Les pénalités à l’épreuve de la capacité des corps de désorganisation pénale : temporalité, spatialité, processus et dynamisme

, par Tony Ferri


Docteur en philosophie, Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation au sein du ministère de la Justice, Chercheur postdoctoral associé au Laboratoire GERPHAU (Groupe d’études et de recherches philosophie – architecture – urbain, UMR 7218/CNRS/ LAVUE), auteur notamment de Qu’est-ce que punir ? Du châtiment à l’hypersurveillance, Paris, l’Harmattan (coll. Questions contemporaines), 2012, Tony Ferri est spécialiste du champ pénitentiaire, du registre de l’application des peines, et des pénalités contemporaines.

Les pénalités à l’épreuve de la capacité des corps de désorganisation pénale : temporalité, spatialité, processus et dynamisme

A l’occasion de cette communication, nous voudrions aborder la question des pénalités contemporaines sous un angle différent de celui sous lequel apparaissent nos travaux notamment dans notre Qu’est-ce que punir ? Du châtiment à l’hypersurveillance (Paris, L’Harmattan, coll. « Questions contemporaines », 2012), en ce sens qu’il ne s’agira pas prioritairement de mettre en relief ici les effets pernicieux de l’enfermement (emprisonnement et placements sous surveillance électronique) sur les subjectivités, le droit de vivre de son corps, l’autonomie et les vies individuelles, mais bien davantage de réfléchir aux conduites de résistance, à l’utilisation de failles et, plus encore, à la création de véritables brèches par les usagers eux-mêmes (condamnés et prévenus), à l’intérieur de ces grands systèmes modernes sophistiqués d’exécution d’une peine ou d’une mesure de contrôle. En d’autres termes, la question qui servira de fil conducteur à notre propos sera celle-ci : dans quelle mesure, dans quelles circonstances, et selon quelle logique, les individus qui purgent une peine d’emprisonnement ou qui font l’objet d’un placement sous surveillance électronique, fixe ou mobile, en viennent-ils à créer les conditions d’une sortie, d’une fuite ou d’une échappée hors du champ de la surveillance généralisée (panoptisme), à inverser tendancieusement les rôles du surveillant et du surveillé, et à imposer au pouvoir de punir de revoir ses mécanismes d’emprise comme défaillants, inutiles, vains ? Fort d’une expérience professionnelle de plus de douze années au sein de l’institution judiciaire, imprégné des observations et des interrogations constantes relatives à l’exécution des peines, tout particulièrement en France, nous aurons à insister ici moins sur les carences des technologies modernes, dont on se plaît pourtant à vanter les mérites économiques et l’infaillibilité technique, que sur les initiatives individuelles et humaines consistant en une neutralisation et une désorganisation de ces grands systèmes invasifs.

Dès lors, l’enjeu de notre propos visera à faire ressortir ce qu’il faut bien appeler un non-sens de la peine. En effet, alors que le pouvoir de punir affiche la volonté de prévenir la récidive et de réinsérer les condamnés à partir d’une peine qui est présentée comme faisant sens et comme prometteuse pour l’avenir, il semble en réalité résulter de cette lutte entre l’institution judiciaire et les usagers de la sanction pénale une insignifiance de la peine, qui est tenue en échec à la fois originairement par ceux qui la pensent (les technocrates) et ceux qui la subissent et dont certains conservent comme par-devers eux une authentique soif de vivre (les usagers). D’une part, de cette lutte qu’on peut qualifier de « lutte à mort », presque au sens hégélien d’affrontement pour la survie - puisque l’enjeu du combat touche proprement la vie, selon une tonalité angoissante, par cela même que l’institution exerce avant tout son pouvoir sur la vie de ceux qu’elle condamne et que les personnes condamnées inventent, pour partie, des conduites de maintien de la force vitale, de réappropriation de leur domaine intime et propre -, et, d’autre part, des politiques contradictoires mises en œuvre durant au moins ces quinze dernières années et de l’incurie continuelle des moyens disponibles socialement, il ressort, en définitive, qu’il s’agit actuellement moins de punir sensément les infracteurs, que de faire quelque chose pénalement. Tout se passe donc comme si le pouvoir de punir visait, plus que jamais aujourd’hui, un objectif de pures condamnations et d’unique enregistrement, d’empilement de statistiques, indépendamment de toute perspective sociale de réinsertion et de tout projet politique d’un renouveau sociétal.

Cette impasse dans laquelle se trouvent engoncées aujourd’hui les pénalités contemporaines est fortement mise en caractères gras par la conduite des usagers de la peine qui, percevant la mièvrerie de la peine qu’ils ont à exécuter et l’absence criante de ce dont ils ont besoin quotidiennement et nécessairement pour sortir de l’ornière des condamnations (possibles ou à répétition), ne manquent pas de dénoncer l’hypocrisie du système, l’impuissance du législateur à proposer un autre modèle de la coexistence et la vacuité même de l’hypersurveillance concernant l’inversion de la courbe des condamnations. Au total, il y aura lieu de voir que c’est à la manière dont les usagers agissent, interfèrent, se positionnent et commentent leur propre trajectoire dans le cadre de l’exécution d’une peine ou d’une mesure de contrôle préventive que se révèle au mieux le désarroi de l’institution judiciaire quand elle est confrontée à ses propres contradictions, à son impuissance intrinsèque, à sa démarche toute quantitative et actuarielle caractéristique de notre présent pénal.