La possibilité d’un monde

, par Alexandre Costanzo et Daniel Costanzo


– Comment un ouvrier comme moi pourra comprendre quelque chose aux livres et savoir si ce qu’il lit, on l’a vraiment écrit pour lui ?
– En lisant et en réfléchissant. En se trompant et en recommençant. Même pour nous qui les écrivons, il n’y a pas d’autres voies. Dans ce monde, personne n’a rien pour rien […]. Il faut avoir la patience d’apprendre ces modes, comme on apprend les langues étrangères. Et alors, peu à peu, il t’arrivera de rencontrer partout l’homme et le camarade, de même qu’on réussit à discuter avec un Chinois ou un Turc. De toute façon, il faut être patient. Plus tu fréquentes un ami, plus tu apprends à le connaître. C’est la même chose pour les livres. Et n’est-ce pas beau d’arriver à connaître un homme qui pendant trente ans, pendant toute sa vie, a essayé de parler avec toi ? […]
– Ce sont des livres pour nous ?
– Ce sont des livres pour qui veut les lire. Tu saurais me dire, toi, pour qui est fait un livre ? Méfie-toi des livres qui sont faits pour un tel ou un tel. Même un livre qui a été écrit en chinois a été fait pour toi. Il s’agit
toujours d’apprendre les paroles d’un autre homme. Tous les livres qui valent quelque chose ont été écrits en chinois, et on ne sait pas toujours les traduire. Vient toujours un moment où tu es seul devant la page, comme était seul l’écrivain qui l’a écrite. Si tu as de la patience, si tu ne prétends pas que l’auteur te traite comme un enfant ou un demeuré, tu vas rencontrer un autre homme et te sentir plus homme toi aussi. Mais
c’est dur, Masino, cela demande de la bonne volonté.
Et beaucoup de patience
 [1].

Cesare Pavese

Un enfant refuse d’aller à l’école où l’on ne lui apprend rien d’autre
que ce qu’il ne sait pas, et il assure de lui-même l’usage de la puissance
contre celui du pouvoir : apprendre en « rachâchant », tel sera le principe de son échappée belle affirmant le territoire d’une émancipation
(En rachâchant). Une jeune femme renonce à épouser un allemand lors
de l’occupation prussienne de la Lorraine, elle dit qu’elle ne sait que
cela, elle ne peut pas devenir allemande (Lothringen !). Un étranger
circule en voiture dans les rues de Rome parti à la rencontre d’un
banquier entre autre et de leçons d’histoire, or l’on sent progressivement
monter en lui une colère froide tandis qu’il découvre ce qu’est la réalité du monde : ces rues laissent alors se dessiner au détour des agitations, de façades d’immeubles, d’embouteillages ou de l’activité ouvrière, les contours contemporains de la rumeur d’une même histoire, celle de la lutte des classes (Leçons d’Histoire). Des gens se dressent depuis le village qu’ils se sont patiemment construits face au monde qui les humilie et aux fables enchanteresses des temps présents brisant leurs manières de vie (Umiliati). Une femme se défend contre la folie du pouvoir de Créon, irréconciliée, fidèle à ses morts, à la justice des Dieux ou d’une certaine idée de l’homme. Et cette histoire semble s’accorder à de curieux mouvements de la caméra qui occupe une même position dans l’espace en coulissant sur une verticale selon les propos des protagonistes : elle sera à hauteur de ventre dès lors que ces derniers témoignent de passions intestines, elle se fixera tout en haut, en surplomb, lorsque les paroles se confondent aux intérêts d’État ou elle éprouvera simplement le monde et les choses à hauteur d’homme et de femme (Antigone).

