Pour une émancipation plébéienne

, par Alain Naze


Le titre de cette intervention (« Pour une émancipation plébéienne ») ne vise pas à annoncer ce qui serait la description des modalités, des mouvements, des temporalités propres à ce que l’on identifierait déjà comme relevant en effet d’une réalité nommée « émancipation plébéienne ». Par cette expression, c’est bien davantage un problème qui se trouve désigné : que pourrait être une « émancipation plébéienne » ? Et cela renvoie tout autant à une interrogation relative à l’adjectif « plébéien » (qu’appelle-t-on la « plèbe », dans ce contexte ?), qu’au terme d’« émancipation » lui-même : doit-on entendre qu’il s’agirait d’une émancipation (elle-même non objet de la problématisation) relative à la plèbe (désignation qu’il s’agirait en revanche de clarifier pour juger des moments émancipateurs qui, dans l’histoire, ont en effet concerné la plèbe) ? Ou faut-il plutôt entendre, de manière plus radicale cette autre question : que serait une émancipation de type plébéien ? Dans ce dernier cas – et c’est bien le sens du questionnement que retiendra cette intervention -, c’est l’émancipation elle-même qui est problématisée : certes le signifiant « plèbe » ne désigne pas une entité sociologique, le terme ne devant pas être pris dans un sens substantialiste (du moins si l’on s’inscrit dans le sillage, fécond, de Foucault), mais c’est du coup l’émancipation elle-même qui perd toute transparence. Si quelque chose comme une émancipation de la classe ouvrière, par exemple, est susceptible de revêtir un contenu, et donc un sens, assez évident, quel qu’il soit, précisément parce qu’on se réfère alors à une catégorie sociologique, dont on peut retracer les évolutions à travers l’histoire, en ce qui concerne l’idée d’une émancipation plébéienne, c’est une tout autre affaire, et d’abord parce que le signifiant « plèbe » fait entrer en crise la conception ordinaire qu’on peut se faire de l’histoire. Une histoire des vaincus (pour reprendre l’expression, et l’idée, de Walter Benjamin) ne peut que faire entrer en crise le signifiant « émancipation » lui-même, l’habitude consistant à rechercher les méandres d’un mouvement d’émancipation, au sein même d’une chronologie historique qui reste celle de l’histoire des vainqueurs. Si l’on cherche à définir ce que pourrait être une émancipation plébéienne dans le cadre d’une histoire des vaincus, alors, on ne peut faire de ce mouvement émancipateur celui par lequel la plèbe se constituerait comme « sujet politique », car alors, par émancipation, on n’entendrait rien de moins qu’une forme de reniement du minoritaire au profit du majoritaire, c’est-à-dire une forme d’émancipation des vaincus qui ne serait qu’apparente, s’effectuant aux conditions d’une histoire des vainqueurs.

Or, c’est précisément ce mouvement par lequel la plèbe se transformerait en « sujet politique » que Martin Breaugh, auteur d’un ouvrage intitulé L’expérience plébéienne, désigne, dans le sous-titre même du livre comme Une histoire discontinue de la liberté politique(1) . C’est d’ailleurs en cela que cet ouvrage présente un intérêt pour cette intervention, ce qui justifie que je le place au centre de la discussion : il s’agit moins de critiquer la démarche de l’auteur – ce qui serait assez vain - que d’essayer d’apercevoir, comme en creux, l’approche que ce livre n’effectue pas, de ce qu’on pourrait nommer émancipation plébéienne.

Si le livre de Martin Breaugh me semble mériter qu’on discute ses thèses, c’est qu’elles mettent en œuvre une conception de l’émancipation contre laquelle nous avons sans doute à nous prémunir : c’est un peu le plus court chemin que ce livre emprunte, pour penser l’émancipation de la plèbe, ce qui, certes, n’invalide pas a priori son intention. Prenant appui sur plusieurs moments historiques, l’auteur entend faire apparaître des événements où la plèbe surgirait au sein de l’histoire, désignant comme discontinues ces interventions plébéiennes, raisons pour laquelle il parle de la temporalité de « l’expérience plébéienne » comme étant celle de la « brèche ». En cela, au moins de façon nominale, l’auteur n’est pas loin des thèses de Walter Benjamin – mais le problème est que cette résonance n’atteint jamais un niveau théorique, l’auteur des Thèses sur le concept d’histoire n’étant même jamais nommé. Voyons d’abord ce que Breaugh appelle « expérience plébéienne », car cela nous conduira au cœur de son ouvrage, et donc de toutes ses difficultés.

