, à partir de chaque cas, de chaque événement, par essence imprévisible, il faut élaborer une règle de l’agir, cette règle n’est pas donnée à l’avance. D’où l’importance des intellectuels et des artistes, comme dans l’Affaire Dreyfus, où il s’agit de juger à partir d’un cas et de le transformer en cas d’école pour une politique qui doit se reconstituer à chaque fois. On n’a pas de règle a priori pour enchaîner sur cet événement. On monte à quelques uns, à chaque fois, une ou plusieurs associations. Une association est l’affaire d’un cas, on la dissout après. Il ne s’agirait pas de la transformer en ghetto et pour cette raison, il faut résister contre ceux qui, comme Yves Michaud, au nom de l’esthétique anglo-saxonne, cherchent à ghettoïser le jugement de goût, à le rendre relatif : telle pièce serait bonne pour les beurs, telle autre pour les normaliens, tous les goûts se valant. Fin de la critique.
En mettant en première ligne la faculté de juger, on retrouve la tâche des intellectuels décrite par Lyotard dans Le Différend : que les intellectuels, plutôt désarmés par l’événement, soient comme des artistes : qu’ils jugent sans concept et qu’ils apprennent à repérer les cas de différend. " Différend " ? Quand une norme, disons pour aller vite " civilisationnelle ", qui a sa légitimité, écrase une autre norme du poids de son autorité et qu’un juge accepte cette situation. Tôt ou tard, en France comme cela commence à être le cas en Suède, on jugera criminelle la circonscision comme atteinte à l’intégrité physique du corps du jeune garçon.
D’une manière générale, les partis politiques n’ont plus aucune crédibilité et doivent laisser la place à un autre être-ensemble politique. Est-ce qu’on peut, à partir des analyses de J.L.Nancy, imaginer ce qu’il appelle " entre-exposition des singularités " ?
La fin des partis politiques, qui devaient réaliser un programme, rend nécessaire la reconquête de la politique par les associations. Ces associations n’ont de légitimité qu’en enchaînant sur un cas.
Soit l’exemple de l’association dite du Plateau : c’est une association de quartier dans le XIXème arrondissement, créée dans un premier temps pour lutter contre un condominium dont le projet avait été élaboré par notre bétonneur national, celui qui a construit le Stade de France et qui est majoritaire à TF1 (laquelle chaîne retransmet les matches du Stade de France). Il s’agissait de créer un quartier fermé, réservé aux classes moyennes aisées, protégé, à la brésilienne, par un système de caméras vidéos et de garde-chien. Ce projet était une injure dans ce quartier qui a vu la mise à mort de la Commune. Les habitants, associés à quelques artistes, ont mené bataille et gagné : les immeubles ont été réduits de hauteur, des rues ouvertes, une crèche créée et un centre d’art contemporain institué grâce à l’aide des mairies d’arrondissement et du FRAC d’Ile de France. Bref, quelque chose comme de l’espace public, ouvert à tous, a resurgi au coeur d’un espace privatisé et sécurisé. Victoire d’H.Arendt contre Le Pen.
L’enchaînement politique sur l’événement prend la forme du réactif. C’est que, comme le rappelle Brossat, on fait toujours de la politique contre une situation et que dans ce sens on est réactif, comme l’écrivait Nietzsche dans La Généalogie de la morale. Car on n’a pas la prétention de créer des valeurs, comme les maîtres, qui eux seraient du côté de la pure affirmation.
5) Autre exemple de recréation du politique par une association, ce qui prouve que certains n’ont pas attendu le 21 avril pour découvrir Le Pen et faire de la politique. A moins de croire que le bulletin de vote est un attribut de naissance, comme la citoyenneté pour les Athéniens qui croyaient en l’autochtonie. Cette association " pour lutter contre l’oubli du 17 octobre 1961 " a été créée, il y a deux ans, pour que l’Etat français reconnaisse le crime commis en son nom et par sa police le 17 octobre 1961, nuit au cours de laquelle une manifestation pacifique d’Algériens fut réprimée dans le sang. Il y eut quelques centaines de morts, pour la majorité, jetés à la Seine, portés dès lors disparus. A la suite de l’action de cette association, une plaque a été apposée Pont Saint Michel par le Maire de Paris. On ne luttera par contre la frange néo-coloniale embrigadée par le FN sans faire la vérité sur ce que furent la politique coloniale et les guerres de libération qui s’en suivirent.

