Avec et au-delà de Foucault : quelle stratégie d’émancipation ?

, par Sylvie Parquet


Voici un article paru dans Cerises
http://www.cerisesenligne.fr/file/a...

Alain Brossat n’entend pas résumer la pensée foisonnante de Michel Foucault. Contre les récupérations-normalisation plus que jamais à l’œuvre trente ans après la mort du philosophe, l’auteur tente plutôt de “mettre au travail” le texte foucaldien, sous la forme d’un compagnonnage
de pensée, pour établir un diagnostic du présent.

Dans le dialogue qui suit, c’est le geste - souvent polémique et dérangeant, mais particu- lièrement stimulant quoi qu’on en pense au fond - d’Alain Brossat, repre- nant celui de Michel Foucault, que nous proposons au lecteur de rencontrer.

Gilles Alfonsi - À la lettre R comme « Raconter des histoires qui comptent », vous énoncez des éléments d’une stratégie politique : « agir politiquement, dans nos sociétés, consisterait, au fond, moins à définir les conditions d’une alternative globale aux conditions présentes et à créer les conditions de l’apparition (d’un) “autre monde” qu’à se rendre ingouvernable. » Vous soulignez la force d’une « parole qui parle » non simplement pour témoigner mais pour « restituer une expérience » et exprimer une pensée. On vous suit dans cette idée que les prises de parole de la plèbe peuvent, à condition de ne pas se laisser récupérer et instrumentaliser, signifier : « nous ne voulons pas être gouvernés (conduits) par ces gens-là, sur ce mode- là, à ces fins-là. » Et on peut certes évoquer, comme vous le faites à propos des années 70, « la multitude dispersée de prises de parole et de prises d’écri- tures », de « conduites ingouvernables ». Cependant, il faut bien constater qu’il n’existe aucune mécanique qui, à partir de là, constitue un “devenir plèbe glo- bal”. Une stratégie politique doit-elle renoncer à travailler explicitement (et ef- fectivement) en faveur d’un mouvement global de la plèbe ? Faut-il s’en remettre à la convergence spontanée de paroles et actions éparses ?

Alain Brossat - Merci pour vos questions, et comprenez bien dans quel esprit j’y ré- ponds, qui n’est pas celui d’un homme politique sûr de son fait et qui cherche constamment à améliorer et renouveler la batterie des réponses à ses objecteurs. Mes textes présentent, parfois, j’espère, des propositions de pensée, mais ils n’ont pas de caractère programmatique. Je n’ai donc rien en particulier à “défendre” (comme c’est le cas lorsqu’on est dans une configuration politique classique), et lorsque je prends connaissance de vos questions, mon premier souci n’est pas de me défendre des objections qu’elles peuvent contenir, mais bien d’y entendre
ce qui, dans mes propres propositions, resterait en suspens ou tomberait à plat. Je ne tiens pas une position sur un échiquier politique, j’essaie de penser la question politique sous d’autres condi- tions que celles de la démocratie d’État. Je cherche les lignes de fuite hors de ce réduit dans lequel la vie politique dis- parait au profit de la vie administrée, je cherche le bord extérieur et l’envers de cette politique par antiphrase - ce hors- champ de la politique institutionnelle dans lequel, seul, la politique peut redevenir un domaine vivant - celui de l’action de la masse, de l’autonomie du sujet, de la présence de l’événement.

J’essaie donc de prendre les choses “à l’envers” - en m’intéressant aux conduites de défection. Le modèle de l’action politique, ce ne serait donc pas autour de l’énergie, de la clairvoyance et de la détermination de ceux qui se ras- semblent autour d’un programme et d’un but déterminé qu’il s’agencerait, ce ne serait pas autour de formes d’organisa- tion, mais plutôt autour du mouvement de la fuite, de la rétivité, de l’interruption - “ne pas faire”, se mettre en travers, faire les choses de travers, traîner, bref toute la gamme des formes de résistances non héroïques. C’est ce que j’appelle “se rendre ingouvernable” et qui suppose un engagement des subjectivités contre tout ce qui vise à les mettre en condition pour qu’elles soient disponibles à ce qui constitue la finalité première de l’exercice d’un pouvoir - “faire faire”, répartir et mettre en ordre - plutôt qu’exercer une contrainte directe.