Si l’auteur est bien conscient d’un nécessaire dépassement de la catégorie empirique (sociologique) de la plèbe pour atteindre la notion de « principe plébéien » à l’œuvre, selon lui, dans l’histoire, on peut cependant déjà s’étonner qu’il emprunte explicitement l’expression à Pierre-Simon Ballanche, qui l’utilisait pour désigner ce qui assurerait la présence du progrès dans l’histoire. Car en ce cas, le « principe plébéien » à l’œuvre dans l’histoire jouerait un peu le rôle du négatif dans un cadre dialectique, c’est-à-dire que l’action discontinue de la plèbe serait en ce sens l’équivalent des passions chez Hegel, et constituerait au fond le moteur de l’histoire des vainqueurs – et la discontinuité dont on parle ne serait plus alors qu’apparente, dessinant bien plutôt la courbe d’un progrès s’effectuant malgré tout, c’est-à-dire malgré les ruptures, qui se limiteraient alors à désigner le discontinu de façon seulement négative, à travers ses effets de retardement. On retrouvera ce problème de fond plus loin, et pour l’instant, intéressons-nous à l’intention de Breaugh de dégager un « principe plébéien » par-delà les manifestations empiriques de la plèbe. Cette façon de procéder lui semble s’imposer, à partir du moment où l’auteur veut éviter, à raison, de réduire la plèbe à une catégorie empirique, même historiquement changeante d’un point de vue sociologique. Il écrit en effet, dans le cadre de la préface : « Ni catégorie sociale ni affirmation identitaire, la plèbe désigne un événement politique de tout premier ordre, soit le passage d’un statut infrapolitique à celui de sujet politique à part entière » (2). La plèbe serait donc avant tout le nom d’une « expérience », précisément celle par laquelle l’animal laborans se transformerait en zoon politikon. Les moments de surgissement de la plèbe correspondraient donc à des expériences de métamorphoses de ce type, et l’auteur s’attachera, dans cet ouvrage, à décrire certains de ces moments, jugés exemplaires, comme la première sécession plébéienne, en 494 avant Jésus-Christ, dans la Rome antique, comme la révolte des Ciompi, en 1378, à Florence, comme le carnaval de Romans en 1580, mais encore comme la révolte de Masaniello, en 1647, à Naples, mais aussi, comme la Commune de Paris, en 1871. La démarche consistera donc, pour l’auteur, en partant de ces différents moments, à dégager les éléments jugés invariants et susceptibles de définir un principe plébéien, à l’œuvre de manière discontinue, dans les événements de l’histoire empirique. Or, s’il est évident que pour penser les interventions dans l’histoire d’une plèbe non réduite à une catégorie sociologique, il faut rompre avec toute représentation empirique de la plèbe en tant que telle, cette démarche ne doit pas pour autant prendre la forme d’une constitution d’un type-idéal de la plèbe et des formes de son intervention – car alors on en resterait à des catégories d’analyse de type sociologique, interdisant de reconnaître une manifestation de la plèbe, là où certaine(s) caractéristique(s) du type-idéal en serai(en)t absente(s). Ajoutons que le fait de choisir de limiter « l’expérience plébéienne » aux occurrences désignant la métamorphose de l’infra-politique en « sujet politique » revient à s’installer dans une anhistoricité présupposant la possibilité, pour toute période historique déterminée, d’assister à l’émergence d’une telle subjectivité sur une scène commune – et c’est donc aussi présupposer l’existence, toujours maintenue, d’une telle scène -, en même temps que cela revient à présupposer que l’unique voie de manifestation du plébéien est celle de la constitution d’une telle subjectivité, soit donc à décréter l’impossibilité d’une « expérience plébéienne » en des temps ne rendant pas possible l’émergence d’une scène commune où le « traitement d’un tort » fait à l’égalité, pour parler comme Rancière, puisse être réalisé. De cette façon, on décréterait donc qu’il n’est d’émancipation plébéienne possible qu’à travers les tentatives pour se constituer en tant que « sujet politique à part entière ».

