Pierre Rivière – Infamie et Normalisation

, par Maria Muhle


Les trois termes qui donnent le titre à notre colloque, « Exclusion, discipline, terreur », mettent en perspective deux points fondamentaux de l’analytique du pouvoir élaborée par Michel Foucault : D’une part, il s’agit de la discussion entamée depuis la publication de La Volonté de Savoir en 1976 au moins, autour du partage entre les différents régimes de pouvoir dont parle Michel Foucault ; et d’autre part, il s’agit de la question épineuse de la « positivité » du pouvoir que Foucault semble définir en introduisant la notion de biopolitique comme « un pouvoir qui investit la vie de part en part ». Le malaise formulé dans l’exposé par rapport à ces questions étant celui de savoir si vraiment le pouvoir moderne biopolitico-gouvernemental peut se passer du recours aux techniques répressives, d’exclusion voire de terreur. Foucault lui-même a souligné dans la Volonté de savoir que le XXème siècle, siècle biopolitique donc, a été bien plus meurtrier que les siècles précédents et que le pouvoir biopolitique se doublait donc d’un « formidable pouvoir de mort » ou d’une thanato-politique. On connaît les analyses d’Agamben qui, à partir d’ici, a tenté de montrer que toute biopolitique était au fond traversée par un pouvoir souverain d’exception. Je pense, néanmoins, que cette interprétation passe à côté de l’analyse de biopouvoir de Foucault qu’elle homogénéise du côté du pouvoir souverain, et qu’il faudra repenser la « labilité des dispositifs du pouvoir » dont il est question dans l’exposé en termes généalogiques, en se tournant, justement, vers les écrits des années 1970–75 autour du rapport entre le savoir psychiatrique sur les anormaux et leur prise dans les dispositifs disciplinaires qui viennent à constituer la généalogie directe, si l’on veut, de ce que Foucault appellera en 1976 la biopolitique ou, un an plus tard, la gouvernementalité : l’exclusion, technique principale du pouvoir psychiatrique, se maintient donc à l’intérieur du dispositif biopolitico-gouvernemental à travers le pouvoir de normalisation mais elle y change d’apparence : car le trait fondamental de la normalisation comme mécanisme fondamental des dispositifs de sécurité est de projeter l’exclusion dans le futur, c’est-à-dire d’élaborer des analyses de risques futurs ainsi que de mettre à disposition des moyens pour remédier à ces risques avant d’avoir pris forme.

Je voudrais, dans ce qui suit, reprendre ces questions à partir d’une figure spécifique qui se trouve à l’entrecroisement des différentes stratégies de pouvoir d’exclusion, de disciplinarisation et de normalisation et qui revient à plusieurs reprises dans la pensée de Foucault, à savoir de la figure de l’infâme : Foucault en donne une sorte de « théorisation » dans son petit texte La vie des hommes infâmes, publié en 1977, donc un an après la Volonté de savoir, qui était destiné à figurer comme introduction d’une anthologie de textes – notamment des lettres de cachet – exhumés des archives de l’enfermement de l’Hôpital général de la Bastille, projet qui ne fut jamais réalisé.i Mais la figure de l’infâme apparaît également dans les analyses de la société punitive et de l’enfermement, dans les cours et textes du début des années 1970 ainsi qu’en rapport avec la réflexion autour de la notion de plèbe comme Alain Brossat l’a récemment montré ; et finalement en rapport avec le fameux dossier Rivière que Foucault étudia au sein de son petit séminaire au Collège de France consacré à l’étude des rapports entra la médecine psychiatrique et le droit pénal des années 1971–1972.
