Jean-Yves Potel "Les Disparitions d’Anna Langfus"


Par Jean-Yves Potel

Anna Langfus 1920 Lublin-Paris 1966

Romancière et dramaturge française, Anna Langfus a disparu le 12 mai 1966, à l’âge de 46 ans. D’origine juive et polonaise, elle vivait en France depuis vingt ans. Elle fut une des premières rescapées à emprunter la fiction romanesque pour transmettre l’expérience de la Shoah. La première femme, aussi.
Malgré une courte carrière littéraire, Anna Langfus fut, dans les années 1960 (celles de Schwartz-Bart* et de Rawicz*) une personnalité originale et respectée de la communauté juive et du monde littéraire parisien. Ses romans ont été traduits en quinze langues. Relire ou découvrir son oeuvre au début du 21e siècle, alors qu’elle est presque oubliée dans son pays d’adoption, c’est aller vers des textes forts dont on n’a peut-être pas su retenir l’originalité. A moins qu’on n’ait pas toujours voulu (ou su) l’entendre.

L’expérience de la Shoah

Elle venait de Lublin, en Pologne. Fille unique d’une famille de commerçants, née Anna-Regina Szternfinkiel le 2 janvier 1920, elle avait reçu une éducation polonaise dans le meilleur lycée de la ville. Tout juste mariée avec Jakub Rajs, le fils d’un autre commerçant, elle avait entrepris avec lui des études d’ingénieur en Belgique. Rentrée à Lublin l’été 1939, elle n’avait que dix-neuf ans quand elle fut prise dans les ghettos, les rafles et les traques. Elle connut l’exclusion, les violences, la faim, le typhus, les trahisons, la prison, les tortures, l’errance dans les forêts. Elle participa un moment à la résistance nationale (AK) comme agent de liaison. Elle finit la guerre dans la prison de Plonsk, peu après que Jakub son mari ait été exécuté sans doute sous ses yeux.
A sa libération par les Soviétiques, la guerre avait anéanti tous les siens. Son père avait été abattu lors de l’extermination du ghetto de Lublin en avril 1942, et sa mère brulée vive dans un bunker du ghetto de Varsovie en mai 1943. Aussi décida-t-elle, à l’âge de 26 ans, de quitter la Pologne et d’essayer de vivre en France, un pays dont elle possédait déjà bien la langue (elle l’avait apprise dès le collège et perfectionné en Belgique).

Vivre et transmettre

Ce choix correspondait autant à une volonté de rompre avec ce passé et ce pays, qu’au désir de recommencer à vivre. En France, elle se maria avec Aron Langfus, venu avec elle de Lublin également rescapé des ghettos et de plusieurs camps, et donna naissance, en 1948, à une fille. Ils s’installèrent d’abord à Pantin, puis en 1961 à Sarcelles. Ils furent naturalisés français en 1959. Cette volonté de vivre était inséparable d’une autre ambition, plus vitale encore, celle de transmettre ce qu’elle avait vécu, de parler des morts et des rescapés. Elle changea de langue ; elle se mit à écrire du théâtre et des romans, le seul moyen selon elle de créer la distance nécessaire à la transmission. « Pour traduire par des mots l’horreur de la condition juive durant la guerre, il me fallait faire oeuvre de littérature. Le pas a été difficile à franchir. » (Conférence devant la Wizo* en 1963)

Anna Langfus a publié trois romans aux éditions Gallimard : Le Sel et le soufre (1960) évoque le sort des Juifs des ghettos du point de vue d’une jeune femme ordinaire ; Les Bagages de sable (Prix Goncourt 1962) et Saute Barbara (1965), racontent l’histoire de personnages « malades de la guerre ». Elle ne donne pas un témoignage au sens propre, plutôt une évocation intime de l’expérience de la Shoah, et surtout du désarroi des survivants juifs, blessés à jamais, qui ne parviennent pas à vivre. Elle a choisi de transmettre cette expérience par la fiction. Le ton et le style de ses récits dérangent, ils se départissent d’une littérature héroïque, consensuelle ou consolatrice. Elle crée un personnage ironique, jamais pathétique, qui incarne la victime et la survivante dans ses contradictions.

Anna Langfus a écrit quelques pièces de théâtre ou radiophoniques, notamment Les lépreux, créé en 1956 par Sacha Pitoëff à Paris, et Amos ou les fausses espérances, monté en 1963 à Bruxelles.
Sa pièce radiophonique Le Dernier témoin a été diffusée sur France Culture en 1965. Enfin, Saute Barbara a inspiré un film de fiction. Collaboratrice régulière de L’Arche au début des années soixante, elle animait à Sarcelles un cercle de lecteurs auprès de la bibliothèque municipale qui porte aujourd’hui son nom.