Or si bien des figures historiques de la manifestation de la plèbe peuvent se penser sur ce modèle, en revanche, un souci à la fois politique et historique nécessite qu’on pose la question de l’effectivité maintenue, ou non, d’une scène commune où puissent être débattues les raisons du conflit. Les analyses d’Alain Brossat dans son livre Les serviteurs sont fatigués montrent bien qu’aujourd’hui le tort ne trouve généralement plus les moyens de son articulation, l’ancien « litige » s’étant désormais transformé en « différend », dans le cadre d’une « guerre des espèces ». En référence à l’affaire DSK du Sofitel de New-York, Alain Brossat écrit en effet : « Dès lors que l’instance arbitrale devant laquelle la femme de chambre avait espéré faire entendre sa plainte se dérobe, que les enjeux de la répartition des places et des rôles l’emportent sur ceux de la justice, dès lors que la guerre des espèces surdétermine et falsifie la procédure – la victime perd tout moyen de faire reconnaître et réparer le tort subi. Elle se trouve renvoyée à l’immémorial et à l’irréparable de la violence subie par les serviteurs, une violence qui, dans ces conditions, se présente comme l’{}inarticulable même. […] Aujourd’hui, les patriciens interposent entre eux-mêmes et les plébéiens qui dénoncent leurs abus et mauvais procédés une armée d’hommes de l’art, gardes du corps, avocats, journalistes sous influence, négociateurs patentés, agents de sécurité, dont la fonction est, distinctement, de maintenir à distance les plaignants et de rendre impossible tout contact et tout échange direct avec les maîtres » (3). On ne se situe donc plus dans cette époque, analysée par Alain Brossat dans un précédent ouvrage sur le « sentiment plébéien », où les brillantes répliques d’un serviteur (Figaro par exemple) pouvaient faire mouche, en actualisant le « principe égalitaire » (4), au sein d’une joute oratoire. Or, c’est de cette situation dialogique que Martin Breaugh reste prisonnier, lorsqu’il fait de la première sécession plébéienne à Rome l’archétype de « l’expérience plébéienne » - sans compter que la « plèbe » désignant alors, dans les limites de cette occurrence historique une catégorie empirique, opposée au patriciat, elle présente inévitablement le risque, précisément parce que l’auteur fait de cet événement un archétype de « l’expérience plébéienne », de produire une substantialisation de la plèbe dans l’histoire. En effet, retirée sur le mont Aventin, pour protester contre les conditions économiques et sociales qui lui sont réservées, la plèbe se trouve en fait face à un « tort » beaucoup plus général, comme le souligne Breaugh : « […] le tort infligé à la plèbe relève d’un fait social total qui est celui de la lutte pour la reconnaissance » (5). Dans ces conditions, on comprend l’effet politique (non calculé) qu’a pu avoir l’ambassade du parlementaire Menenius Agrippa, telle que la rapporte Tite-Live : l’orateur raconte alors une fable mettant en rapport les parties du corps (métaphore pour les plébéiens) et l’estomac (métaphore pour les patriciens), et faisant apparaître que si les parties sont en colère contre l’estomac, et cherchent à lui nuire, en retour, elles ne survivront pas au dépérissement de l’estomac. Ce qui importe ici est moins le contenu de la fable que le fait qu’un parlementaire soit venu parler à la plèbe, c’est-à-dire qu’il ait ainsi entamé un processus de reconnaissance : empruntant les mots de Pierre-Simon Ballanche, l’auteur indique que les plébéiens étaient les « muets du mutisme civil » (6) et poursuit en concluant que « [l]’ambassade patricienne de Menenius Agrippa sur l’Aventin ouvre une première brèche dans le statut infrahumain de la plèbe [, puisqu’e]n effet, accepter de transiger avec la plèbe revient à reconnaître qu’elle participe, du moins partiellement, à l’humanité » (7). C’est de cet exemple (même si d’autres événements historiques sont aussi évoqués, que j’ai cités tout à l’heure, mais qui restent envisagés sous la lumière latine et antique de ce qui joue malgré tout le rôle d’origine) que l’auteur va dégager ce qu’il considère constituer un invariant de « l’expérience plébéienne », à savoir le passage d’un statut infra-politique à celui de « sujet politique ». Or, c’est cette conception figée de « l’expérience plébéienne » qui empêche l’auteur de saisir ce que dit Alain Brossat de la plèbe, dans un article paru dans la revue Réfraction – et, par-delà cette incompréhension, c’est l’incompatibilité du discours de Michel Foucault sur la question de la plèbe avec le propos de Breaugh qui se révèle, puisque parmi les sept penseurs sélectionnés par l’auteur comme ayant participé à une pensée de la plèbe (8), il est celui qui est le plus mal traité, en même temps que celui pour lequel l’apport à cette pensée de la plèbe fait l’objet de la plus grande désinvolture : la pensée de Foucault est ainsi jugée « insuffisante pour penser adéquatement les multiples expériences de la plèbe que nous nous efforçons de rendre intelligible », et donc « c’est davantage dans le “geste foucaldien”, qui consiste à réactiver la question de la plèbe au sein des débats contemporains, que se situe l’intérêt de son travail pour la “pensée de la plebe” » (9). Au fond, l’auteur reconnaît à Foucault le mérite d’avoir fait revenir sur le devant de la scène la question de la plèbe, même s’il considère que le contenu du discours, lui, est très décevant. Cette critique indirecte de Foucault est assez insignifiante, on va le voir, mais elle a le mérite, là encore, de mettre en évidence certaines caractéristiques de l’approche de la question de la plèbe qu’il convient d’éviter. Quant à la critique directe que l’auteur adresse à Foucault à propos de sa pensée de la plèbe, on n’en dira rien ici, non d’abord par charité (ce qui aurait pu être le cas, étant donné le nombre de contre-sens que cette lecture de Foucault charrie), mais plutôt parce qu’elle n’apporterait pas grand-chose à notre propos actuel – disons seulement que, s’inscrivant partiellement dans le sillage de celle de Charles Taylor, relative à une supposée impossibilité de penser un dehors au pouvoir chez Foucault, cette critique menée par Breaugh débouche sur le fait de reprocher à Foucault de ne pas permettre de penser la plèbe comme facteur de liberté : « L’ambiguïté de ses propos et son refus de considérer la plèbe en tant que sujet porteur d’une politique du peuple et du désir de liberté l’empêchent de proposer des outils d’analyse capables de rendre compte du principe plébéien » (10).