On pourrait alors dire que la figure de l’infâme fonctionne comme pierre de touche de cette « typologie différentielle des dispositifs de pouvoir » dont il est question dans l’exposé et qui s’articule autour de l’opposition entre le modèle de la lèpre et celui de la peste, donc des techniques de pouvoir de partage et d’exclusion et des dispositifs modernes de discipline et de normalisation ; ou, pour le dire encore autrement, entre le régime souverain et son droit de glaive et cette positivité du pouvoir sous laquelle Foucault réunit, au moins au moment de sa première conception en 1976, les disciplines, entendus comme anatomo-politique du corps humain et la biopolitique de la population. Mais au lieu de proposer encore une histoire de l’infâme dans la pensée de Foucault, je voudrais me concentrer ici sur la figure de Pierre Rivière, et plus concrètement, je voudrais proposer une approche médiologique de ce dossier Rivière, afin de questionner non seulement l’écriture de Rivière même ainsi que l’appareil institutionnel d’écriture par lequel le geste de Rivière a été entouré ; mais également l’écriture des chercheurs autour de Foucault ainsi que l’écriture cinématographique qui sont venus se rajouter à ce dossier quelque cent cinquante ans après. Ce qui m’intéresse alors est de poser la question de savoir si et, si oui, comment Pierre Rivière parricide ayant tué en 1835 dans un petit village normand sa mère, sa sœur et son frère, figure de l’infâme donc en proie à un pouvoir de normalisation psychiatrique et juridique, échappe à l’emprise de ce même pouvoir qui pourtant le traverse de part en part. Cette possibilité d’une échappatoire au pouvoir normalisateur est liée évidemment à ce fameux mémoire de Rivière, constitué d’une cinquantaine de pages manuscrites en captivité après avoir commis son crime, erré pendant trente jours dans la campagne normande et s’être finalement fait arrêter par la police.

I. Pierre Rivière, comme figure de l’Anormal

Dans ses cours de l’année 1975, consacrés à l’étude des Anormaux, Foucault constate un glissement à l’intérieur du rapport entre le juridique et le psychiatrique qui s’opère entre l’entrée en vigueur du code pénal de 1810 et un nouveau type d’expertises psychiatriques adopté quelques années après. Foucault rappelle que le code pénal était basé sur le « principe de la porte tournante », principe d’exclusion mutuelle entre le juridique et le médical qui stipule que « quand le pathologique entre en scène, la criminalité, aux termes de la loi, doit disparaître ». À ce rapport classique, la nouvelle expertise psychiatrique substitue « un jeu qu’on pourrait appeler le jeu de la double qualification médicale et judiciaire » qui organise le domaine de la « perversité » grâce à des réductions annonciatrices, le récit de petites scènes enfantines et puériles pour ainsi faire de la vie de l’individu en question un « Analogon du crime ».
Au lieu de déterminer si l’individu inculpé était en état de démence au moment de commettre l’acte ou non, l’expertise nouvelle construit un « doublet psychologico-éthique du délit » en établissant les antécédents en quelque sorte « infraliminaires de la pénalité » pour ainsi permettre « de replacer l’action punitive du pouvoir judicaire dans un corpus général de techniques de transformation des individus ». L’expertise psychologique ne vise donc plus un acte, une action ponctuelle dont il faut déterminer l’imputabilité au sujet, mais elle s’étend dans la durée – ceci étant également une caractéristique fondamentale des techniques biopolitico-gouvernementales –, en visant le comportement de l’individu, son attitude, son caractère qui sont « moralement des défauts sans être ni pathologiquement des maladies, ni légalement des infractions ». Ainsi, l’expertise s’efforce de montrer comment l’individu ressemblait déjà à son crime avant de l’avoir commis, et ceci par une voie simplement analogique en cumulant ces séries des illégalités infraliminaires, des incorrections non-illégales.
La nouvelle expertise, nous dit Foucault, procède alors à « une reconstitution anticipatrice sur une scène réduite du crime lui-même ». Les expertises psychiatriques, venues nécessairement après le crime, tentent de trouver l’explication du crime dans la vie d’avant ce crime, elles présentent donc une sorte de pre-enactment, une mise en scène textuelle, la préparation a priori-posteriori d’un événement futur. Ce qui m’intéressera particulièrement, sera comment ce pre-enactment sera doublé par une série de re-enactments, donc de reconstitutions également textuelles mais aussi cinématographiques, de la main de Foucault et de René Allio notamment, qui tout au contraire ne tenteront pas d’expliquer le crime ni par voie d’une pré-constitution, ni par une re-constitution, mais constatent uns sorte de consubstantialité entre les textes, les images et l’action qui m’intéressera dans quelques instants.