En ce sens, ce que j’essaie de penser, c’est la fin d’un modèle de la politique pensée comme architecture, construction, édification (de partis, d’institu- tions, de formes de vie, de normes...) de formes institutionnelles en concurrence les unes avec les autres, et donc de composition de forces dont le propre est de ne jamais s’interroger sur les préconditions de leur formation (ce qui a pour effet, entre autres, que les partis révolutionnaires ont pour vocation, dans nos sociétés, de devenir à terme, comme les autres, des partis de l’État). Dans ces sociétés plastiques où la force centripète et la puissance d’agrégation de l’État est si peu résistible, toute force d’opposition, tout pôle critique qui entreprend de composer une force, de présenter une alternative sans s’interroger sur les fondements et les modalités de cette composition, de l’effort d’édification qui en découle, se condamne à trouver sa place dans “le système” ; celui-ci est ici envisagé comme une sorte d’espace urbain dans lequel toute puissance d’agir trouverait son emplacement en termes de cadre bâti.
Le geste politique “plébéien” s’amorcerait donc avec la suspension de cette pulsion d’édification et se prolongerait avec son inversion ; avec la critique radicale de ce premier mouvement inscrit dans les gênes des abeilles qui s’activent selon leur “programme” (de faux animaux politiques, donc).

Refonder la politique, cela commence toujours par changer de geste, en changer les gestes fondamentaux. La défection est donc en ce sens le geste inaugural qui s’oppose à ce geste de l’abeille-militant(e) qui, à force de butiner dans les prés et les forêts du mécontentement, de la révolte, de l’énergie révolutionnaire, finit toujours par fabriquer le miel dont on fait les partis de gouvernement - et contribue à reconduire par là même le malheur du monde.
La défection, comme la fuite, n’est pas, dans un premier temps du moins, un geste de rassemblement mais de dispersion. On ne peut donc pas faire revenir dans cet autre geste des mots comme “global” ou “convergence” qui visent, qu’on le veuille ou non, à restaurer le modèle classique de la politique d’ “architecte”. Or, c’est la désorganisation du système, son dysfonctionnement, son dérèglement et son détournement au profit des sujets sans qualité qu’il s’agit d’organiser - et non pas sa destruction définitive à l’occasion d’une confrontation finale avec une force incarnant une intelligence des choses supérieure. Il n’y a pas de “lutte finale”, il y a une résistance infinie à cet “ordre des choses” qui se donne à nous comme insurmontable et définitif, à cette “règle du jeu” qui vise à nous convaincre que ce monde est clos, étanche, que les lignes de fuite n’existent pas. La politique, ça n’est pas une question d’alternative globale, mais d’ouverture d’espaces autres, de création, d’invention d’interstices dans lesquels se donne à voir l’envers des choses - c’est cela la puissance des contre-conduites.
C’est une pure illusion que penser que nous pourrons rejeter un jour le fardeau d’une “domination” dans laquelle se concentre le tout de ce qui nous accable et nous redresser, enfin émancipés, pour conduire notre vie d’hommes libres et en pleine conscience, dans un monde enfin adéquat à lui-même. L’élément de notre liberté, qui est toujours déjà là, c’est cette durée infinie dans laquelle nous l’éprouvons (ou pas) en multipliant (ou pas) les gestes de défection et les conduites de résistance. Ce qui ne veut pas du tout dire que l’individu (comme conscience éthique) serait le siège premier et dernier de la politique ainsi redéfinie. Au contraire, la défection est, par excellence, le geste contagieux, celui qui s’effectue dans l’horizon du transindividuel. Le modèle de la contagion (au fil de laquelle s’étendent les poches de résistance) est ici celui qui s’opposerait à celui de la “convergence des luttes”. La plèbe, à cet égard, n’a pas davantage vocation à devenir “globale” qu’à édifier un parti mondial - il faut la voir plutôt comme une maladie du système, dans ses modalités d’apparition pandémiques. Ce glissement (vaguement ironique) vers les références médicales, sanitaires et nosographiques est ce qui est destiné à s’opposer au retour de la musique militaire dans la pensée du politique (du type “grandeur de notre force”, etc.). Bref, soyons termites, davantage qu’en abeilles ou fourmis...