Il y a un principe déterminant l’oeuvre de Danièle Huillet et de Jean-Marie Straub qu’énonçait Serge Daney [2] : s’il n’y a pas de révolte, ça n’existe pas. Autrement dit, seul existe ce qui résiste, des lieux, des gestes, des mots, des corps, l’effectivité d’une révolte ou d’une perception affirmant un autre rapport au monde, et c’est cette brèche enfouie ou évanouie, une puissance surgissant ici ou là qu’ils s’attachent à donner à voir et à entendre. Une brèche qu’on retrouve dans la rencontre entre un poème de Stéphane Mallarmé et la rumeur évanouie des morts de la Commune (Toute révolution est un coup de dés), une puissance que manifestent une femme fidèle à ce qu’elle éprouve, un enfant contestant l’ordre raisonnable du monde, une communauté qui voit son travail, ses peines et ses joies humiliés par l’enchantement de principes qui leur sont étrangers… Un poing se ferme, les yeux baissés ici, le regard dressé de colère là : l’injonction de cette oeuvre est celle de la puissance, or il n’y a pas d’autre puissance que celle d’apprendre à ouvrir les yeux pour voir et les oreilles pour entendre, et cela permet d’affirmer quelque chose comme la possibilité d’un monde.

L’on voudrait s’attarder sur un film en particulier, Othon, tourné en 1969. Il s’ouvre sur une vue de Rome et la caméra entame après quelques instants un mouvement panoramique vers la gauche laissant apparaître des immeubles d’habitation qui feront bientôt place aux arbres et à des ruines. Elle rencontre alors une verticale sous la forme d’un mur ébréché impulsant un nouveau mouvement qui s’élève pour suivre le haut de cet obstacle et l’on aperçoit alors un arbre sur le haut d’une colline. Épousant d’abord les courbes de ce paysage en poursuivant son ascension vers la cime de l’arbre, la caméra descend à sa gauche où l’on découvre les roches et les ruines de la colline. Elle enchaîne alors un zoom avant sur ces roches et s’achemine enfin vers une crevasse, un trou, pour se fondre dans l’obscurité qui devient le carton paradoxal du titre : Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou Peut-être qu’un jour Rome se permettra de choisir à son tour.

Le film rejoue la tragédie de Corneille Othon sur le mont Palatin et le jardin de la villa Doria Pamphili, en exhibant en pleine décadence romaine, après la chute de Néron, ce qu’il y a au coeur de tout gouvernement. Entre le tourniquet des intérêts particuliers et les passions intestines, on assiste en somme aux belles paroles des grands de ce monde se déchirant pour le pouvoir, loin du peuple et sur son dos. C’est à cette « comédie » qu’est identifié le pouvoir engloutissant dans ses intrigues les tourments amoureux : l’abjection et la lâcheté nouent les affaires d’État, comme les petites affaires de tout un chacun finalement, et c’est ce qu’il faut balayer violemment. Tout cela est ainsi suspendu comme un coup de dés mallarméen au « peut-être » de la Révolution : « peut-être qu’un jour Rome se permettra de choisir ».

Ce « peut-être » signifie que le peuple ne doit plus laisser ceux qui le gouvernent permettre ou ne pas permettre, il doit choisir, et pas simplement celui ou ceux qui doivent gouverner mais se permettre de gouverner lui-même, se choisir plutôt que de fermer les yeux. Tout se joue donc dans le vertige entre des « yeux qui ne veulent pas en tout temps se fermer » et un « peut-être » : ouvrir les yeux, assumer le gardiennage et l’effectivité de ce « peut-être » est évidemment le propos de l’oeuvre, son éthique et sa politique.

Ainsi, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet plongent la pièce dans une architecture qui se veut contemporaine du XVII e siècle littéraire de Corneille, les jardins de la villa Doria Pamphili ; elle se déroule par ailleurs sur les terrasses du mont Palatin, les vestiges des palais de cette Rome antique. Entre les deux sites, il y a les habitations populaires, un « peuple qui manque » dira-t-on avec Gilles Deleuze, mais dont on entend pourtant l’activité comme une rumeur sourde. Car les vers cornéliens et les corps costumés des personnages sont confrontés au vacarme de la circulation des voitures, à l’agitation de la ville contemporaine que l’on distingue parfois en contrebas. Et ce sont les trois temporalités que l’on retrouve enchevêtrées bouleversant l’ordre de la représentation sur fond du bourdonnement de « l’ici et maintenant ». Celle contemporaine de la pièce elle-même, celle des ruines du palais inscrivant historiquement des personnages qui y circulent et parlent entre un trop de lumière et aussi un trop plein de sons, entre le trafic des automobiles, le chant des cigales, le clapotis de l’eau d’une fontaine ou le soulèvement du vent. En somme, la scène filmée tient ensemble toutes ces contradictions comme une chose naturelle, ce qui construit l’affect d’une étrangeté que l’on peut saisir dans sa généalogie brechtienne [3] : les temps et les espaces cohabitent dans un malaise irrésolu et les vers comme les corps sont également confrontés à la matérialité ou à la véracité des choses : les lieux, le vent, le soleil, les bruits… Mais ce qui définit l’oeuvre des Straub, c’est cette temporalité si singulière, calme, empreinte d’une patience — la patience du plan. Il fallait donc un temps, prendre du temps pour voir, pour entendre et pour
ressentir les choses et le monde.