Se cristallise alors dans les expertises psychiatriques, ce que Foucault résumera sous le nom de pouvoir de normalisation, qui opère de manière prévoyante et prévisionnelle afin de permettre le triage des individus dangereux et des individus normaux. Ce pouvoir constitue un type de pouvoir nouveau qui « débouche sur la scène théâtrale du tribunal » et qui, tout en prenant appui « sur l’institution judiciaire et médicale […] a son autonomie et ses règles ». Ces règles du pouvoir de normalisation prennent appui dans une certaine forme de narration biographique qui, à travers l’expertise psychiatrique, décèle la possibilité du crime, la criminalité en puissance, donc le caractère dangereux d’un individu. S’annonce ici ce qui sera une des pratiques fondamentales du paradigme biopolitico-gouvernemental comme pouvoir indirect ou gouvernement médiat, la prévision, le calcul probabilistique, le diagnostic, la projection. Le but du pouvoir de normalisation étant de normaliser avant qu’il y ait événement, il ne se dirige aucunement vers un sujet commettant un acte illégal, mais vers un individu ayant un certain comportement suspect. Cette narration biographique, nous l’avons vu, est représentée ici par le nouveau style des expertises psychiatriques qui, bien qu’écrites après le crime, définissent ou déterminent un « avant » du crime, une infra-criminalité avant l’acte ou une criminalité en puissance. La tâche du pouvoir de normalisation étant alors de généraliser cette démarche prévoyante afin d’empêcher d’autres crimes et de cerner d’autres individus ou classes dangereuses susceptibles de nuire à la normalité biopolitique de l’ensemble.
On voit alors comment le personnage de Rivière se trouve pris dans ce décalage d’un régime classique tourné vers l’action dans lequel maladie et crime s’excluent mutuellement, et d’un régime de normalisation qui vise toute la vie de l’individu, son comportement et son attitude, afin d’en déduire son caractère anormal voire dangereux. C’est ainsi que grâce au comportement déviant de Rivière – il crucifiait de petits oiseux et agaçait son petit frère – il est possible d’en faire un individu dangereux, de déterminer son caractère criminel. Dans une telle interprétation normalisatrice, le mémoire de Rivière, pièce centrale du dossier, est réduite à une fonction d’aveu, d’explication a posteriori de l’acte atroce, écrit d’ailleurs à la commande de l’institution juridique en la personne du magistrat d’instruction. C’est à cette interprétation que Foucault s’oppose radicalement en montrant le caractère équivoque de ce mémoire et en plaçant le personnage de Rivière davantage du côté de l’infâme que de celui des anormaux.

II. Rivière, l’infâme

Dans La vie des hommes infâmes Foucault présente des écrits d’origine institutionnelle et de caractère incertain – tels que les placets, lettres de cachets, ordres du roi, ainsi que les enquêtes précédant ces ordres du roix – comme des « poèmes vies ». Il s’agit en fait de textes opératifs, de textes « qui ont joué un rôle dans ce réel dont ils parlent » ; la question de la représentation de la réalité, à la manière d’un réalisme social, fidèle à la misère du monde, fait place ici à cette idée de réalisme opératif ou de fonctionnalité des textes. Ce sont des mots dans lesquels se sont jouées des vies : « Ces discours ont réellement croisé des vies ; ces existences ont été effectivement risquées et perdues dans ces mots. » Car c’est dans la rencontre avec le pouvoir, grâce au pouvoir, que ces existences obscures laissent des traces et entrent dans les archives, c’est-à-dire dans un dispositif d’enregistrement qui ne leur était pas accessible. En même temps, ces vies infâmes ne deviennent pas plus que ce qu’elles sont – des mots –, étant donné qu’elles sont infâmes non pas par leur action, comme ce serait le cas pour les « hommes d’épouvante et de scandale » dont « l’infamie n’est qu’une modalité de l’universelle fama ». Au contraire, ces vies infâmes sont infâmes strictement, « en toute rigueur », et ne composent « avec aucune sorte de gloire », comme dit Foucault : « ils n’existent plus que par les quelques mots terribles qui étaient destinées à les rendre indignes, pour toujours de la mémoire des hommes. Et le hasard a voulu que ce soient ces mots, ces mots seulement, qui subsistent. Leur retour maintenant dans le réel se fait dans la forme même selon laquelle on les avait chassé du monde. Inutile de leur chercher un autre visage, ou de soupçonner en eux une autre grandeur ; ils ne sont plus que ce par quoi on a voulu les accabler : ni plus ni moins. »
