Michel Foucault Le pouvoir et la bataille

, par Philippe Chevallier


28 janvier 2014 11:11 - Le pouvoir et la bataille - Michel Foucault - Hors collection - 115 x 176 - page 9 / 114
- © PUF -

Introduction
Longtemps, le philosophe chez Michel Foucault s’est avancé masqué. Jusque vers la €n des années 1970, on serait bien en peine de trouver dans ses
travaux historiques des références explicites à la tradition philosophique. Dans la majeure partie des cours donnés au Collège de France sur l’His-
toire des systèmes de pensée
, titre de sa chaire, les seules références à cette tradition sont le plus souvent polémiques ou ironiques. L’économiste Ricardo plutôt que Marx, l’historien Boulainvilliers plutôt que Hobbes retiennent son attention. Aux yeux de l’archéologue, les grands courants de la philosophie sont rarement à l’heure des changements qui a"ectent dans ses soubassements l’histoire de la pensée, ils en sont encore moins le moteur. Un ouvrage comme Surveiller et punir
peut être considéré comme la démonstration, en creux, des limites de toute philosophie du droit. L’étude du devenir historique de la pénalité aux XVIIIe et XIXe siècles montre son décalage notoire avec les ré(exions des juristes qui lui sont contemporaines. Ces dernières recouvrent les
véritables transformations, que seule peut révéler une étude de la rationalité interne des pratiques punitives. Ces pratiques ne requièrent nul détour par la conscience ou la représentation d’un sujet pour être effectives et efficaces. Les événements qui intéressent Foucault n’ont pas leur origine dans les formes d’idéologies, que celles-ci soient
les théories du droit ou les discours réformistes ; une certaine pratique de la raison masque bien souvent les raisons d’une pratique.

La philosophie traditionnelle semble ici contournée dans sa méthode par un travail qui se présente d’abord comme une collection d’« histoires » insolentes. Ces « histoires », rédigées en fonction d’une certaine actualité, et strictement limitées dans l’espace et le temps quant à
leur objet, dérangent par leur absence apparente de résultats universalisables ou utilisables dans d’autres domaines. Elles ne mettent en lumière aucun transcendantal, aucune structure stable
sous-jacente à l’expérience humaine. Même l’épistémè – concept-clé des Mots et les Choses dans lequel des lecteurs trop pressés ont cru pouvoir enfermer l’esprit d’une époque ou l’état de la raison à un moment donné de l’histoire – ne décrit rien d’autre qu’un « espace de dispersion », « un champ ouvert et sans doute indé !niment descriptible de relations  »1. Ces relations sont établies entre des séries d’événements discursifs, dont il faut respecter les spéci€cités chronologiques et les formes singulières d’apparition. Impossibilité,
donc, d’extraire une théorie de la connaissance uni€ée d’une telle archéologie du savoir et de ses objets si labiles. Mais difficulté également de préciser à quelle vérité prétendent ces « histoires ».
L’archéologie n’est-elle pas dé€nie comme une machine critique, ayant une fonction libératrice vis-à-vis de certaines formes de coercition, mais
qui se préoccupe peu d’être validée indépendamment de son efficacité politique ? À ces questions, Foucault répond souvent en prenant la tangente : « Je suis un marchand d’instruments, un faiseur de recettes, un indicateur d’objectifs, un cartographe, un releveur de plans, un armurier (2)… » C’est à la fois trop et trop peu pour faire un phi-
losophe, diront certains.

Mais cet art du braconnage a un rôle précis dans ce qui, pour Foucault, demeure la tâche première de la philosophie : le travail sur le pouvoir. En effet, fait-il remarquer : « […] il y a longtemps que la philosophie ne peut plus jouer par rapport à la science le rôle de fondement. En revanche, le rôle de modération par rapport au pouvoir mérite peut-être encore d’être joué (3). »
Aussi inscrit-il son travail dans une longue tradition qui remonte aux philosophes grecs : Solon, Platon, les cyniques ; en même temps qu’il en infléchit les prérogatives. Face au pouvoir, il ne s’agit plus pour la philosophie de se faire « la loi de la loi (4) », prenant la place de ce qu’elle prétend modérer en se pensant comme « législation », « pédagogie » ou « prophétie ». Sur un plan théorique, il s’agit d’analyser le fonctionnement du pouvoir en le montrant dans sa fragilité et sa contingence historique, sans prétendre jamais le dominer par la pensée. Sur le plan pratique, il s’agit de prendre part aux luttes qui se dé-
roulent au coeur de la société, de les mener au jour, a€n que la question du pouvoir ne puisse jamais être dé€nitivement refermée. Ces deux
activités, théorique et pratique, espèrent dessiner, au sein même de ces relations de pouvoir, les conditions d’un difficile exercice de la liberté.

