« La condition pénitentiaire. Essai sur le traitement corporel de la délinquance », T. Ferri et D. Brkić

, par Gérard De Coninck


L’Harmattan, coll. « Questions contemporaines », 2013.

Ce livre étonnera plus d’un professionnel de la Justice, non seulement parce qu’il associe deux expériences personnelles différentes et complémentaires, mais surtout par sa mise en lumière du corps dans le cadre de la pénalité. Trop longtemps oublié, le corps reprend paradoxalement une place importante dans la mise en oeuvre d’un nouveau mode d’exécution
des sanctions, à savoir la surveillance électronique. Décrivant une prison physique réelle qui enferme les corps (dedans) et implante les barreaux dans la tête (dehors) par le biais de la surveillance électronique, les auteurs mettent en évidence le retour d’un panoptisme social, l’absence d’idées nouvelles, l’hypocrisie et la duperie des autorités politiques, administratives
voire scientifiques. Ces auteurs réalisent une analyse fouillée de la place du corps et de l’usage de mécanismes sur celui-ci lors du recours à deux sanctions importantes, la prison et le placement sous surveillance électronique, révélant aussi deux manières de procéder : soit par la prison qui « immobilise et empêche l’élan, forçant à l’inaction totale à l’intérieur de ce cloaque ou de ce tout-à-l’égout institutionnalisé » (…) soit par la surveillance électronique, (…) distillant la souffrance au sein de la vie quotidienne et intime » (p. 94), greffon dans le corps.

Le philosophe T. Ferri retrace l’évolution historique du corps des prisonniers et poursuit une réflexion riche de sens philosophique et humain. S’inspirant essentiellement de Foucault, de Bergson et de Mauss, il démontre combien le corps est le lieu de « l’être au monde » et de la présence à soi. L’invention de la guillotine lui apparaît comme un « tournant décisif quant à
l’usage qui va être fait désormais des corps des mourants et des condamnés ». L’essentiel est alors non pas d’éliminer les corps des condamnés mais de s’en servir en punissant d’une manière nette, égalitaire et experte, évitant tout contact avec le condamné. Les rapports étroits
existant entre le médecin et le bourreau visant l’efficacité et l’abrégement des souffrances, entraîneront une double peine du délinquant (débiteur deux fois), celle subie pour son délit qui est suivi de mort et celle de l’utilité médicale et scientifique permettant le dépeçage du corps.

Avec la Révolution française et le code pénal de 1791, l’enfermement devient une peine plus « douce », qui accapare le corps et est destiné à le discipliner, le normaliser en vue de son amendement et sa réinsertion. L’État va tirer profit de ces corps : au lieu de l’éliminer, il va l’exclure du regard de la société, l’asservir et le rendre utile et exploiter sa force de travail tout en l’amendant. Mais, affirme T. Ferri, « l’emprisonnement révèle une forme de mort et de violence » : « il ne s’agit plus aujourd’hui de « faire mourir » et de « laisser vivre », mais tout au contraire, de « faire vivre » et de « laisser mourir » (p. 32-33). Car la prison est « fondamentalement » mortifère, elle « engendre un désir de mort » et l’encourage même sournoisement. Si l’on va en prison, c’est « aussi pour y mourir de mort lente ou précipitée » (p. 40) et « c’est par la mort que les prisonniers sentent qu’ils peuvent échapper à la mort » (p. 41). Toutefois, si ce constat théorique est souvent vrai, il me semble occulter toutes les
tentatives individuelles de se soustraire à cette mort lente (activités personnelles, drogues, rêves, moyens de communication avec l’extérieur) ainsi que l’adaptation volontaire de certains détenus…au point que certains s’y trouvent même à l’aise ou craignent de sortir.

Entre la prison et la surveillance électronique, il existe une torsion du temps et de l’espace : en prison, le temps est dilaté et on ne sait qu’en faire mais l’espace est restreint et permet peu de vie personnelle. Placé sous surveillance électronique, le temps est vécu au contraire comme restreint, contracté, constamment soumis à des contrôles mécaniques et l’espace est dilaté (d’où l’essoufflement du condamné centré sur tout ce qu’il y a à faire) mais empêchant de vivre normalement et de façon autonome.