Gilles Alfonsi - À la lettre N comme « la philosophie comme espace de Norma- lisation », vous évoquez la manière dont la philosophie universitaire, « gardienne de l’histoire de la philosophie », réussit à digérer toutes les pensées dissidentes, même lorsque ces pensées ont la puissance de « violents mouvements d’extraction » hors du champ philosophique. De fait, en définitive, aucune pen- sée n’est irrécupérable. Ne pourrait-on dire, cependant, qu’une pensée s’inscrivant explicitement dans une logique, une cohérence ou un projet alternatif a plus de chance de ne pas être récupérée ? Dans le cas de Foucault, vous évoquez la relation intense et complexe entre d’une part un travail philosophique - qui vise rien de moins qu’à « repenser la question du pouvoir, s’inscrire en faux contre toute la philosophie classique indexée sur la souveraineté et la loi, faire émerger de nouveaux concepts pour penser les formes politiques modernes... » - et d’autre part la réflexion et l’action engagée sur un objet précis, la prison. N’y-a-t-il pas là une sorte de (double) distorsion (entre deux pensées et entre pensée et action), qui éloigne, pénalise ou ampute la pensée Foucault d’une conception de l’action politique pour l’émancipation ?

Alain Brossat - Lorsqu’elle fait irruption dans le champ de la philosophie, et au delà, une pensée forte produit des effets de commotion, de désorientation et de perturbation dans les cadres établis du discours théorique, de l’agencement des concepts, des énoncés vrais, des effets qui s’exercent plus ou moins durablement et avec des modes d’intensité variables. C’est le cas tout particulièrement de ceux que Foucault appelle les “fondateurs de discursivité” avec lesquels s’inaugure une nouvelle façon de “dire les choses”, d’agencer les rela- tions entre un sujet énonciateur, le dis- cours et la vérité - il évoque ici les noms de Marx, Nietzsche et Freud. Mais on pourrait tout aussi bien évoquer ici un auteur comme Bergson et les scènes successives de sa réception, ou bien Derrida et les effets de la circulation et de la dispersion de son travail.

Ce qui m’intéresse, dans le texte que vous mentionnez, c’est la relation qui s’établit entre le trouble produit par l’irruption d’une pensée philosophique neuve, son effet d’interruption, comme s’il s’agissait d’un nouveau lancer de dés, et la façon dont les dispositifs disciplinaires vont travailler à réduire ces effets de per- turbation, en élaborant, en transformant cette sève nouvelle en matériau, matière d’enseignement. Une tension durable s’établit entre la façon dont une pensée construite sur le fond d’un arrachement à toutes sortes d’habitudes de pensée va continuer à exercer ses effets de descellement et de perturbation et la manière dont les disciplines - en l’occurrence la philosophie universitaire (une discipline et une institution) - vont progressivement “prendre le contrôle” de cette pensée, c’est-à-dire la soumettre à leurs condi- tions. Cet enjeu est particulièrement sensible aujourd’hui à propos de pen- seurs comme Foucault et Deleuze dont la puissance de dessaisissement est vraiment prodigieuse : on voit bien, à la façon dont ils deviennent aujourd’hui les auteurs de référence contemporains les plus cités et mobilisés dans les espaces de la philosophie universitaire, qu’il n’est aucune pensée “dangereuse”, “énergumène”, aucun pas de côté qui, à la longue, ne prémunisse une pensée forte, en philosophie, contre son retraitement en matière d’enseignement.
Ce qui ne veut pas du tout dire que le destin de toute puissance de pensée soit de devenir, un jour ou l’autre, l’animal domestique ou le serviteur docile d’une discipline ou d’une institution. À un autre niveau, en effet, cette pensée va conti- nuer à exercer ses effets de torsion sur les modes de pensée et les discours. Des effets au fond politiques. Cette pensée continuera à agir comme un ferment de désagrégation de “façons de dire” encroûtées et comme le levain d’une façon nouvelle de dire les choses, c’est- à-dire de les penser et de lier des actions à ces pensées. Cet effet de dissolution / redéploiement s’exerce sur une ligne de front où est en jeu la relation entre le sujet énonciateur immergé dans l’ordre des discours et la vérité.