L’article d’Alain Brossat auquel s’attaque l’auteur est intitulé « La plèbe. Des infâmes et des anonymes. Foucault libertaire » (11). Or, Breaugh va choisir d’attaquer cet article pour, ensuite, en venir à une critique de Foucault lui-même. Le passage mérite d’être cité assez largement pour ce qu’il révèle des présupposés de l’auteur : « Pour Brossat, lecteur de Foucault, l’action plébéienne se distingue par sa “capacité à balafrer le présent, à le défigurer”. Parmi les exemples qu’il donne d’une telle mutilation est celui “de Ben Laden qui incise dans l’ordre (impérial) mondial”. Si Brossat peut qualifier de “plébéien” l’héritier d’une richissime famille arabe, c’est parce qu’il pense que la plèbe “c’est ce “n’importe qui” manifestant une capacité maintenue de se soulever” tels les “mollahs prêchant l’insoumission de mosquée en mosquée, pendant le soulèvement iranien”. En d’autres termes, la plèbe ne porte pas de revendications spécifiques, qu’elles soient démocratiques ou libertaires. Les revendications plébéiennes pourraient aussi bien être fascistes qu’islamistes. Cette absence d’un contenu propre à la politique plébéienne tient à son rapport particulier à l’action. Suivant Brossat, la plèbe est muette. Elle ne délibère pas ; elle passe à l’action. Voilà pourquoi la plèbe est sans substance ou histoire dans la pensée de Foucault. La contribution de Brossat, à son insu peut-être, permet de mieux comprendre le portrait de la plèbe dans l’œuvre de Michel Foucault. […] L’article de Brossat fournit plus d’un exemple des rapprochements douteux autorisés par le refus foucaldien d’accorder un contenu propre à la plèbe. Affirmer que Ben Laden, d’une part, et les mollahs de la Révolution iranienne, d’autre part, sont des figures de la plèbe relève d’une grossière méprise, voire d’une opération de mystification, de l’histoire politique de la plèbe » (12). Premièrement, ce passage (caricatural, et assez ridicule, disons-le) fait mieux que confirmer ce qu’on indiquait déjà du rabattement, par Breaugh, du signifiant « plèbe » sur une catégorie sociologique, contre ses propres mises en garde, en préface : s’il s’épouvante et crie à la mystification, c’est pourtant à l’encontre de prémisses que sa propre position avait semblé (nominalement en tout cas) faire siennes. Le « refus foucaldien d’accorder un contenu propre à la plèbe » n’est pourtant pas loin de son propre refus, énoncé en ouverture du livre, de penser la plèbe comme « catégorie sociale » ou à travers une « affirmation identitaire ». C’est le même point de vue sociologique sur la plèbe qu’on voit à l’œuvre dans le fait de souligner que Ben Laden est « l’héritier d’une riche famille arabe ». Et c’est à partir de ce réductionnisme sociologique que Martin Breaugh reproche de façon inconséquente à Alain Brossat de faire de Ben Laden ou des Mollahs iraniens des éléments plébéiens. Comment ce dernier le pourrait-il, puisque de la bouche même de l’auteur, il n’attribue pas de contenu à la plèbe ? Deuxièmement, c’est le fait que la plèbe puisse se manifester autrement que comme un « sujet politique » qui est rejeté par Martin Breaugh : il n’accepte l’idée que le plébéien soit le « n’importe qui », qu’à la condition que cet anonyme soit porteur d’une parole articulée à une action de type démocratique (même le geste insurrectionnel est ici pensé à l’aune de critères démocratiques, du type démocratie directe), et c’est ce qui explique que là où il identifie chez Alain Brossat un risque dans le fait de reconnaître le plébéien dans le « n’importe qui », en revanche, il ne trouve rien à redire lorsque c’est Rancière qui énonce ce principe, car il y voit un appel à une forme de « démocratie sauvage », qu’il pourrait partager avec Claude Lefort : « La mise en œuvre de l’égalité n’est pas pour autant la manifestation du propre ou des attributs de la catégorie en question. Le nom d’une catégorie victime d’un tort et invoquant ses droits est toujours le nom de l’anonyme, le nom de n’importe qui » (13).