L’ordinaire peut donc se dire, ou mieux encore s’écrire. Et à nouveau Foucault constate ici un passage, un déplacement à l’intérieur des techniques de pouvoir quand le pouvoir exercé au niveau de la vie quotidienne passe de la condition d’être celui d’un monarque, à la fois principe politique et puissance magique, à être « un réseau fin, différencié, continu, où se relaient les institutions diverses de la justice, de la police, de la médecine, de la psychiatrie ». Les lettres de cachet font partie, selon Foucault, de cet âge où « le corps des misérables est affronté presque directement à celui du roi [et ?] leur agitation à ces cérémonies » et dans lequel par conséquent, les mots doivent êtres des mots empruntés maladroitement à ce discours souverain et théâtral. C’est cette théâtralité des discours infâmes qui se perdra par la suite « lorsqu’on fera, de ces choses et de ces hommes, des ‘affaires’, des faits divers, des cas » –en gros, lorsque le savoir psychiatrique les normalisera tel qu’il a essayé de le faire en constituant l’affaire Pierre Rivière. C’est alors que le style du discours passera d’un paradigme théâtral à un paradigme d’observation et de neutralité, de l’éclat souverain à la grisaille de l’administration – ou à la productivité du biopolitique que Foucault résume, à la fin du texte, dans une très belle formule : « Comme le pouvoir serait léger et facile, sans doute, à démanteler, s’il ne faisait que surveiller, épier, surprendre, interdire et punir ; mais il incite, suscite, produit ; il n’est pas simplement œil et oreille. Il fait agir et parler. »
Pierre Rivière est donc une figure de l’infâme en tant qu’il est une de ces voix destinées à disparaître et qui, par un « étrange hasard », se sont retrouvées dans les archives et sont arrivées jusqu’à nous. En même temps, Rivière, déjà, constitue une affaire, un fait divers – le corps de Rivière est entré dans un régime post-souverain dans lequel, justement, des médiations existent, des médiations journalistiques, scientifiques, administratives. Mais ce que partagent les vies infâmes du XVIIème et XVIIIème siècle avec le parricide du XIXème siècle, est qu’ils constituent une prise de parole par ceux qui n’auraient pas eu ou dû avoir accès à cette parole. Tout le problème étant alors de savoir si et comment cette prise de parole peut échapper à un pouvoir de normalisation qui en serait en même temps l’origine.

III. Le mémoire de Rivière

Selon Foucault, c’est le statut même du mémoire, qui devrait permettre de donner une réponse à cette question : Car, tandis que l’on pourrait en faire un aveu, donc un méta-texte qui serait venu après le crime et rentrerait donc dans un réseau de normalisation psychiatrico-juridique post-infâme, Rivière lui-même affirmait que le mémoire existait avant le crime, qu’il l’avait conçu d’abord afin « d’entourer le meurtre ». Son premier projet ayant été d’écrire son mémoire, annoncer le crime, expliquer la vie des parents, expliquer le geste, commettre le crime, expédier le mémoire et se tuer. Un autre projet prévoyait de délier le crime du mémoire en écrivant un mémoire sur la vie de ses parents, puis écrire un deuxième mémoire qui dirait le meurtre à venir et finalement commettre le crime. Le troisième projet, finalement réalisé « parce qu’un sommeil ‘fatal’ l’empêche d’écrire » adopte la chronologie suivante : « tuer, puis se faire prendre, puis faire ses déclarations, puis mourir ».