Le cas typique, c’est Foucault et la façon dont il incite toute une génération philosophique (et au-delà) formée dans le moule de la discursivité marxiste à réorganiser entièrement son entendement, à propos de la question du pouvoir : ne plus penser le pouvoir en termes de substance, ne plus le confondre avec la question de l’État, saisir son caractère relationnel, stratégique, technologique, etc. Ou bien encore, comme cela s’est constaté au cours des dernières années : comment quelques petits textes épars vont nous inciter à couper les ponts avec le discours exsangue de l’utopie (dont le milieu, dans son acception marxiste, est l’Histoire) pour nous ressourcer du côté des “espaces autres”, des hétérotopies. Une nouvelle machine de pensée se met enroute, qui embraye sur d’autres pratiques, une redéfinition des enjeux politiques.

D’une pensée philosophique, il est bien évidemment tout à fait vain d’attendre des propositions politiques directes, du prêt-à-porter politique. Quand un philosophe s’engage sur le terrain politique, fait des propositions politiques, exprime des opinions politiques, c’est toujours dans un certain état de disso- ciation d’avec son travail proprement philosophique - même Foucault, quand il “embraye” de sa recherche sur les origines de la prison pénitentiaire (Surveiller et punir) sur les luttes autour des prisons, dans les années 1970, le fait sur un mode qui est celui de l’interruption : il interrompt son livre, sa recherche pour passer à autre chose - les manifs, les rassemblements devant les prisons, l’écriture des brochures, etc.

Les philosophes qui entretiennent l’illusion d’une dimension politique immé- diate (ready for use) de leur travail philosophique dans le domaine politique sont à la fois de mauvais philosophes et de piètres politiciens - Garaudy. La philosophie exerce son influence dans le domaine politique par éclats, souvent différés, et généralement dispersés. La notion même d’une doctrine philosophique fondatrice d’une pratique politique est une catastrophe et pour la philosophie et pour la politique – la raison pour laquelle j’ai tout à fait cessé d’être marxiste.

Le mieux que l’on puisse attendre de la philosophie, finalement, dans le domaine politique, c’est une incitation à bousculer ses habitudes de pensée, c’est-à-dire sa façon de “dire les choses” dans un certain horizon de vérité, pour les reprendre, ces choses, à la racine et aller vers d’autres fondements, d’autres pratiques.

L’idée qu’une pensée, quels que soient sa force et son statut, puisse être dotée d’une qualité subversive intrinsèque et rétive à toute forme de “récupération” (je dirais plutôt recyclage) est évidem- ment bien naïve. La pensée, les pensées ont vocation à circuler, infuser, infiltrer, contaminer, infecter, et à produire ainsi leurs effets sur un mode souvent imperceptible et jamais calculable. La notion d’une pensée si forte qu’elle imposerait, de par cette force même, sa législation, rigoureuse et inflexible, est une idée théologique. La philosophie a donc part liée avec l’émancipation sur ce mode oblique et indirect. Elle ne fournit pas de directives, elle n’abonde aucun compte politique, elle ne distribue pas de programme, elle fait mieux - elle donne des idées, la chose qui manque le plus à la politique aujourd’hui et à ceux qui pensent la faire.

Gilles Alfonsi - À la lettre G, comme « Gouvernement à la culture  », vous montrez comment s’est construite la culture comme « milieu du rassemblement sans délibération », à la place de la constitution d’espaces politiques locaux. La culture serait devenue une sorte de « ciment liquide » destiné à «  faire tenir ensemble  » une « population », contre l’idée que la division et le caractère irréductible de certains écarts constituent l’élément structurant de la vie politique (ou d’une démocratie authentique). En quoi les expressions «  la culture n’est pas une marchandise comme les autres » et «  la culture est en danger, il faut défendre la culture  », bien qu’elles soient énoncées par des partisans affirmés de l’émancipation, font-elles problèmes ?

