Supplément au voyage chez Jacques Demy

, par Alain Naze


Le fait d’avoir choisi de parler de Jacques Demy pour aborder la question du cinéma et, indissociablement, celle du bonheur, comme j’ai essayé de le faire dans ce petit livre dont il est question aujourd’hui, c’était, au fond, décider d’aborder la question du cinéma, et de l’amour du cinéma, par la seule porte alors peut-être praticable, celle de l’enfance. Comment, en effet, chercher sérieusement à opérer un lien entre bonheur et cinéma, sinon en acceptant l’idée que les films sont susceptibles de permettre une forme de retour de l’enfance, ou plutôt une réouverture actuelle de ses virtualités spécifiques ? Là résiderait sans doute un des secrets de la magie du cinéma, magie aux effets très réels, et qui se fondent sur un certain rapport au temps. Il entrerait ainsi dans les puissances du cinéma de faire revenir l’enfance, au sens proustien d’un « temps retrouvé », et les films de Jacques Demy m’ont bien semblé détenir la capacité de provoquer ce type de retour, par lequel le cinéma est plus que le cinéma – cette capacité, non de provoquer un rêve nous détournant de la réalité, mais un rêve qui, la révélant, rend ce monde habitable, en y réintroduisant la possibilité du bonheur.

Cette question d’un lien, peut-être intrinsèque, entre cinéma et enfance, c’est aussi celle qu’avait fortement évoquée Serge Daney, dans ses entretiens avec Régis Debray, intitulés Itinéraire d’un « ciné-fils », lorsqu’il affirmait : « Le cinéma, c’est l’enfance ». Tout l’intérêt du propos de Daney est alors en effet de déconnecter l’enfance de l’idée d’imagination entendue comme pure fantaisie. Parce que si l’enfance a bien un rapport, essentiel même, avec l’imagination, ce n’est pas du tout avec une forme d’imagination qui consisterait à se détacher du réel, au profit de pures chimères – car alors, le cinéma n’aurait rien à nous dire de ce monde, et serait notamment dépourvu de toute possibilité de le rendre habitable. Ecoutons les mots de Serge Daney, visant à distinguer l’enfance de l’adolescence : « [ …] c’est un sentiment beaucoup plus intense, plus insouciant et beaucoup plus grave de ne pas faire partie du monde – ou d’être toléré par extrême justesse dans le monde tel qu’il est. Et on sait à l’âge de cinq ans […], la première année d’école primaire, qu’il y a des gens avec qui on ne sera pas copains, et qu’on va faire une bande, à trois ou quatre dans un coin, et ça sera les introvertis, peut-être plus tard les homosexuels (ça a été le cas pour moi). En tout cas, les cinéphiles, évidemment, ils ne vont pas partager leurs trésors, ils savent qu’ils appartiennent à une autre version du monde, ou de l’espèce humaine ». Et il ajoute : « Ce n’est pas fuir. […] Je n’ai aucune imagination. […] On aura ce monde-là, mais on l’habitera enfin. Voilà, moi, l’essence de ma cinéphilie. On l’habitera enfin. Mais ce sera le monde, ce ne sera jamais la société. De la société, il n’y a que des choses horribles à attendre ».
Bien sûr, Serge Daney parle ici de sa propre enfance, mais la portée biographique du propos est comme débordée, les mots disant par conséquent quelque chose sur l’enfance entendue comme ce qui ne se réduit pas à une question d’état civil, mais s’avère relever proprement de ce qui ne passe pas, de ce qui insiste, et peut, à l’occasion, revenir, à tout âge. La « version du monde » rejetée ici par l’enfant, c’est sa version objectiviste, et sans point de vue singulier, la version qu’en donnent les autres, la société ; cette « autre version du monde » dont se réclame l’enfant, c’est celle qu’il puise au sein des films vus, et des « trésors » qu’ils recèlent. Daney insiste bien pour qu’on n’y voie pas ici cependant le repli sur un monde imaginaire, que l’enfant introverti opposerait à la trop dure réalité – cette « autre version du monde » est bien faite de l’étoffe du réel lui-même. Le monde de l’enfance (révélé ici par le biais du cinéma), c’est le monde battu en brèche par les adultes, par la société, comme chose sans importance, et qui passera avec le temps de l’enfance. C’est en cela que l’enfant se sent « tout juste toléré » dans le monde des adultes : son monde étant posée comme purement fantomatique, sans consistance, c’est aussi l’existence de qui cherche à habiter ce monde qui est remise en cause. De fait, l’intérêt des enfants pour les choses infimes, pour le rebut, les fait passer du côté du négligeable, du sans importance. Or, le cinéma, lui, serait susceptible de donner un monde à l’enfance, un monde enfin habitable, où ses objets de prédilection ne seraient pas réduits à l’état d’insignifiance, mais bien plutôt conduits à leur signification ; et encore une fois, ce monde est bien le monde réel, et non un pur lieu imaginaire. Daney a toujours insisté, à cet égard, sur le fait que le cinéma était voué au réalisme : « Le cinéma est un art réaliste, sinon, rien ». C’est le « Nous » monstrueux des adultes (de ce que Daney nomme ici la société) qui vient écraser la singularité enfantine, nier ce qui, pour elle, constitue bien le monde . Or, la version du monde qui s’impose serait enfin inquiétée par le cinéma lui-même, laissant percer la version des vaincus. Là serait aussi, sans doute, la cause profonde de la fragilité du cinéma, et en l’occurrence de celui de Jacques Demy : les moqueries que son cinéma « en chanté » a essuyées sont là pour en témoigner. Ce monde où l’on s’adresse aux autres en chantant, où l’on danse dans les rues, où l’on peut donner naissance à des jumelles « par hasard », c’est une autre version du monde, puisée au sein de la même étoffe que les autres versions possibles – au sein du réel lui-même. Quant à l’enfance elle-même, sa considération doit se garder de deux écueils : bien sûr de celui qui consisterait à limiter l’enfance à cette catégorie, historiquement construite, qu’on pourrait nommer l’enfance instituée ; mais aussi de cet autre, qui consisterait, à l’inverse, à envisager l’enfance comme pure spontanéité, comme nature. Autrement dit, il s’agirait d’envisager ici une spécificité, une singularité, qu’on pourrait dire relever de l’enfance – et c’est donc à ce titre que son institutionnalisation nous la masquerait, en portant les traces laissées par le geste adulte qui l’institue -, sans pour autant donner consistance à un « monde de l’enfance », qu’on opposerait au « monde des adultes », comme en étant strictement séparé, car alors, l’enfance s’avérerait incapable de surgir au sein de l’âge adulte (et du réel tout simplement), pour y jouer ce rôle interruptif, qu’on peut désigner comme une puissance d’anachronisme.