La question est alors de comprendre le statut de cette prise de parole de « celui qu’on prend pour une sorte d’idiot, […] un furieux, un forcené » et qui est le mémoire : D’abord il est important de souligner que c’est une prise de parole non représentative, qui ne fonctionne pas selon une logique représentative mais archéologique ou consubstantielle : et cet aspect est partagé pas les textes opérationnels des infâmes et le mémoire de Rivière, qui lui, par contre relève davantage d’un paradigme littéraire ou proto-littéraire : Malgré leur style différent, les mots et la vie – ou plus concrètement les actes – se trouvent au même niveau, l’existence de Rivière se joue dans son mémoire de la même manière que celle des infâmes se jouait dans les mots de fausse splendeur des lettres de cachet. Mais leur modèle est différent : Tandis que les lettres de cachet adoptaient le style théâtral des discours souverains, le mémoire de Rivière rejoint, par sa forme, « toute une série de narrations qui formaient alors comme une mémoire populaire des crimes ».
Il y a donc constitution d’une mémoire parallèle détachée de la mémoire des grands événements, une mémoire des faits divers distinguée par un certain style de narration : Car il s’agit, nous dit Foucault, de « changer d’échelle, grossir les proportions, faire apparaître le grain minuscule de l’histoire et ouvrir au quotidien l’accès au récit ». C’est donc une opération narratologique qui consiste d’une part à faire rentrer dans le récit du fait divers en question des éléments, des personnages, des noms, des gestes, des dialogues, des objets qui d’ordinaire n’y ont pas place par défaut de dignité sociale ; et, d’autre part, de faire apparaître ces menus événements – malgré leur fréquence et leur monotonie – comme singuliers, curieux, extraordinaires et presque uniques. « Il n’a pas été besoin d’un roi ou d’un puissant pour les rendre mémorables. Tous ces récits racontent une histoire sans maîtres, peuplée d’événements frénétiques et autonomes, une histoire en dessous du pouvoir et qui vient buter contre la loi. »
Ce qui vient se dessiner ici est donc une forme de représentation ou de réalisme, justement non-représentatif, tel que Jacques Rancière l’a formulé avec le régime esthétique de l’art qui se définit dans la rupture avec les hiérarchies classiques de la représentation : la représentation du n’importe qui rancièrien, la démocratie romanesque flaubertienne, ne marque aucunement une rupture avec la mimésis, la représentation ou le réalisme, mais uniquement avec sa poétique, c’est-à-dire ses hiérarchies représentatives qui déterminent qui a le droit d’être représenté de quelle manière et par qui. La prise de parole généralisée, la prise de parole de ceux qui n’avaient pas accès à la parole, ni écrite, ni dite d’ailleurs, constitue donc un événement esthético-politique fondamental qui se retrouve dans le geste de Rivière. Néanmoins, dans les prises de position de René Allio par rapport à son film, cet argument de la prise de parole populaire est doublé d’un argument qui a à voir avec le rehaussement de cette prise de parole : un rehaussement immanent qui produisait des effets stylistiques grotesques dans les lettres de cachet, un rehaussement extérieur qui produit des effets tragiques, selon Allio, dans l’affaire Rivière.
Cette argumentation reprend une certaine perspective sur le réalisme adoptée également dans la critique littéraire par Erich Auerbach dans son livre Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale. Ainsi Auerbach considère que l’exploit fondamental de Flaubert est d’avoir représenté le sentiment d’un tragique sans forme, et c’est en ceci qu’il s’inscrit dans le mouvement romantique ; il s’en différencie néanmoins par le fait d’avoir représenté ce sentiment chez des gens « de pauvre éducation et des basses couches sociales ». Le quotidien peut et doit non seulement être représenté, contrairement au régime poétique ou représentatif qui n’admettait que des sujets élevés, mais il doit être représenté avec gravité et tragique, le quotidien se voit par conséquent élevé à un niveau tragique.