L’auteur consacre une partie importante de sa réflexion à analyser la surveillance électronique, démontrant que le porteur du bracelet est devenu un corps sans sujet, sans projet de réinsertion imposé : « loin d’ « être un corps » (…), loin de l’éprouver immédiatement et de l’intérieur, le placé le regarde de l’extérieur comme un objet entrant en scène et offert en
spectacle, par conséquent il ne l’appréhende que sur le mode de l’avoir » (p. 68). La surveillance électronique impose donc au condamné le camouflage physique et psychologique de ses intentions, de faire semblant car le vécu est d’abord négatif : éviter la prison, s’accommoder et se résigner. Les préjudices sont nombreux : le bracelet « produit une sorte
d’interférence entre la conscience du condamné et ses actions » (p. 85) car « il doit avoir ce système de pilotage continuellement présent à l’esprit (…), acquisition des techniques corporelles sous la forme de dressage » (p. 86). « La toxicité du Placement sous surveillance électronique réside là, dans ce principe de fausse et contraignante adhésion à un système qui dresse en sanctionnant, qui cherche à produire un comportement tout en aliénant l’autonomie du sujet ». Il me semble que l’on pourrait affirmer cela pour toutes les sanctions, au-delà des tentatives de médiation et de conciliation exigeant le consentement des auteurs. Puisque le placé sous surveillance électronique perçoit cette mesure comme une chance qu’il peut toujours perdre, il n’a guère de choix : « plutôt que de mourir à petit feu en prison, il préfère bouger encore (…), résister en évitant la puissance létale de la prison, quitte à donner les clés de sa maison à l’institution pénitentiaire et à se laisser regarder au-dedans de lui-même, comme à coeur ouvert » (pp. 87-88). Enfin, cette surveillance tend à le robotiser, en faire un objet muni d’un appareillage technique, d’une prothèse : le corps devient un objet en
mouvement dans le vaste espace de la cyberpénalité et du panoptisme intégral. C’est essentiellement l’absence d’un sens profond et de renouveau de la pénalité qui est mis en cause car pour l’instant, comme le soulignait Durkheim, son utilité est non de prévenir la récidive mais de favoriser la cohésion sociale, de placer des garde-fous pour les gens qui ne
commettront sans doute jamais de délits.

T. Ferri privilégie ainsi une analyse critique pénétrante tout en veillant à ne pas « politiser » le débat, même si certains passages peuvent paraître virulents dans la description des mécanismes d’enfermement. Il n’en va pas de même du second auteur, Dragan Brkić, qui se place résolument dans une démarche très critique et politisée. Il nous invite à découvrir la place du corps en prison – activités, vie sexuelle, sport, soins de santé – de manière très concrète et critique, et n’hésite pas à mettre en cause les hommes politiques, les fonctionnaires administratifs et certains chercheurs pour exprimer son amertume envers leur indifférence ou inefficacité. Et ses recommandations, véritables cris de détresse, complètent et parfois se joignent à ceux exposés plus théoriquement par T. Ferri : « le véritable danger pour la sécurité est de détruire l’homme en détention, de le déstabiliser et de le rendre plus revanchard… ». Et encore, « en faisant croire que les constructions de prisons étaient des avancées plus humaines, on se trouve au stade ultime de la malhonnêteté car elles ne font « que renforcer les effets désocialisants des peines de prison » (p. 107). L’auteur lance quelques idées à tester : pourquoi ne pas soumettre tout entrant à un bilan de santé afin de mesurer les conséquences de la détention sur l’état des détenus à la sortie ? Pourquoi ne pas développer de réels programmes de sports, avec tout le sérieux nécessaire et de vraies collaborations extérieures car aujourd’hui, il s’agit avant tout d’occupationnel et de rendre les détenus moins agressifs… Les « 300 moniteurs sportifs de la pénitentiaire, sorte de garde prétorienne de la discipline sportive carcérale » (p. 132) assument une fonction ambigüe, de catalyseurs. Actuellement, les vertus du sport en prison ne sont guère présentes : outre qu’il
est inorganisé et sans règle bien définie, dans le sport en détention c’est la loi du plus fort et le défoulement qui sont maîtres. Dragan Brkić fait l’éloge de la prison écologique norvégienne de Bastoey et conclut en considérant les réunions d’experts et la plupart des recherches comme des tentatives de replâtrage du système pénitentiaire. Il n’hésite pas à poser la question fondamentale : « est-ce qu’au fond la prison est en de bonnes mains ? » (p. 143), sans donner les réponses et solutions espérées.

