Charles Fourier "Le réveil d’Épiménide"

, par Thomas Bouchet


Préfaces de Constantin Irodotou et René Schérer.

Précédé de « L’inconvenance reconvertie » par René Schérer, de « Le visionnaire et son énigme » par Constantin Irodotou, de « Quel réveil pour Epiménide » par Stéphane Cosson et Anne Pichard, Fontfroide, Fata Morgana, 2014, 123 pages.

A l’orée du XIXe siècle, Charles Fourier réécrit à sa manière l’antique histoire du Crétois Epiménide qui, après un sommeil de près de soixante ans, se serait réveillé doté de dons divinatoires. L’Epiménide de Fourier et son compagnon Jafar plongent dans le sommeil entre 1806 et le 1er juin 2000 à 5 heures du soir. A leur réveil, ils découvrent une Phénicie passée à l’ordre combiné. Les feuillets et fragments consacrés par Fourier à cette histoire dormaient depuis deux siècles dans l’un des cahiers du fonds Fourier et Considerant des Archives nationales. On en connaissait l’existence puisqu’Emile Poulat les évoque (1). Mais personne ne les avait jamais transcrits ni publiés.

Un quatuor de chercheurs composé de René Schérer, de Constantin Irodotou, de Stéphane Cosson et d’Anne Pichard s’est attelé à cette tâche passionnante. René Schérer, qui depuis près d’un demi-siècle explore en profondeur la pensée de Fourier, signe une éblouissante première préface au Réveil (« L’inconvenance reconvertie », pages 7-24) ; l’indispensable seconde préface (« Le visionnaire et son énigme », pages 25-34) est l’œuvre de Constantin Irodotou, qui vient de soutenir une remarquable thèse intitulée « Sade/Fourier : Utopie et sexualité » ; Stéphane Cosson et Anne Pichard ont mené à bien la lourde tâche de transcription et d’édition scientifique du manuscrit. Les éditions Fata Morgana se sont elles aussi mises au service du texte : Le Réveil d’Epiménide est un livre de très belle facture, achevé d’imprimer sur vélin au « phalanstère de Fontfroide » – savoureux clin d’œil final.

Le manuscrit n’est pas daté. Fourier l’écrit sans aucun doute dans les dix ans qui suivent la parution de la Théorie des Quatre mouvements et des destinées générales (1808). Il serait intéressant de mener une enquête complémentaire pour inscrire plus précisément Le Réveil d’Epiménide dans le parcours d’écriture de Fourier. En tout état de cause, le manuscrit fait écho à certains passages de la Théorie des Quatre mouvements tandis que Le Nouveau Monde amoureux, composé dans la seconde moitié des années 1810 et édité par Simone Debout en 1967 (2), entre en résonance directe avec les aventures d’Epiménide. Fort agréable à lire, Le Réveil d’Epiménide met également en lumière les axes majeurs de la pensée de Fourier. C’est pourquoi il ne serait pas absurde d’aborder désormais le massif Fourier par sa face Epiménide.

René Schérer le souligne à juste titre : le manuscrit ne livre pas d’aperçus inédits sur la pensée de Fourier. Son originalité vient plutôt « d’un certain ton, du vocabulaire, de l’accentuation de quelques traits » (page 19). La critique de la « civilisation » est tout aussi radicale que dans ses autres écrits. On y retrouve, parées de couleurs diverses, des charges sans concession contre la double oppression exercée par la morale et le commerce ; des remarques corrosives contre l’Eglise ou l’armée ; une dénonciation appuyée de l’institution du mariage – dont le mariage « pour tous », remarque malicieusement et fort à propos René Schérer, est l’ultime avatar (page 23) ; un appel à l’émancipation des femmes réduites en civilisation au statut de génitrices et de ménagères. Epiménide, bardé de certitudes, aveugle le plus souvent aux merveilles de l’ordre combiné, incarne la civilisation en ce qu’elle a d’odieux et de ridicule. Il ne cesse de porter au pinacle les « torrents de lumière » que dispense la philosophie, il se fait l’avocat des « Abstractions Multiples » et des « Méthodes Analytiques » que Fourier abrège parfois en « AM » et « MA ». Il loue Voltaire, que son interlocutrice Egérie qualifie pour sa part d’oppresseur des femmes et de « cafard aux formes suaves » (page 54). Ce faisant, Epiménide construit sa propre prison tandis que son compagnon Jafar, « homme sans préjugé » (page 43), ne tarde pas à jouir des plaisirs que sécrète l’ordre combiné.