On pourrait donc parler, au sein du problème du réalisme du quotidien, d’une oscillation : Il y aurait d’un côté une tentative d’élever le fait divers au rang du tragique (on ne serait donc plus dans le paradigme romanesque de Manon Lescaut mais dans la tragédie), faire donc de l’infâme le héros en l’inscrivant dans une histoire représentative.xvi Cette héroïsation du quotidien constituerait en dernière instance une forme de normalisation historiographique. De l’autre côté, on retrouverait une tentative d’écrire une menue histoire, une histoire sans héros, a-tragique, médiatisée – telle que Foucault l’annonce dans son introduction à la Vie des hommes infâmes qui ne sont rien de plus que leurs mots et qui donnerait lieu, éventuellement, à une manière d’échapper au pouvoir de normalisation compris, d’un point de vue narratologique, comme pouvoir d’héroïsation.

IV. Allio, rendre compte du dossier en images

Pour finir, je voudrais maintenant regarder de plus près la lecture cinématographique du mémoire de Rivière que propose René Allio dans son film Moi, Pierre Rivière ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère de l’année 1975. En résumant, on pourrait donc dire que l’hypothèse partagée par tous les lecteurs du XXème siècle du mémoire de Rivière est celle de la prise de parole. Dans les commentaires à son film, Allio réarticule cette prise de parole des paysans, autant dans le mémoire que dans son film, sous l’impératif du « non-parisianisme » qui implique une critique de ce qu’il appelle le « brechtisme » : Par brechtisme, qui ne correspond pas à la pensée de Brecht, mais à ce que certains intellectuels parisiens en font après sa mort, Allio désigne de manière critique une prise de parole de l’intellectuel à la place et pour le paysan. Cette critique, qu’il partage avec Foucault et Deleuze notamment dans le fameux entretien sur la fonction politique de l’intellectuelxviii, se traduit dans le film par plusieurs décisions fondamentales. La plus importante étant sûrement celle de confier les rôles des notables, avocats, médecins, juges, à des acteurs professionnels tandis que le rôle des paysans est joué par d’autres paysans normands afin d’en laisser entendre la « vraie voix ». Foucault avait qualifié de « politiquement important » cette possibilité pour les paysans de jouer ce texte paysan et avait remarqué que le partage entre les acteurs professionnels et non-professionnels reconstruit l’opposition entre les paysans du 19ème et les gens de la ville, « le monde de la loi, les juristes, les avocats ». Cette opposition se voit traversée par une ligne de communication diachronique et « très directe entre le paysan du xixe siècle et celui du xxe siècle » à laquelle les acteurs professionnels restent « extérieurs ».
Par son choix d’acteurs non-professionnels mais également par le choix du lieu – un village normand non loin du village d’origine – Allio poursuit une stratégie d’authentification ou d’authenticité quasi-documentaire qui néanmoins a trait uniquement au monde paysan, à son milieu, à son paysage et à ses personnages tandis que les scènes institutionnelles adoptent un caractère plutôt fictif. Ainsi l’ancrage dans le paysage normand, la tentative de retrouver la constitution du paysage, du village et des relations sociales se voient doublés par une représentation standardisée du monde juridico-administratif : une présentation tentant de montrer l’authenticité de l’infâme s’oppose à une représentation quasi-dramatique de l’institution.
C’est cette authentification qui s’accompagne, non pas dans le film, mais dans le discours d’Allio, de ce qu’ on pourrait appeler une stratégie d’héroïsation : ainsi Allio explique que sa préoccupation, dans tous ses films a été « de rendre à des personnages populaires un rôle central, c’est-à-dire, dans le récit, ou dans l’histoire, ou dans le récit fictionnel, la place du héros  ». Foucault s’exprime d’une manière semblable : « Ce qui est important aussi dans le film d’Allio, c’est qu’il donne aux paysans leur tragédie. »
Et Allio revient sur cette dimension du tragique qu’il relie à « cette part d’excès » par laquelle le mémoire de Rivière déborde tout système d’explication et toute approche normative, comme Foucault l’avait montré : « Elle est cette part d’excès que la description, que la réduction d’actes de ce genre en termes de faits divers excluent soigneusement. » Allio oppose donc le tragique au fait divers et plus loin la dimension tragique de la violence à une dramaturgie de la quotidienneté. Une telle opposition semble pourtant se laisser résoudre uniquement par un acte de rehaussement du quotidien au tragique tel que nous l’avons esquissé, un rehaussement qui en fin de compte inscrirait le quotidien dans une normalisation narrative et politique.