Ce point ne devra pas être oublié, lorsqu’il s’agira de penser ce qu’il serait possible d’appeler « émancipation plébéienne », du moins si on ne veut pas reconduire fadement cette expression aux conditions d’une « insurrection citoyenne », selon les termes utilisés notamment par Jean-Luc Mélenchon, comme si entre l’époque des sans-culottes conduisant l’insurrection de Prairial, et la nôtre, les conditions d’une possible intervention plébéienne n’avaient pas été fondamentalement bouleversées. Et puis n’oublions pas que cette conception d’une insurrection au temps des sans-culottes renvoie à une forme d’exercice, certes transitoire, du pouvoir, et non pas à sa suspension pure et simple – inversement, une émancipation plébéienne, si elle n’est pas la constitution de la plèbe en sujet politique, devrait donc s’entendre bien plutôt comme une entrave au déploiement des mécanismes de pouvoir.

Le problème central du livre de Martin Breaugh est de proposer une « histoire » de l’expérience plébéienne, qui n’indique aucune rupture par rapport à une conception de l’histoire entendue comme « histoire des vainqueurs ». Certes, cette histoire est dite discontinue, mais on a vu qu’elle ne l’est que d’une discontinuité de surface, c’est-à-dire à partir d’une chronologie simplement trouée. En engageant une telle démarche, l’auteur se voyait dès lors condamné à rechercher dans les événements historiques ceux qui lui sembleraient relever d’une histoire plébéienne. Les événements en question, eux, étaient bien balisés, bien connus, ce qui implique que leurs acteurs eux-mêmes étaient identifiables, inscrits dans le cours de l’histoire, d’une histoire qui en avait retenu les noms – au moins ceux des leaders. Certains moments de l’histoire en sont donc venus, dans cette démarche de l’auteur, à être considérés comme relevant d’une expérience plébéienne – à partir d’un certain nombre de traits caractéristiques, comme le fait de concerner le « grand nombre », supposé à la recherche d’un passage du statut infra-politique à celui de « sujet politique », mais aussi comme le fait d’être porteur de valeurs agoraphiles et communalistes, et plus généralement le fait de s’inscrire dans un mouvement de progrès et d’émancipation, les deux étant envisagés dans un rapport de complémentarité. La question est simple, en apparence : en quoi cette histoire serait-elle en effet « plébéienne », et en quoi assurerait-elle l’advenue d’une émancipation de type plébéien ?
L’image du discontinu qu’utilise Martin Breaugh pour désigner ce qu’il considère être les progrès de la liberté à travers l’expérience plébéienne dans l’histoire ne fait aucunement voler en éclats le continuum historique : on envisage plutôt, dans cette optique, qu’une expérience plébéienne entamée à un moment de l’histoire sera reprise à un autre moment, dessinant ainsi un arc qui, par-delà les ruptures, offre l’image d’une liberté dont les formes progresseraient (du point de vue de l’émancipation) avec le temps, et l’assimilation des expériences passées. Or, si l’on accepte cette conception de l’histoire, cela signifie que l’expérience plébéienne ne présente aucune hétérogénéité temporelle par rapport aux autres événements historiques, et que dans ces conditions, il n’y a pas lieu de s’étonner que ces moments supposément « plébéiens » puissent être récupérés dans le cadre d’une histoire des vainqueurs. Faire de Machiavel un penseur de la plèbe, cela peut au moins se discuter, mais Breaugh ne définit pas cet intérêt du « secrétaire florentin » à l’égard de la plèbe comme un intérêt pour la plèbe elle-même, mais bien davantage