Par ailleurs, les alexandrins sont énoncés par des acteurs aux accents divers et la langue est elle-même déclinée dans une rapidité neutralisant la littéralité pour nous confronter à un phrasé monocorde, une étrange musique aussi bien, comme si le sens des mots, pourtant malmenés, importait davantage que le lyrisme conventionnel des vers — des mots qui sont d’abord l’affaire des grands de ce monde entre eux, des mots qui sont surtout en lutte avec tout ce qu’il y a : le tourbillonnement du vent, les variations de la lumière, le chant des cigales ou le vacarme des voitures. Ce qui fait en somme que la lutte n’est pas seulement celle pour le pouvoir entre les grandes familles romaines, elle se joue également entre les mots, les bruits et les choses. Car ce grognement de la société industrielle renvoie aussi à l’inflexion des accents bruyants et refoulés d’une lutte des classes qui monte embrouillant ou s’emmêlant aux voix. Autrement dit, dans la langue déjà troublée par la mécanique des rythmes désaccordant le lyrisme des conventions, il y a quelque chose comme une division qui travaille. On dira que le « un » du langage, le « un se divise en deux ». Dans les mots d’abord, les mots et le bruit surtout : les mots composant avec le bruit dans une sorte de lutte. Le « peuple » est celui dont la rumeur vient assourdir, déborder ou dédoubler les mots, ce qui insiste « ici et maintenant ». Car le « peuple » ou du moins la puissance que manifestent les Straub, cela commence dans la ruine entre ce qu’on entend et ce qu’on ne veut pas entendre, entre ce que l’on voit et ce que l’on ne veut pas voir. Ce que l’on entend : les parasitages, la rumeur accompagnant ou entravant les mots, le bourdonnement des voitures ici ou ailleurs celui des insectes, le clapotis de l’eau, le bruissement du vent. Ce que l’on voit : la présence ou les manières des acteurs mais aussi l’air, la lumière éprouvant les corps et les paysages, tout ce dehors des intrigues des hommes avec lequel il faut pourtant composer, un dehors contraignant l’ordre établi d’un certain point de vue.

En somme, en contrariant l’espace sensible, en dissociant, en séparant, en altérant, il s’agit d’éveiller les sens et l’attention. Le dispositif que construisent Danièle Huillet et Jean-Marie Straub vise dans l’opération d’un « et » et d’un « avec » affirmant une division ou une supplémentarité, à désaccorder l’ordre de la signification pour qu’advienne autre chose. Il s’agit tout simplement d’apprendre à voir et à entendre. À voir, par exemple, la lutte des classes se profilant dans la rencontre entre les mots d’en haut et le vacarme de la circulation en bas. Ils dérèglent la signification et la grammaire sur lesquelles repose un certain ordre du monde, c’est-à-dire qu’ils détruisent ce monde pour en rendre sensible un autre, et ils nous disent en somme quelque chose comme : commence donc par voir et par entendre ce qu’il y a là sous tes yeux et tes oreilles. Car ce qu’il y a, ce sont tout simplement des mots et des choses, des mots et des bruits, des bruits qui ont autant d’importance que le sens des mots. Et ces bruits suggèrent que la lutte des classes remonte comme elle peut, qu’elle tourbillonne, suspendue à un « peut-être ». Ces bruits nous disent surtout qu’il y a autre chose que les agitations et les passions intestines des grands ou des moins grands de ce monde : il y a la terre, le vent, des insectes et de la lumière, il y a là tout ce qui est avec nous auquel on ne prête pas attention. Ces bruits nous disent enfin que l’émancipation commence peut-être quelque part avec eux, dans cette capacité à voir et à entendre : prêter attention à ce que l’on perçoit, et dès lors à ce que l’on dit et à ce que l’on veut dire, à ce que l’on fait et à ce que l’on veut faire. C’est là où s’éprouve la politique, non pas en comprenant trop bien ce que l’on voit et ce que l’on entend, mais en entendant mal et en voyant mal d’abord, pour mieux regarder et mieux entendre.