Je voudrais donc demander si, au contraire, il existe un tragique qui justement éviterait cette héroïsation à la manière de la tragédie classique, et une forme narrative qui, tout au contraire, inscrirait le tragique dans le quotidien et non pas le quotidien dans le tragique. C’est également Allio qui énonce cette exigence de faire fonctionner le tragique dans « la dramaturgie de la quotidienneté conservée par l’aspect historique et documentaire et insérée dans ce qu’était la condition paysanne du temps » en l’opposant à une chronologie linéaire dans laquelle l’événement, le meurtre, viendrait à la fin, comme Büchner l’avait fait pour le Woyzeck, autre récit d’un fait divers. Il y aurait donc une oscillation dans la pensée d’Allio entre deux manières de mettre en relation tragique et quotidien, une première qui élèverait le quotidien au tragique et comporterait alors les pièges d’une héroïsation, donc d’une normalisation, et une deuxième qui inscrirait le tragique dans le quotidien et qui échapperait à la normalisation, c’est-à-dire à l’imposition de hiérarchies représentatives par son statut d’infamie stricte. Car, même si le discours d’Allio semble marqué par cette indécision, son film, par contre, ne l’est aucunement et adopte de plein gré une position d’infamie stricte, non susceptible aux stratégies de glorification.
Ce tragique infâme s’inscrit dans la condition paysanne par des actes violents, par la violence meurtrière de Rivière, mais également par la double passion de la mère et de Rivière, tel que l’écrit Jean Jourdheuil, co-scénariste du film, ou bien par la violence de la mort du propre Rivière. Le tragique, c’est au fond, la structure assassine du quotidien : le film traite ainsi, écrit Jourdheuil, « de la vie de la campagne telle qu’elle conduit à un triple meurtre selon une dramaturgie du fait divers ».xxvi Le tragique désigne la tragique rencontre du monde paysan avec la loi, qui n’est plus la loi divine et souveraine de la tragédie grecque mais celle du Code Civil de 1810, donc une loi qui a elle-même basculée du côté de la normalisation. Pour résumer, on pourrait donc dire qu’il ne s’agit plus d’une poétique du tragique, qui, tout en rehaussant le quotidien, assumerait une hiérarchie représentative, mais d’une esthétique du tragique qui, elle, serait strictement infâme dans le sens de Foucault, c’est-à-dire dont les éléments feraient retour dans le réel sur le même mode, dans la forme même selon laquelle on les avait chassé du monde : par les mêmes mots maladroits, les mêmes actes violents.
Quelles seraient alors les figures de style d’une telle esthétique ? Allio le dit lui-même, il voulait « rendre compte de l’affaire Rivière en termes d’images  ». Pour ceci, il fallait partir d’une fidélité absolue au texte : « le sens, le dire, étaient déjà dans le mémoire », le script existait comme un fait non interprétable et chaque mot qui est dit dans le film relève du mémoire ou du dossier Rivière. Et l’on pourrait voir en cette fidélité un acte quasiment aussi « politiquement important » que le fait d’avoir choisi des acteurs paysans. Allio qualifie ce style comme un réalisme à égale distance entre distanciation et identification ; et c’est justement cette oscillation entre deux stratégies narratologiques classiques, l’effet d’aliénation brechtien et l’immersion poétique aristotélicienne, qui caractérise une stratégie artistique comme celle de la reconstruction historique ou du reenactment. La fidélité extrême au texte se traduit donc, dans le film d’Allio, entre autres, par des scènes reconstruites, des remises en scène le plus détaillées possible. Je voudrais vous montrer un extrait très bref pour montrer de quoi je parle : ##extrait du film##