comme un intérêt privilégiant la prise en compte des effets que les désordres qu’elle occasionne finissent par avoir sur l’ordre. Selon cette lecture – qui, là est l’essentiel, aboutit malgré tout à faire de Machiavel, aux yeux de Breaugh (qui ne s’élève donc pas contre cette instrumentalisation de la plèbe, qu’il croit lire chez Machiavel), un penseur de la plèbe -, si Machiavel juge qu’il faut, sous certaines conditions, laisser s’exprimer les humeurs plébéiennes, c’est qu’il considèrerait qu’en s’opposant aux humeurs patriciennes, elles finiront par produire les plus heureux effets sur l’ordre social et politique – c’est bien du conflit de ces humeurs antagonistes qu’auraient résulté la liberté et la puissance de Rome. Cette tendance à réduire l’intérêt pour la plèbe aux effets de cette dernière sur l’histoire, dans le cadre d’une conception progressiste de celle-ci, peut aussi être identifiée dans l’usage que Breaugh fait de Pierre-Simon Ballanche, pour sa propre conception de la plèbe, car chez Ballanche, l’antagonisme des humeurs est seulement remplacé par l’opposition entre « le principe stationnaire ou conservateur » et « le principe du mouvement ou du progrès » (14) - mais s’il y a pétrification mortifère dès que cesse le combat selon cet auteur, il est vrai qu’il s’en faut cependant, pour lui, que les deux principes s’équivalent. En effet, il considère que c’est le « principe plébéien » qui est moteur de progrès, quand le « principe patricien » témoigne d’un refus des transformations du monde. Comme le résume Breaugh : « Dans la lutte qu’il mène contre le patriciat, le plébéien assure la marche de l’humanité “vers son émancipation”. La plèbe désigne les évolutions du genre humain qui vont dans le sens du progrès » (15). Selon cette conception, le mouvement même de l’histoire serait émancipateur, et tout ce qui résiste aux transformations historiques relevant supposément des progrès de la liberté constituerait une menace mortifère. Or, répétons-le, Breaugh fait un grand usage de Ballanche dans sa propre réflexion sur la question de la plèbe et de la liberté, alors même qu’on peut y reconnaître une caractéristique essentielle de l’histoire des vainqueurs : le fait que la marche du progrès écrase impitoyablement tout ce qui résiste souterrainement. En adoptant ce point de vue progressiste, Martin Breaugh s’interdit de rien saisir qui concerne réellement une expérience de la plèbe – la « brèche » dans laquelle les vaincus s’inscrivent est aussitôt colmatée par sa conception de l’histoire, qui le maintient à la surface des événements, là où ils ne constituent qu’une étape dans la marche du progrès. Le geste même par lequel l’auteur rejette l’idée selon laquelle Richard Durn, ou Ben Laden puissent être le nom d’expériences de type plébéien en dit long sur son propre aveuglement : bien qu’il soutienne que la temporalité de la plèbe est celle de la « brèche », il rejette pourtant le qualificatif de plébéien pour nommer des événements venant trouer notre temporalité présente, et ce, au nom d’un « contenu » a priori (et largement impensé) qu’il y aurait lieu d’attribuer à la plèbe, et dont ne relèveraient pas les actes violents qu’évoquent ces deux noms. Son attitude est en cela comparable à celle de qui, dans un autre registre, rejette a priori telle ou telle action hors du domaine politique, à partir d’une précompréhension des bornes du domaine politique, c’est-à-dire d’une délimitation excluant a priori du politique certains actes (comme le sabotage aujourd’hui, quand il fut pourtant une arme largement utilisée dans les luttes ouvrières).