Alain Brossat - Je ne sais pas qui sont les “partisans affirmés de l’émancipation” que vous évoquez dans votre question, en tout cas, s’il s’agit des intermittents du spectacle en tant que catégorie générale ou des héritiers de Jack Ralite qui exercent leur ministère sur la culture de la banlieue ex-rouge, j’y regarderais à deux fois. Ce que j’ai dit dans Le grand dégoût culturel et dont je ne démords pas, c’est que la culture, dans nos sociétés, ne peut plus depuis les années Lang au moins être considérée en premier lieu, selon les lignes d’énoncés hérités et en pilotage automatique, comme un “moyen d’émancipation” ou comme un enjeu d’extension du champ de la démocratie (la ritournelle de la “démocratisation de la culture”, au sens où l’on parle de la “démocratisation” de la pratique du golf ou des vacances aux Maldives). “La culture” (je mets le mot entre guillemets, car il est devenu un slogan et un mot du pouvoir dont la puissance n’a d’équivalent que l’indistinc- tion) est devenue avant tout un enjeu du gouvernement des vivants, au même titre que la santé ou la sécurité. On gouverne à la culture, comme un moteur marche à l’essence, ce qui veut dire qu’avec la culture, en culturant les populations, en leur offrant leur pain culturel quotidien, selon leurs conditions d’appartenance sociale et leurs goûts, on dépassionne la vie publique, on produit du consensus anomique (le “public” par opposition aux formes de regroupement politiques qui supposent la division et le conflit), on sédentarise, on fixe et on synchronise ce public - autant de technologies et de dis- positifs grâce auxquels celui-ci devient gouvernable et prévisible.

Plus la sphère culturelle liquide s’étend, comme une tâche d’huile, et plus la sphère politique se rétracte. La cultu- risation de la politique qui exerce ses ravages spécialement dans les milieux qui considèrent comme acquis que “la culture” est encore intrinsèquement “de gauche” (deux belles outres vides) est équivalente à la dépo- litisation de la politique, à son extermina- tion lente. Prenez la multitude des festi- vals qui se sont tenus cet été ; ils ont fait entendre leurs flonflons pendant que Gaza était écrasée sous les bombes. En avez-vous vu un seul qui se soit détourné d’un millimètre de son programme festif et commercial pour manifester quelque chose comme un soupçon d’empathie avec les Palestiniens en lutte pour leur survie en tant que peuple sans État ?

Il y a belle lurette, dans nos sociétés, que les noces de la culture et de l’émancipation ne sont plus qu’une fantasmagorie de plus, une croyance dérivée de la religion du Progrès. D’ailleurs, vous remarquerez que cette idole avait déjà été bien mise à mal dans les années 1930 - au temps où il s’avéra que la culture dont la mobilisation se destinait à dresser un rempart contre la montée du fascisme se vouait par la même occasion à promouvoir les idéaux et réalisations du régime soviétique - les camps en moins.

“La culture” n’est vraiment pas ce qui demande aujourd’hui en premier lieu à être défendu - elle est une bulle, une sphère en expansion continue, à travers les nouvelles technologies de la communication notamment ; si notre souci est, aujourd’hui, de nous battre pied à pied contre ce qui tend à faire tomber l’existence d’un nombre croissant de gens en deçà du niveau du “vivable”, du supportable, alors ce n’est pas “la culture” qui doit être défendue toutes affaires cessantes (ils ont la télé, la radio, toutes sortes d’équipements informatiques), mais bien plutôt l’emploi et le logement décents, la protection sociale, l’accès aux soins, des transports fiables, des salaires qui leur donnent les moyens de se nourrir correctement et de jouir de leurs congés, et la jouissance de libertés publiques toujours davantage mises à mal. Pour le reste, c’est la plus grande confusion qui prévaut : les intermittents ne défendent pas “la culture” mais leur statut, dans un esprit passablement corpo- ratiste et sans s’interroger beaucoup sur les finalités des appareils dans lesquels ils jouent leur partition, et si la culture “n’est pas une marchandise comme les autres”, c’est bien qu’elle est une marchandise en premier lieu - une réalité crue que mit en lumière il y a quelques années la croisade en faveur de l’ “excep- tion culturelle” - ce sont bien en premier lieu des parts de marché et des revenus commerciaux qui y étaient en question et non pas de grands principes humanistes “hérités des Lumières”.

À suivre dans Cerises n° 231 du 10 octobre 2014.
Entretien réalisé par Cerises