Le re-enactment ou la reconstruction historique est donc a priori une stratégie artistique et historiographique de l’identification, donc immersive dont le but est de faire revivre au spectateur (ou à celui qui y participe) des sentiments forts, historiques afin de mieux les comprendre sur un mode affectif, direct, sensible. Cette identification est néanmoins totalement aliénée (verfremdet) dans le film d’Allio – déjà par le fait qu’il s’agit d’un film, mais aussi par le caractère artificiel des scènes, qui sont pourtant des reconstructions authentiques presque criminologiques en ce qui concerne la position des corps, la disposition de la chambre etc. Ils apparaissent néanmoins d’une manière totalement artificielle, bien plus comme un décor de théâtre qu’une image identificatrice qui ferait disparaître son caractère d’image. Au contraire, Allio montre l’image en tant qu’image, le support narratif en tant que support, médium, et c’est en ceci qu’il s’inscrit dans la pensée de Brecht, et non du « brechtisme ». Allio expose donc la tension entre une stratégie identificatrice de l’historiographie, et récemment artistique, et une stratégie d’artificialisation et de distanciation en se plaçant au fil même de cette tension. Il procède à une reconstruction artificielle d’un milieu d’événements, dans lequel des personnages « isomorphes » aux paysans du XIXème siècle sont réintroduits afin de mettre à preuve la « différence des formes du passé avec les nôtres », il s’agit donc de ramener le présent sans qu’il y ait représentation du présent ; de faire jouer le présent avec la passé, non pas par identification simple, ni non plus par pure distanciation mais en jouant sur la tension entre les deux dans l’image.xxvii
C’est donc ainsi que le dossier Rivière, dans ses différentes couches médiologiques, se défend d’une normalisation narratologique d’un côté – il ne s’agit pas d’un texte d’auteur de la même manière qu’il ne s’agit pas d’un film d’auteur : Rivière n’est pas ce sujet libre, autonome et créatif qui se traduirait dans un texte dont l’intention serait de faire comprendre un acte. Evidemment il s’agit bien de donner les raisons d’un acte – Rivière le dit lui-même mais tout en donnant au texte le même poids qu’à l’acte, la même densité ontologique si l’on veut : le dossier Rivière fournit des éléments, dont un texte, un crime, plus tard d’autres textes ainsi que des images qui s’associent ou se dissocient, sont en mouvement les uns par rapport aux autres à l’intérieur d’un champ archéologique. Rivière, en dernière instance, se comporte en archéologue de la condition paysanne et c’est justement pour ceci que le dossier Rivière échappe, de l’autre côté, à une normalisation politique : Le récit du crime que fait Rivière lui-même dans son mémoire n’est par conséquent pas une interprétation explicative de sa rationalité ou de sa déraison. Au contraire, le récit fait partie du crime de telle manière que dans l’affaire Rivière le geste d’écrire et le geste de tuer sont des éléments de même nature : « le meurtre et le récit du meurtre sont consubstantiels » écrit Foucault. Suivant le modèle archéologique le texte ne renvoie pas à une couche constituant un soubassement de vérité historique ou d’événement, au-delà des mots, mais les mots et les choses sont agencés au même niveau. Contrairement à ce qu’en disent certains experts, également frappés par la beauté de l’écriture, le mémoire n’est ni aveu, ni défense : tandis que pour les experts juridico-psychologiques de la normalisation, le mémoire n’existe que par le crime, pour Rivière, le crime n’existe qu’à partir de son mémoire, « le mémoire n’explique pas le crime, il est le crime ».
C’est ainsi que Rivière reste une figure de l’infamie stricte en dérobant son acte, d’une part, à toute approche glorifiante, et d’autre part à toute approche explicative ou interprétative en entraînant non seulement les psychiatres et experts de son temps mais également les lecteurs et spectateurs de notre temps dans sa logique selon laquelle le crime et le texte sont indissociables : C’est ainsi que les gestes de Rivière court-circuitent toute approche herméneutique qui permettrait d’inscrire ses deux gestes dans un système de normalisation basé, nécessairement, sur le partage clair entre texte et acte, entre mots et choses.

Strasbourg, 11 avril 2014

(Première publication : 13 avril 2014)