Car voilà comment cela se passe dès les premiers plans du film qui s’ouvre dans le malaise irrésolu du bruit, l’étrangeté de ces costumes et de ces postures définissant des lignes de force, de ces alexandrins et de ces voix aux accents étrangers. L’oeuvre confronte les vers cornéliens et les corps costumés au réel des lieux en ruine dans lesquels la dramaturgie les inscrit, entre la vieille Rome absente et celle contemporaine. Ce faisant, elle affirme une crise ou une querelle sur ce qu’est le statut de la réalité. Un grand conflit s’engage ainsi entre les corps, les paroles, les paysages et la situation, les désaccords et distorsions de luttes qui tiennent pourtant comme une structure, une matière. Tout cela fait qu’on y rentre difficilement, ajustant comme on peut les oreilles et les yeux, à tâtons, s’attardant sur le drapé d’un costume, le charme ou la sensualité d’un corps, la vraisemblance ou l’invraisemblance de la scène baignant dans une sorte de dérèglement, et cela se poursuit en s’accrochant au rythme altéré de la langue proférée selon une mécanique improbable… Avec le vacarme des voitures, on entend mal ce qui se dit, l’attention de l’ouïe et du regard font chacune leur chemin péniblement, oscillent et se déportent ici et là. On perçoit un bourdonnement que l’on cherche aussitôt à congédier pour se fixer sur le curieux débit de paroles, les comprendre, et puis on se laisse distraire par ailleurs, on s’abandonne quelques instants en découvrant la sensualité d’une présence, en interrogeant le paysage et la situation ou interpellé par une variation de la lumière, pour revenir à ce qui est dit et à ce que l’on entend. Bref, on entend mal et on voit mal, nos sens en viennent à claudiquer, or s’ils claudiquent c’est aussi pour chercher la formule d’une attention dont on aurait en quelque sorte commencé à traiter l’atrophie, d’un corps dont on aurait secoué ou éveillé brutalement la sensibilité des organes : l’écoute et le regard. On entend mal et on voit mal d’abord, pour mieux regarder et mieux entendre ensuite, c’est la politique de l’oeuvre. Et ce que l’on ressent, c’est le « deux », un « entre-deux » ou bien qu’il y a toujours quelque chose en trop, en plus, un désordre. Le « deux » de la lutte des classes enfouie ou travaillant entre les mots, les bruits et les choses. Le « deux » qui est d’abord celui d’un écart, le dédoublement du regard et de l’ouïe se recouvrant dans l’affect d’une étrangeté pour inventer un paysage insoupçonné.
Or tout cela Jean-Marie Straub le formulait exemplairement dans la présentation qu’il fit de son film, et il nous disait également autre chose :

Mais le texte parlé, les mots, ne sont pas plus importants que les rythmes et les temps très différents des acteurs, et leurs accents […] ; pas plus importants que leurs voix particulières, saisies dans l’instant, qui luttent contre le bruit, l’air, l’espace, le soleil et le vent ; pas plus importants que leurs soupirs poussés involontairement ou que toutes les autres surprises de la vie enregistrées en même temps, comme des bruits particuliers, qui tout à coup prennent un sens ; pas plus importants que l’effort, le travail que font les acteurs, et le risque qu’ils courent, comme des danseurs de cordes ou des funambules, d’un bout à l’autre de longs fragments d’un texte difficile ; pas plus importants que le cadre, dans lequel les acteurs sont enfermés ; ou que leurs mouvements ou leurs positions à l’intérieur de ce cadre ou que le fond devant lequel ils se trouvent ; ou que les changements et les sauts de la lumière et de couleur ; pas plus important en tout cas que les coupures, les changements d’image, de plans. Si l’on garde pour tout ceci à chaque instant des yeux ouverts et des oreilles ouvertes, on pourra même trouver le film captivant, et remarquer qu’ici tout est information — même la réalité purement sensuelle de l’espace, que les acteurs laissent vide à la fin de chaque acte : comme elle serait douce sans la tragédie du cynisme, de l’oppression, de l’impérialisme, de l’exploitation — notre terre ; libérons-la [4] !