Dire que cette « autre version » du monde que le cinéma nous proposerait ne constitue pas un univers purement fictif, imaginaire, cela ne signifie pas pour autant que l’imagination n’y joue pas un grand rôle – et cela, on peut le saisir notamment à travers ce film de Jacques Demy, que, faute de place, j’ai à peine pu évoquer dans le livre, Peau d’âne, du fait que le jeu sur les couleurs qui s’y déploie est de nature à donner consistance à cette autre version de l’imagination, que Walter Benjamin nommait « déformante ».
Dans ce film, ce sont essentiellement les personnages prenant la parole qui présentent un visage couleur de chair, car pour les serviteurs (qui ne disent pas un mot, à une exception près), le traitement qui est réservé à leur visage consiste à leur donner la même couleur que celle réservée aux chevaux (soit le bleu, soit le rouge). Ce sont donc les êtres privés de paroles, à l’image de l’infans latin, qui vont se trouver unis dans cette coloration – quant au personnage de Peau d’âne, son statut ambigu, entre l’humain et l’animal, trouve à se manifester dans un traitement à mi-chemin : la cendre dont la Fée des lilas barbouille la princesse brouille la teinte du visage, sans la recouvrir tout à fait. Tout se passe comme si les couleurs, qui devraient être celles des vêtements (ou de la peau de l’âne mort) avaient débordé sur les visages, non, certes de tous les personnages, mais de ceux qui, semblables en cela au petit enfant, sont privés de la capacité de parler (pas dans le cas de peau d’âne, précisément du fait de son statut intermédiaire). Ce débordement des contours par la couleur n’est-il pas le signe d’une dissolution des formes ? D’ailleurs, cette dissolution ne trouve-t-elle pas son expression achevée dans le cas de la princesse, devenue indiscernable de l’âne, c’est-à-dire, là où l’humanité en vient à se dissoudre dans la nature (confusion dont les paroles prononcées par le perroquet, mais aussi par la rose s’adressant au prince, constitueraient d’autres signes) ? C’est une telle dissolution des formes dans la couleur qu’on peut voir également à l’œuvre dans la célèbre danse qui, signalant le passage du noir et blanc à la couleur, dans Ivan le terrible, d’Eisenstein, produit une dissolution des contours dans le mouvement des étoffes rouges. Ecoutons Benjamin sur cette question de l’imagination, en sa connexion avec celle de la couleur : « […] l’imagination n’a rien à voir avec les formes, avec une mise en forme. Elle conquiert certes ses apparitions sur le terrain de l’imagination, mais elle est si peu assujettie à celle-ci qu’on est même fondé à désigner les apparitions de l’imagination comme déformation de ce qui a été mis en forme. C’est le propre de toute imagination que d’entraîner les formes dans un jeu de dissolution. Le monde des nouvelles apparitions, qui se constitue avec la dissolution de ce qui a été mis en forme, a ses propres lois qui sont celles de l’imagination et dont la loi suprême est que l’imagination, si elle déforme, ne détruit pourtant jamais »(1). En cela, à travers le jeu même de l’imagination (dont on pourrait dire, avec Benjamin, que la couleur constitue son élément), on n’a aucunement négation ou destruction du réel, mais déformation du réel, et donc conservation du réel, seulement, sous une autre version. Repeindre la ville de Cherbourg, peindre en bleu le Marché du Bouffay, à Nantes, ce n’est aucunement nier leur matérialité, voire les détruire au profit d’une représentation fantastique du réel, c’est leur faire subir une déformation qui les révèle au sein d’une autre version du monde.
La couleur ainsi entendue cesse en effet d’être l’attribut des choses, puisqu’en participant à la dissolution des formes, elle devient la consistance même du monde, qu’aucune objectivité n’est plus susceptible de contenir – les contours ayant fondu. On comprend alors que c’est la version objectiviste du monde (sa version adulte, si l’on veut) qui vacille sous l’effet de la couleur. On pourrait même considérer que dans le cas des différentes robes fabriquées pour la princesse (autant de caprices inspirés par la Fée des lilas), on se trouve face à la tendance conjuguée de l’enfance à la déformation colorée et à l’imitation : tout comme un enfant n’imite pas seulement d’autres êtres humains, mais tout autant une table, ou un train, ici, c’est à un vêtement qu’on va demander, successivement, d’imiter la couleur du temps, puis celle de la lune, et enfin celle du soleil : s’il y a dissolution des formes, il y a donc aussi une réorganisation de l’élémentaire qui est à l’œuvre dans le jeu des couleurs. Sous ce rapport, la teinte du visage humain est instructive, dont on dit qu’elle réunit en elle l’ensemble des couleurs. En effet, si tel est le cas, comment la peau peut-elle se salir (comme dans le cas de Peau d’âne ici) ? - question que René Schérer et Guy Hocquenghem formulent ainsi, dans L’âme atomique : « Pourquoi la couleur est-elle sale sur la peau, si elle n’est sale ni sur la palette, ni sur le tableau ? »(2). Dans les aventures de Proprette et Cochonnet, ouvrage de Mme Gérard d’Hourville dont nous entretiennent René Schérer et Guy Hocquenghem, on va assister à l’initiation de l’innommable Cochonnet à la propreté, à travers les leçons de la blanche et sage Proprette. Or, la description qui y est donnée du visage barbouillé du jeune garçon est très significative : « Sa figure était une palette où se mélangeaient des restes de jaune d’œuf, de confiture rouge, de noir de charbon, de gris de craie et de traces bleues qui devaient être de l’encre ». Et, puisque ce mélange, en tant que tel, serait apte à rendre « la vie même de la peau », dont on dit que sa teinte résulte du mélange de l’ensemble des couleurs, il faut donc bien conclure, avec les auteurs , que « [l’]essence de la saleté correspond à un clivage autre que le pur et l’impur », et qu’ainsi, « [p]ar le sale et le propre, la couleur libre et la couleur adéquate, l’opaque et le transparent (l’eau du bain) contestent ou rassurent l’ordre du réel, en fonction de la valeur morale qui leur est attribuée »(3). Le propre serait donc l’équivalent de la couleur adéquate, qui, ne débordant pas, conserve aux choses leurs contours, confirmant ainsi l’ordre du réel, quand la saleté, elle, désignerait la couleur libre, qu’aucun contour ne parvient à contenir, et qui menace à tout instant de dissoudre les formes du réel.