Si ce travail de critique autour du livre de Martin Breaugh méritait, me semble-t-il, d’être effectué, c’est qu’au-delà de la contestation des thèses de l’auteur - qu’on aurait aussi bien pu ignorer purement et simplement s’il ne s’était agi que de cela – il s’agissait d’attirer l’attention sur un concept souvent utilisé, mais qu’il n’est pas simple de dégager d’une conception progressiste de l’histoire – le concept d’émancipation. Et c’est précisément en vue de l’arracher à la structure même de l’histoire des vainqueurs que je l’ai qualifiée ici de plébéienne. Je ne parviendrai pas, aujourd’hui, au terme de cette tâche, que je me propose d’ailleurs de reprendre au mois de mars, autour d’un questionnement autour de la notion d’enfance, dans le cadre des Ateliers du CRDPP, mais j’aimerais quand même en dire quelques mots, en vue de cerner certains éléments susceptibles de conférer un début de consistance à cette notion d’émancipation-à-venir. Le parallèle entre la plèbe comme « sans voix » et l’enfant entendu dans le latin infans, celui qui est privé de parole, me paraît à cet égard intéressant, car il permet de poser la question de l’émancipation dans des termes assez comparables. Si l’émancipation du subalterne ne peut consister à reproduire simplement le langage des notaires, et plus généralement des maîtres, qu’à la condition d’épouser le point de vue du pouvoir, en un geste anti-plébéien par excellence, il ne saurait pas davantage y avoir d’émancipation enfantine dans le fait d’endosser sans l’écart humoristique d’un jeu mimétique un langage d’adulte, en lequel il se nierait comme enfant. Il ne s’agit certes pas ici de rétablir le moindre propre au sein duquel il faudrait se maintenir pour parvenir à une émancipation véritable, qui ne soit pas un reniement, mais dans les cas évoqués à l’instant, l’altération (du serviteur, de l’enfant) se révèlerait menaçante pour la liberté, parce qu’elle ne relèverait pas d’un devenir (forcément minoritaire), et entraverait donc une émancipation réelle, c’est-à-dire entraverait une forme d’auto-émancipation, qu’il s’agira de distinguer soigneusement d’une injonction à s’émanciper. Premier point : l’émancipation (plébéienne) serait affaire de devenir, et non pas de progrès.