Avec Le Réveil d’Epiménide, l’« écart absolu » proposé par Fourier fait l’objet d’une mise en scène élaborée. Dans leurs préfaces respectives, René Schérer et Constantin Irodotou insistent sur ce point essentiel. Sensible à l’actualité théâtrale de son temps, Fourier a sans doute eu connaissance d’un médiocre Réveil d’Epiménide donné en 1790 à Paris. Il utilise dans sa version des ressorts dramatiques classiques. Après avoir mobilisé les fureurs du ciel pour expliquer les déboires d’Epiménide (« faisons une tempête », écrit-il page 43) il excelle dans l’art du changement de décor : à l’entrée d’une grotte ouvrant sur le grandiose et prospère pays de Phénicie succèdent des observatoires qui permettent aux personnages principaux – et aux spectateurs que nous sommes – d’assister confortablement au spectacle qui se déploie sous la forme d’une parade colorée et en mouvement constant. Chacun des groupes de parade fournit l’occasion d’une relance du dialogue entre des personnages dont les tailles respectives rendent palpable le contraste entre ordre combiné et civilisation : des géants d’un côté, un nabot de l’autre. Ces géants de l’ordre combiné sont des êtres hauts en couleurs, magnifiquement vêtus – on imagine avec plaisir les atours de la « Grande Pontife de Tybur » Egérie, de l’« astronome » Hipparque et même de l’« élève télégraphique » Nisus. Quant aux hommes qui portent « en épaulette les jarretières de leurs maîtresses », Epiménide devra patienter jusqu’au soir pour avoir la chance de les rencontrer (page 102). Le contraste éclate à chaque page : aux termes d’un quiproquo initial qui dure peu, Epiménide est décrit comme un « masque habillé en civilisé » (page 49) ; triste, moralisateur et sérieux comme un hibou, il tranche avec les habitants de Phénicie qui aiment s’amuser, qui réservent un accueil « burlesque » ponctué d’« injures » aux hordes voyageuses et qui rient des ridicules de la philosophie (pages 122-123).

Autre effet de contraste : si « on n’empêche à personne de parler et d’écrire à sa volonté » dans l’ordre combiné (page 73), la liberté d’écrire n’est pas d’actualité en civilisation. Dans « Le sphinx sans Œdipe ou l’énigme des Quatre mouvements  », sans doute écrit en 1816 et cité par Constantin Irodotou pages 27-28, Fourier explique que lorsqu’il écrit, il avance masqué ; qu’il s’est livré dans la Théorie des quatre mouvements à une « mascarade littéraire » ; qu’il a adopté « l’habit d’Arlequin qui passe tout à coup du rouge au gris, du jaune au bleu ». De fait, il est à la fois essentiel et périlleux de mettre en mots l’écart absolu. Fourier s’y essaie avec talent dans Le Réveil d’Epiménide : il ne cesse de réutiliser – de « reconvertir », peut-on dire avec René Schérer – des mots existants dont il détourne le sens habituel (guerre, religion, charité…). Et il invente : le lecteur, qui rencontre par exemple les termes de « philadipeuses » et de « chalcédipeuses » (page 111), perçoit également les échos de la « langue très sonore » qui a cours dans l’ordre combiné, une langue « qui sera déjà en activité en l’an 2000 » (page 44). C’est ainsi que Fourier tente de rendre « présentable » une pensée « impubliable » par le biais de la représentation (Constantin Irodotou, page 33).

Pour saisir l’altérité radicale du nouveau monde qui se déploie dans Le Réveil d’Epiménide, il suffit de s’arrêter un moment sur la question si décisive et si éclairante de l’hospitalité. René Schérer en montre dans sa préface toute l’importance, dans le sillage des écrits qu’il a déjà publiés sur ce thème (3). L’hospitalité a valeur de vertu cardinale dans l’ordre combiné, au même titre que la charité et que la fraternité. Elle détermine les relations et les échanges. Elle permet de reconvertir tout ce qui en civilisation est considéré criminel, dans une perspective qui sépare nettement Fourier de Sade. « Supprimez la propriété, écrit René Schérer, il n’y a plus de vol ; le mariage, plus d’adultère ; la pudeur, plus d’attentat à cette vertu illusoire ; faites de la possession ‘passive’ un plaisir recherché, plus de viol ; la jouissance et sa multiplication devenant le plus puissant moteur de nos actes, plus de prostitution ; il n’y a plus de stupre, mais, au contraire, accroissement d’être et de puissance à se donner au plus grand nombre de partenaires etc. » (page 15) De « grands canapés » accueillent les ébats au premier étage de l’observatoire (page 64) et semblent préfigurer les « canapés circulaires » du Nouveau Monde amoureux. Au fil des pages, Fourier trace ainsi les contours d’un monde passionné qui oriente aussi bien les pratiques de la bonne chère que la production des biens, qui règle la question du contrôle des naissances en dissociant plaisir sensuel et procréation (pages 115 et 122), qui garantit l’harmonie des relations entre les êtres : « Dans notre état social on ne fléchit devant personne », explique Hipparque (page 75).

Une fois refermé Le Réveil d’Epiménide, le lecteur peut se sentir quelque peu frustré : il ne sait pas à quoi ressembleront la grande soirée annoncée chez la Grande Pontife Egérie ou le voyage vers Gnide prévu le lendemain ; il doit aussi se contenter d’un très furtif aperçu sur l’éducation dans l’ordre combiné (page 106). Il espère donc la poursuite de la publication des manuscrits méconnus de Fourier. Par bonheur, le quatuor à l’œuvre pour Le Réveil d’Epiménide poursuit sa quête .

1 Emile Poulat, Les Cahiers manuscrits de Fourier, étude historique et inventaire raisonné, Paris, Entente communautaire et Editions de Minuit, 1957

2 Charles Fourier, Le Nouveau Monde amoureux, édition de Simone Debout, Paris, Anthropos, 1967, rééd. Dijon, Presses du réel, 2013.

3 Zeus hospitalier, Eloge de l’hospitalité, 1993 ; Hospitalités, Paris, Anthropos, 2004.

4 De nouveaux extraits seront publiés et présentés dans la prochaine livraison des Cahiers Charles Fourier (numéro 25, 2014)

Thomas Bouchet (université de Bourgogne)