La belle et propre princesse, transformée en souillon sous sa peau d’âne, est celle qui dissout si bien les formes du réel qu’elle en arrive à inquiéter la coupure humain/animal. C’est bien en cela que résiderait, profondément, la puissance émanant de l’enfance dans le film de Demy – car il y va d’une forme de fascination pour ce jeu des métamorphoses, susceptible de creuser une dimension du réel qu’un regard adulte aura appris à recouvrir. Ce n’est donc pas d’abord par son thème, tiré d’un conte de Perrault, que Peau d’âne actualise les puissances de l’enfance, mais bien à partir du médium cinématographique lui-même, en l’occurrence à travers le traitement qui y est réservé à la couleur. La confusion entre les humains et les animaux (la princesse et l’âne, mais aussi la rose qui parle) n’est donc aucunement ici le produit d’une imagination débridée, se laissant porter au gré de sa simple fantaisie, mais bien un effet du médium cinématographique lui-même, capable de révéler au spectateur une version inhabituelle du monde, obtenue seulement en poussant à l’extrême la logique déformatrice de l’imagination, trouvant dans la couleur son élément – car, débordant l’objet dont elle n’est aucunement une propriété, la couleur le rend tout simplement visible. Loin d’inventer de toute pièce un univers, l’imagination ainsi entendue est capable de le révéler, tel qu’on ne l’avait jamais vu.