L’écriture d’une femme

Juive, elle traverse les épreuves de la guerre et se comporte comme tout le
sans héroïsme particulier. Elle tombe parfois dans une sorte de fatalité,
d’insouciance que seuls ses attachements familiaux, l’amour de ses parents
de son mari, contrebalancent. Elle subit le regard des hommes (elle est
entreprises, elle endure la torture, les dénonciations, la bêtise. Elle hait, elle
elle se sent parfois elle aussi cruelle, ignoble. C’est une femme qui exprime
comportement, ses défenses, ses rires et ses dégoûts, cette nouvelle nature créée par la guerre.
On peut lire par exemple dans le deuxième chapitre de Le sel et le
charnelle de la foule du ghetto de Varsovie emportée vers l’Umschlagplatz :
s’encastrer dans mes côtes.
Une nouvelle poussée, une poitrine me reçoit. La pression augmente, le
désespérément de me tourner un peu, de desserrer l’étreinte… » Ce ton si
et orgueil, intransigeance et lâcheté, désespoir et insouciance. Un critique
parution : « … c’est l’intérêt du roman de montrer comment un certain
pleurs et de cruauté peuvent, selon les cas et presque selon les moments,
l’égoïsme le plus féroce, ou au contraire éveiller en eux la douce pitié, la tendresse dévorante.
Rien de tendu, rien de faussé dans cette évocation. » (Pierre-Henri Simon, in Le Monde du 21 juin 1961). Ainsi Anna Langfus nous parle des victimes ordinaires de la Shoah.

L’impossible retour au monde

Et les quelques rescapés, blessés à jamais, sont tout aussi abandonnés à leur solitude. Ils n’intéressent personne, telle la jeune Maria, le personnage de Les bagages de sables, qui erre dans Paris, éperdue, habitée par ses morts, convoitée par des hommes lubriques dans les parcs.
C’est un magnifique roman sur l’impossible retour au monde : « . Que peuvent pour moi tous ces êtres que je croise ? se demande Maria Chacun remplit l’univers de sa personne. Je me traîne humblement derrière eux et du premier venu j’attends l’impossible miracle. Puis, pour me prouver que je ne suis pas seulement cette loque misérable, cette chose inconsistante, je me force à les haïr, sachant bien que ma haine est artificielle, qu’elle aussi n’a pas d’existence, que je l’allume comme une lampe dans une ruine abandonnée depuis des siècles, comme s’il suffisait de cette lueur pour croire qu’elle est habitée. » Même désolation chez Michael, le personnage de Saute Barbara qui est rongé par la haine et la vengeance mais qui essaie, lui-aussi, de se sauver, et qui constate au terme de son aventure plus qu’improbable (il kidnappe une enfant allemande pour se venger !) : « Après cinq années de gestation, la guerre m’a mis une seconde fois au
monde, mais elle a accouché d’un monstre. »

L’au-delà de la souffrance

Anna Langfus nous transmet dans ses romans une dimension particulière de l’épreuve : la solitude et le repli sur soi, qui peuvent aboutir à l’indifférence. En fait, elle nous parle de la solitude de la victime tout court, comme des rescapés. Solitude dans la souffrance et solitude face au rejet des autres (eux-mêmes victimes ou spectateurs). Elle a dit : « Ceux qui n’ont pas
connu les conditions extrême des camps ou du ghetto et d’une façon plus générale celles qu’ont subies les Juifs sous l’occupation allemande, ont tendance à croire que le désespoir ne pouvait s’y exprimer que dans un état permanent de paroxysme. Rien n’est plus faux.… C’est sans doute là, la chose la plus difficile à faire comprendre, ces engourdissements, cette insensibilité qui saisit l’être au-delà d’une certaine limite d’horreur et d’épuisement. Désormais on vit dans un pays crépusculaire, où les autres passent comme des ombres, où plus rien n’arrive – où surtout plus rien ne saurait vous arriver, vous atteindre. On est hors jeu. C’est l’au-delà de la souffrance. »
L’oeuvre d’Anna Langfus anticipe les réflexions sur le Mal d’un Imre Kertész*. Ses livres sont aujourd’hui indispensables à notre mémoire. Elle nous saisit par la simplicité de son style, par ses évocations et ses portraits, pour nous précipiter dans un univers (une irréalité ?), celui d’une rescapée ordinaire et silencieuse. Impossible à oublier.
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Bibliographie :

Le Sel et le soufre et Les Bagages de sable sont disponibles en collection Folio-Gallimard.

Jean-Yves Potel Les Disparitions d’Anna Langfus, Editions Noir sur Blanc, 2014.

Anny Rosemann Les Alphabets de la Shoah, CNRS, 2007.

Myriam Ruszniewski-Dahan Romanciers de la Shoah. Editions L’Harmattan, Paris 1999.

Jean-Yves Potel, écrivain et historien, spécialiste de l’Europe centrale et de ses cultures, a enseigné à l’Université Paris VIII, Conseiller culturel près l’ambassade de France à Varsovie (2001-2005), correspondant pour la Pologne du Mémorial de la Shoah. Parmi ses nombreux ouvrages, il a publié : La fin de l’innocence : la Pologne face à son passé juif, aux éditions Autrement, 2009 (Prix essai 2009 du FSJU ; édition polonaise aux éditions Znak 2010)

[Texte in : Jean Leselbaum, Le Dictionnaire du judaïsme français depuis 1945, Editions Le Bord de l’eau, 2013.]