6) Nous avons aujourd’hui essentiellement à nommer l’époque dans laquelle nous nous trouvons, nous ces " intellectuels " dont Baudrillard annonce la fin . Nommer son époque, c’est l’inventer, faire surgir dans le visible ce qui sinon serait resté invu. Soit l’on reste dans une perspective marxienne, comme Badiou , et dans une certaine mesure, J.L.Nancy, et l’on fera des génocides du XXème siècle l’extrémisation de la politique bourgeoise, la terreur totalitaire ne faisant que révéler la brutalité de la domination capitaliste, soit avec Arendt, Agamben et Brossat on parlera d’époque des camps. J’utiliserai pour ma part le vocable : " époque de la disparition " pour signaler une pratique terroriste d’Etat qui date juridiquement d’Hitler et de la politique " Nuit et Brouillard ", politique qui entraîne une rupture anthropologique considérable. Il s’agit en effet du traitement du corps de l’ennemi. Avant les génocides totalitaires, le corps de l’ennemi, souvent profondément mutilé, était laissé sur le champ de bataille et exposé comme le rapportait déjà Homère. A partir de l’introduction de données " psychologiques " dans la conduite des conflits anti-révolutionnaires, anti-subversifs, le corps de l’ennemi doit disparaître. C’est-à-dire que ses compagnons et sa famille doivent tout ignorer de son sort : est-il mort, est-il vivant ? La disparition est certes un événement, mais c’est un événement paradoxal, car il n’a pas eu lieu parce qu’il n’a pas eu de lieu. On ne peut dire qu’un événement a eu lieu que parce qu’on peut connecter le nom d’une singularité à un nom de lieu et à une date. Quand cela n’est plus possible, la chose dure toujours, la singularité devient un spectre. Cela a commencé à partir de telle date, mais cela n’a pas été accompli. Dans le langage d’Aristote, ce n’est pas un acte (énergeia), c’est une potentialité (potentia). On dira aujourd’hui une virtualité. Le disparu n’a plus qu’une existence virtuelle. On ne peut que constater le développement de cette technique de terreur d’Etat, en particulier du fait des paras français pendant la Bataille d’Alger chère à Le Pen et son exportation en Argentine dans les années 60 par nos spécialistes comme le colonel Trinquier et sa banalisation aujourd’hui (Maroc, Rwanda, Grozny, etc.). Technique qui fait époque à partir du moment où la numérisation devenant un langage universel, les images n’ont plus de référent physique (au contraire de la photo et du cinéma analogiques). Dès lors, la spectralité se généralise.
L’art se trouve alors dans une situation inédite, que ce soit par rapport à l’art de représentation qui supposait une absence, celle du corps de l’amant aimé dont Débutade traçait par précaution le dessin du contour sur les parois d’une grotte, ou l’absence de la nature qui passant derrière la vitre de l’écran du tableau devenait un objet que l’on pouvait observer et consigner perspectivement, à la Renaissance et d’une manière générale l’absence de l’objet qui rendait nécessaire le signe dans le système de la langue. 
L’art dans son régime esthétique (Rancière), moderne, se trouve tout autant invalidé, cet art qui pouvait utiliser n’importe quel matériau sensible, à condition que l’idée esthétique puisse l’investir. Cet art ne trouve plus son lieu à partir du moment où la confiance dans le sensible n’est plus partagée par quelque chose comme un sens commun. Le sensible ne donne plus cette certitude aux hommes d’être en commun parce qu’ils regardent la même chose en même temps (Arendt). La situation politique est donc totalement inédite. Nous voyons paraître un nouveau régime de l’art, que je propose d’appeler nominal, parce qu’il a déjà comme tâche de confirmer, en les renommant, que ces singularités que l’on a fait disparaître ont bien existé. C’est l’art des Français Boltanski, Resnais, Marker,Duras, de l’Allemand Gerz, de l’Italien Antonioni, du Chilien Altamirano, du Grec Angelopoulos, du Canadien Egoyan, etc. C’est un art qui utilise en priorité les techniques de reproduction comme la photo, la vidéo, le cinéma et qui a comme maître à penser Benjamin.