C’est donc de façon tout à fait cohérente que, dans cet univers, un père puisse en venir à envisager d’épouser sa fille, ce qui n’offusque aucunement le personnage du savant/magicien qui, bien que n’ayant pas de fille, déclare que s’il en avait une, il l’épouserait probablement. Au fond, il n’y a guère que la jalousie de la Fée des lilas qui s’opposera à cette union, arguant du fait que la loi et les traditions interdisent l’inceste : « On n’épouse jamais / ses parents / Vous aimez votre père, je comprends […] On n’épouse pas plus sa maman / On dit que traditionnellement / Des questions de culture / Et de législature / Décidèrent en leur temps / Qu’on ne mariait pas / Les filles avec leur papa ». On est là face au discours de la société, avec les contours bien tracés entre les objets, définissant en l’occurrence la frontière entre les objets susceptibles de fonder un amour légitime et les objets interdits. Or, dans cet univers où les couleurs mènent le bal (jusqu’au « Bal des chats et des oiseaux », mettant en scène des cochons musiciens habillés de rose), le licite et l’illicite sont l’équivalent du pur et de l’impur qu’on avait envisagés tout à l’heure – ces deux couples y sont en fait détrônés par l’opposition entre couleurs libres et couleurs adéquates. La logique de l’imagination déformante appelle une dissolution des pôles familiaux, destituant ainsi l’idée même d’un « hymen insensé ». Après tout, n’est-ce pas même à un devenir-animal de l’amour vers lequel fait signe le perroquet, lorsque, reprenant la chanson : « Amour, amour, je t’aime tant », il rejoue quelque chose des chansons se répétant à travers les personnages des Demoiselles de Rochefort, et qui, à travers ce jeu d’échos, dessinaient les contours des couples appelés à se former ?

1. Walter Benjamin, Fragments, trad. Christophe Jouanlanne et Jean-François Poirier, Paris, PUF, 2001, p.146-147.

2. René Schérer, L’âme atomique, Paris, Albin Michel, 1986, p.216.

3. Id., p.218.