Or ce devenir, en lui-même, c’est-à-dire en son statut de devenir-minoritaire, dispose de la capacité d’enrayer les dispositifs de pouvoir, et certes pas de s’y substituer. On relèvera par exemple du plébéien chez l’enfant qui, souterrainement, et loin de tous les jeux à visée éducative, décevant en cela les attentes des adultes, expérimentera son devenir-objet et/ou son devenir-animal – démarche absolument irrécupérable dans le mouvement supposé de progrès conduisant de l’enfance à l’âge adulte. Deuxième point : l’émancipation (plébéienne) aurait à voir avec le fait de faire défection, d’exhiber son impouvoir. En cela, troisième point : l’émancipation (plébéienne) se révèlerait pouvoir destituant, en ce que l’impouvoir est l’exact inverse d’une soumission au pouvoir.

Pour conclure tout à fait, on peut dire que c’est parce que le signifiant « émancipation » est si difficile à dégager des rets de la notion de progrès que les impasses dans lesquelles s’enferre le livre de Martin Breaugh sur « l’expérience plébéienne » s’avèrent paradoxalement éclairantes. En effet, même en laissant de côté le fait que l’auteur substantialise, de fait, la plèbe, on peut faire remarquer que l’ensemble de son propos repose sur une conception non explicitée de l’émancipation, envisagée sous l’angle d’une structure progressiste de l’histoire, du point de vue de la liberté (16). Or, cette conception est d’autant plus dangereuse qu’elle est fréquemment inaperçue, et qu’elle conduit, par exemple, à regretter que certains peuples fassent le choix d’un supposé obscurantisme, par exemple en effectuant des choix électoraux favorables aux partis religieux. C’est tout un ensemble de pratiques de la liberté qui seraient à envisager ici, notamment dans l’écart susceptible d’être adopté à l’égard d’injonctions contemporaines à être libre, et visant à s’en déprendre pour la conception tacitement moderniste de la liberté qu’elles charrient – précisément à travers le présupposé que la modernité ne peut que constituer un progrès, du point de vue de la liberté, par rapport à un univers traditionnel. Une émancipation effective ne peut donc qu’en passer par l’invention de « gestes » (17) échappant à l’emprise des pouvoirs (ou plutôt, parvenant à s’en déprendre), et désignant ainsi des lignes de fuite permettant de passer du registre de l’histoire à celui d’un devenir.

1 Martin Breaugh, L’expérience plébéienne. Une histoire discontinue de la liberté politique, Paris, Editions Payot & Rivages, Collection Critique de la politique Payot, 2007.

2 Id. p.11.

3 Alain Brossat, Les serviteurs sont fatigués (les maîtres aussi), Paris, L’Harmattan, Collection Quelle drôle d’époque !, 2013, p.55-56.

4 Alain Brossat, Le serviteur et son maître. Essai sur le sentiment plébéien, Paris, Lignes / Léo Scheer, 2003, p.18.

5 Martin Breaugh, op. cit., p.38.

6 Pierre-Simon Ballanche, cité in Martin Breaugh, op. cit., p.123.

7 Martin Breaugh, op. cit., p.124.

8 Ces sept auteurs sont : Machiavel, Montesquieu, Vico, Ballanche, De Leon, Foucault et Rancière (Martin Breaugh, op. cit., p.88).

9 Martin Breaugh, op. cit., p.155.

10 Id., p.153-154.

11 Alain Brossat, « La plèbe. Des infâmes et des anonymes. Foucault libertaire », in Réfractions, n°12, printemps 2004, p.111-123.

12 Martin Breaugh, op. cit., p.152-154.

13 Jacques Rancière, cité in Martin Breaugh, op. cit., p.163.

14 Martin Breaugh, op. cit., p.122.

15 Id., p.127.

16 Une telle critique pourrait d’ailleurs aussi être adressée, dans un autre registre, à Frédéric Martel, notamment dans le cadre de son dernier livre, Global gay, où le syntagme « libération gay » est systématiquement adossé à une conception progressiste de l’histoire (Frédéric Martel, Global gay, Paris, Flammarion, 2013).

17 Pour ne pas parler de façon seulement métaphorique, et donc pour conduire le terme de « geste » à l’ampleur conceptuelle qui lui revient, je renvoie au livre de Philippe Roy Trouer la membrane. Penser et vivre la politique par des gestes, Paris, L’Harmattan, 2012), particulièrement pour le chapitre « Les gestes des Lip ».