Nous essaierons de montrer que cette question du pouvoir est restée au premier plan des préoccupations de Foucault, jusque dans ses derniers
écrits sur l’éthique et l’Antiquité gréco-romaine. Mais le pouvoir réserve bien des surprises à celui qui se risque à en faire l’analyse. À la fois fort et
faible, sûr de sa €n et équivoque, tenace mais réversible, il semble perpétuellement menacé par autre chose que l’opposition réfléchie à son exercice. Comment rendre compte de ce paradoxe du pouvoir sans s’interroger sur son lieu d’émergence, ou – si l’on veut conjurer les chimères de l’origine – sur sa limite ? Quel est cet « autre » du pouvoir, qui à la fois le sous-tend et le met en péril, et hante l’écriture du philosophe ? Cet autre, nous l’appellerons : la bataille.
Placer la bataille en une région qui borde le pouvoir sans jamais être totalement quadrillée par ses tactiques semble à première vue transgresser l’interdit foucaldien selon lequel le pouvoir est « sans dehors ». Foucault a eu soin à ce sujet de ne jamais placer la résistance au pouvoir en extériorité par rapport à celui-ci. L’interdit vise à éviter les faux
enchantements de la révolution, qui s’imagine avoir localisé et, par là, mis hors d’état de nuire l’adversaire et ses ruses. Mais cela ne signi€e pas que le pouvoir ne puisse être subrepticement débordé par ce qu’il croyait dominer, ouvrant ainsi à un autre type de rapport de forces. Les luttes internes qui se déroulent au sein du pouvoir, et qui sont inhérentes à son exercice, ne sufisent pas à rendre compte de cette terre incertaine de la bataille.
C’est de cette région obscure autour du pouvoir, peu explicitée par Foucault et pourtant présente dans son oeuvre, que nous tenterons d’approcher.

1. Dis et écrits, I, « Réponse à une question », n° 58, p. 676. Nous utilisons la deuxième édition des Dits et écrits (Dits et écrits, tome I : 1954-1975, tome II : 1976-1988, Daniel Defert et François Ewald (éd.), Paris, Gallimard, « Quarto », 2001 – désormais DE) en indiquant pour chaque article son titre et son numéro.

2. DE I, « Sur la sellette », n° 152, p. 1593.

3. DE II, « La philosophie analytique de la politique », n° 232, p. 537.

4. Ibid., p. 540.

4ème de couverture :

Le pouvoir n’est pas ce dont certains se saisissent un beau matin, pour ensuite le perdre ou le céder au gré des événements. À la lisière de nos vies, le pouvoir s’exerce et se risque sans cesse. Telle fut la grande leçon de Michel Foucault, marquant la fin des rêves – ceux de la révolution, de la transgression, de la pro-phétie – et le retour du sérieux en philosophie.
Le pouvoir réserve bien des surprises à celui qui se risque à en faire l’analyse. À la fois fort et faible, sûr de sa fin et équivoque, tenace mais réversible, le pouvoir semble perpétuellement menacé par autre chose que l’opposition réfléchie à son exercice. Comment rendre compte de ce paradoxe du pouvoir sans s’interroger sur son lieu d’émergence, ou – si l’on veut conjurer les chimères de l’origine – sur sa limite ? Quel est cet autre du pouvoir, qui à la fois le sous-tend et le met en péril, et hante l’écriture du philosophe ? Cet autre, nous l’appellerons : la bataille. C’est de cette région obscure autour du pouvoir, peu explicitée par Foucault et pourtant présente dans son œuvre, que nous tenterons d’approcher.
Philippe Chevallier est docteur en philosophie. Il est notamment l’auteur de Michel Foucault et le christianisme (ENS éditions, 2011) et a dirigé avec Antoine de Baecque le Dictionnaire de la pensée du cinéma (Puf, 2012). Il travaille à la Bibliothèque nationale de France.

Deuxième édition entièrement revue et complétée.