« Poètes, vos indemnités ! » Pour Yvon

, par Philippe Chevallier


Photo Chantal Maurepas

Il faudrait le talent de Léo Ferré pour chanter la mésaventure que vit depuis huit mois un poète aux prises avec l’administration française (j’entends ici poète au sens traditionnel du terme : le trouvère, le troubadour, celui pour qui les mots « beauté », « instant », « nature », « amour », « humain » ont un sens qu’il faut faire chanter).

Quel est le plus cruel ? Se voir refuser un droit ou se le voir retirer ? Le premier geste laisse ouvert un champ de luttes possibles ; comme dans un jeu, il suscite la relance, la combattivité. Le second vous tape juste sur la tête, vous met hors jeux ; dans le cas d’Yvon Le Men, il vous fait reculer de trente ans : retour en 1986 – année où Yvon intégra un régime de droit qui lui est aujourd’hui refusé.

De quoi vivait Yvon-le-troubadour avant 1986 ? On devine les conditions de vie. Elles se lisent entre les lignes d’un récit merveilleux, qui rappelle les plus belles pages de Brautigan, son grand frère américain : Si tu me quittes, je m’en vais (Flammarion, 2009). Comme Chateaubriand, autre breton fameux, Yvon a vécu dans une tour, mais celle-ci était tout sauf royale. Sur les cartes IGN, on appelle ça une ruine en fait :

« Ma tour était divisée en deux pièces. Au rez-de-chaussée, on entrait directement dans la cuisine, sinon dans l’évier. Petit et d’un blanc tirant sur le gris, l’évier donnait à travers un vasistas sur la vallée du Stanco. Je l’utilisais aussi comme lavabo. Il fallait simplement bien séparer les heures de vaisselles des heures de toilette. »

Ces lignes ne sont pas écrites pour faire pleurer sur l’artiste maudit, seulement pour regarder différemment la vie. Eh oui, nous en avons encore quelques-uns en France, des vrais poètes, « bipèdes volupteurs de lyres », chantait Léo Ferré, dharma bums, écrivains beat – au sens sérieux, grave, que Kerouac donnait à ce terme –, qui ne sont ni professeurs des universités, ni membres de comités prestigieux, ni présidents d’institutions sérieuses (pas de nom ici, c’est juste pour planter le décor) ; des poètes qui vivent de leur art, c’est-à-dire : travaillent beaucoup, prennent souvent le train, dorment rarement dans leur lit.

Aujourd’hui, c’est d’Yvon dont il est question, car c’est Yvon qui s’en prend plein la figure. Yvon qui n’a jamais raconté d’histoire : pas de vie de bourlingue inventée comme celles de Genet ou Dylan, ces menteurs magnifiques. Non, une vraie vie de chien fou, de chien errant, depuis ce jour fou où il décida de vivre de sa poésie, au mitan de ses années maoïstes où il ressemblait à Jacquou le Croquant. Fiché à la gendarmerie du coin : « Existence marginale mais ne trouble pas l’ordre public. » Toujours ça de pris. Il en fera un autre livre magnifique, encore un (Flammarion, 2012).

Alors, à 33 ans, l’âge où l’Autre, également chevelu, est mort, on a tout de même le droit de devenir un peu raisonnable, de cesser de se ruiner la santé en respirant le poêle à charbon, de se poser, d’avoir un minimum de sécurité, d’espérer atteindre 34. Dans un monde où tant d’écrivains vivent de petites sinécures – et non des ventes de leurs livres (il y a suffisamment de Hauts Conseils et d’Académies en France pour nourrir tous les écrivains sans talent), Yvon a fait reconnaître ce qu’il faisait depuis l’âge de vingt-et-un an : dire ses poèmes en public.

Mais voilà, Pôle emploi a décidé qu’Yvon n’était pas un artiste de spectacle. À quelques coudées de sa retraite, la sentence est tombée, le 19 novembre 2013 : Yvon est radié du régime des intermittents du spectacle et doit rembourser 30.000 euros d’indemnités indues.

Saint Yves, reviens, ils sont devenus fous.

Avant d’être écœurant, révoltant, c’est juste bête. Pour avoir invité Yvon à dire ses poèmes devant des étudiants à Lille, je peux témoigner – comme la Médiathèque de Quimper, comme le CMPP de Rennes, comme les cafés littéraires de Montélimar, comme le Printemps des poètes, etc. – qu’Yvon n’a pas donné une conférence, comme le croit Pôle emploi. Écrivain parlant en public = conférencier. Intéressante équation qui en dit long sur la scène littéraire française contemporaine. Scène littéraire française = Bla, Bla, Bla. Peut-être, mais Yvon n’appartient pas à cette scène-là.

C’est même drôle dans le fond, cette idée saugrenue, inventée l’année dernière par des cadres zélés soucieux d’atteindre leur objectif (N = « nombre de radiés ») : Yvon, donner une conférence ! Il faut l’écrire encore une fois pour y croire un peu : Yvon-donner-une-conférence. Et pourquoi pas faire un cours sur l’histoire de la poésie ? Imaginez trois secondes la scène : Yvon à une tribune, en costume, consultant ses fiches avant de commencer : « Mesdames, Messieurs, je voudrais aujourd’hui vous parler de poésie… » ; ou encore : « Mesdames, Messieurs, mon propos aura trois points… ». J’imagine la tête de Michel Le Bris, si Yvon lui faisait le coup, un jour, au festival Étonnants voyageurs de Saint Malo (où il a fait entrer la poésie en 1997) : « Euh, Yvon, écoute, là, vraiment … ». Sacré Yvon, va. On lui tapoterait l’épaule : « Allez, tu nous as bien eu... »

Yvon, je ne l’ai connu sur scène que chantant, jouant, psalmodiant, ramageant, râpant les mots, comme aux côtés de son frère d’arme Jacques Gamblin (autre célèbre « conférencier »), en 2000, à la Maison de la poésie.

En fait, Pôle emploi a inventé un merveilleux sketch pour le prochain spectacle d’Yvon : « Conférence d’Yvon Le Men, à 14h, dans la Grande salle ». Et nous rirons de bon cœur au premier rang, en espérant que ce rire nous réveille du présent cauchemar. Si le cauchemar se prolonge, je propose que tous les établissements ayant invité Yvon à donner un spectacle partagent l’amende de 30.000 euros, en tant que fiers complices d’un méfait perpétré depuis les aèdes grecs et les bardes celtes. Ils sont si nombreux que cela pèsera peu sur leur trésorerie.

Philippe Chevallier, philosophe, enseignait au moment des faits au département formation humaine de l’Institut catholique d’Arts et Métiers de Lille. Il travaille aujourd’hui à Paris dans un établissement culturel public.

Yvon Le Men, En fin de droits, illustré par Pef, Paris, Bruno Doucey, 2014, 80 pages, 13 €, parution officielle : octobre 2014 (déjà disponible pour les libraires qui le souhaitent).

Signer la pétition, s’informer, soutenir :
http://www.findedroitdequeldroit.fr/

Yvon, disant son poème En fin de droits au festival Étonnants voyageurs, en juin dernier :
http://vimeo.com/97704909