Dans ces quelques mots, ces deux phrases, Jean-Marie Straub résume les principes politique, éthique et esthétique de l’oeuvre, or cela procède de la litanie d’un « pas plus important ». « Pas plus important », ce serait sa formule : pas plus d’importance entre les vers cornéliens, les corps et les voix des gens qui les disent, leurs soupirs et leurs accents, les gestes ou encore la clôture des cadres, l’espace, les lieux, la lumière, l’air ou les insectes. « Pas plus important », cela veut dire que tout est important, tout ce qu’il y a de manière très concrète, l’effort des acteurs, le découpage des plans, les sonorités et les bruits… Autrement dit, il s’agit de prêter attention à tout, il n’y a pas d’autre puissance, or c’est là où commence l’émancipation dans un déplacement et l’affirmation d’une attention portée aux choses et à la vie. Elle commence là et elle peut se poursuivre par la violence d’un soulèvement dès lors qu’il s’agit de balayer des épouvantails, de libérer une terre du cynisme, de l’oppression, une terre qui alors pourrait tenir ses promesses. Si les acteurs laissent l’espace vide à la fin de chaque acte, c’est peut-être parce qu’ils sont simplement de passage, c’est surtout pour nous laisser du temps pour penser, et puis voir, entendre, habiter la situation. C’est en somme pour nous émerveiller ou nous embarrasser avec la « réalité purement sensuelle de l’espace ». « La terre est habitable », c’est cela l’idée des Straub, le regard qu’ils portent sur les choses, or elle se manifeste exemplairement dans l’intervalle d’un dédoublement de la perception qui se conjugue à un « peut-être » ou dans cet espace laissé à la réflexion dans la patience du plan.
Il y a donc quelque chose comme une brèche entre les mots et les choses où l’un se vérifie par le deux. Un trou qui nous renvoie à cette cavité sur laquelle s’ouvrait le film au pied du mont Palatin où durant la dernière guerre mondiale, les résistants cachaient le jour les armes qu’ils utilisaient la nuit. S’il y a ce désordre que suggère le parasitage des sens, s’il y a ce trou ou cet entre-deux, c’est nécessairement pour que quelque chose s’y engouffre et ce quelque chose est une possibilité. Ainsi dans le flottement d’un intervalle, on pourra découvrir le « deux » de la lutte des classes aux confins des parasitages, on pourra construire l’espace d’une attention nouvelle ou retrouver l’équation sensible d’un corps qui éprouve le monde et les choses très exactement à hauteur d’homme ou de femme. Mais ce quelque chose est d’abord l’inscription immanente d’une possibilité que portent la terre et les corps. Car en déréglant l’ordre du monde, on s’aventure ou bien on invente un territoire pour découvrir tout à coup et vérifier que l’impossible devient possible, qu’il est là sous nos yeux, nos oreilles, dans nos mains, et c’est ce qu’on appelle la possibilité d’un monde.
(Première publication : 27 mars 2014)

Notes

[1C. Pavese, Littérature et société suivi de Le mythe, Gallimard, 1999.

[2Cf. S. Daney, « Une morale de la perception », in La rampe, Petite bibliothèque des cahiers du cinéma, 1996.

[3Nous renvoyons aux commentaires de Jacques Rancière recueillis dans Ph. Lafosse, L’Étrange cas de Madame Huillet et Monsieur Straub, Ombres/À Propos, 2007.

[4Jean-Marie Straub, extrait de l’introduction lors du passage du film — sous-titré — à la télévision ouest-allemande, repris in Les films de Jean-Marie Straub / Danièle Huillet, Ombres, 1984, p. 48.