De manière judicieuse, les deux auteurs croient que la prison n’intéresse pas beaucoup de personnes, vivant souvent éloignées des murs, et qu’il existe un manque criant d’idées et de courage. Ce livre introduit immédiatement dans des débats fondamentaux sur le sens de la peine, des peines actuelles. Ils ont le courage de nous rappeler qu’il est, en effet, nécessaire de repenser les peines en fonction de nos valeurs actuelles dont la hiérarchie évolue au cours du temps. Le corps du condamné est le « lieu » de la sanction. Il a rarement été abordé de façon à nous faire comprendre qu’il est asservi, qu’il est tout autant enfermé dedans que dehors et que ces peines conduisent à la mort du corps, de l’être humain. Le discours des deux auteurs est profond, complémentaire et leur démonstration se déroule de manière approfondie en se basant sur des connaissances et expériences pénales convaincantes.

Quelques exemples de ces propos audacieux nous renvoient à une réalité incontestable et trop souvent occultée. Appelant à penser un autre avenir, Dragan Brkić affirme « nous ne pourrons pas éternellement tenir dans une telle absurdité et couardise » (156). Face aux graves manquements, il pense que « la réalité carcérale nous montre que la plupart d’entre eux sont
des désinsérés, des êtres redondants, au sens de déchets dont on ne veut plus (…) » (pp. 129-130). Quant au philosophe T. Ferri, il énonce justement qu’ « il y a en prison, de tels effets de dépouillement du corps et de la spontanéité, issus des techniques de discipline et d’enfermement, que les individus détenus sont, en leur cellule, comme des pièces de boucherie ou de gibier indistinctes se retrouvant alignées, telle une rangée de menhirs, dans des compartiments identiques et normalisés, où ils sont appelés à subir le gommage de leurs irrégularités. » (p. 70) (…). Tout aussi justement, il constate que « le milieu carcéral, par son procédé d’ « éviscération » et de l’habillage des corps, crée les conditions logistiques et
technologiques de la pathologie » (p. 71). Et les techniques ou atteintes corporelles qui en résultent sont nombreuses : modifications sensorielles, faculté mémorielle et désorientation spatio-temporelle, distorsion entre le regard et la parole (celle-ci est vaine en prison), troubles physiologiques du sommeil et de la digestion, propagation du froid pénitentiaire à l’intérieur
de son être, plus grande dépendance aux médicaments, psychotropes. Bref, l’utopie carcérale est de croire que la prison est un lieu ou une « école de la citoyenneté » (p. 41). Et l’auteur met en cause ces intellectuels qui oublient que « le vécu ne se laisse pas circonscrire par des chiffres ou des notions », p.41 (…). Il ajoute que « les utopistes carcéraux brillent par leur
méconnaissance de l’expérience carcérale, c’est-à-dire non seulement par l’ignorance de ce qui se passe en prison journellement, mais par l’éloignement de ce qui s’y vit et sy mort (meurt ?) quotidiennement dans la stricte indifférence. Ils se contentent de pérorer sur la prison, à travers des chiffres, des tableaux, des notions et des croyances, et ne s’aperçoivent
pas combien leurs théories les aveuglent et leur font perdre de vue que la prison est avant tout quelque chose qui s’éprouve jusqu’à la moelle. Un prisonnier n’est pas seulement un élément d’une population. Il n’est pas essentiellement une variable démographique ou mathématique, mais un être fait de chair et d’os. (…) A l’évidence, les utopistes et idéologues carcéraux ne mettent pas régulièrement les pieds en détention, et ne savent pas de quoi ils parlent » (pp. 41-42). Sans compter que certains mettent leur science au service du « tout sécuritaire ».

Ce livre, avec de véritables plaidoyers lancés par des experts de la pénalité et recourant à diverses disciplines, constitue un cri courageux lancé dans la nuit pénitentiaire pour une pénalité qui remette l’humain et le respect de chaque personne au centre des sanctions, celles qui enferment et celles qui se veulent (ré)éducatives. Personne ne peut rester indifférent à ce qui écrase l’homme : il est urgent de repenser nos peines en fonction de nos valeurs blessées socialement, sachant que les différentes formes d’enfermement expriment une volonté d’exclure et non d’inclure. Et pour ce faire, en effet, il ne suffit pas d’établir des statistiques et de se contenter d’un débat sur leur justesse !

Gérard De Coninck
Maître de conférences à l’École de criminologie,
Université de Liège.
Co-auteur avec Guy Lemire de l’éclairant ouvrage Être directeur de prison. Regards croisés entre la Belgique et le Canada (L’Harmattan, 2011)