Troisième dialogue de Sartrounet et Sartrichon


Sartrounet : Triste nouvelle : notre ami Vilar vient de passer l’arme à gauche...

Sartrichon : En retardant au maximum l’annonce de sa disparition, il aura tenté de compliquer la tâche aux meutes de nécrologues qui se nourrissent de cadavres frais. Mais rien à faire : dans tout journaliste de la génération soixante-huitarde, sommeille un Bossuet de bas étage, toujours prêt à tirer du sac son oraison funèbre émoustillée quand un ancien copain casse sa pipe. La République est coprophage, et c’est la raison pour laquelle elle finira par avaler l’étron Marine/FN et en faire son profit, comme elle en a ingurgité bien d’autres... Cette engeance-là, elle, est nécrophage, elle se nourrit, à l’image des morts-vivants de George Romero, des dépouilles de ses ex-camarades...

Sartrounet : Je te sens amer... Mais parlons plutôt de Vilar... Une belle plume, quand même, et qui a contribué à la réinvention du polar en France, avec Manchette et quelques autres, non ?

Sartrichon : Il est assurément le premier de cette génération à avoir associé la révolution à la nostalgie, à en avoir fait l’objet de nostalgie par excellence – objet adorable, objet culte et fétiche parce que perdu, précisément. Il fait de la révolution ce que dit Benjamin, à propos de Baudelaire, non pas un mythe, mais une fantasmagorie. Son personnage, un ancien flic, soit dit en passant, parcourt les rues de Paris sur les traces de cette fantasmagorie, qui est de toutes les époques. La révolution devient, sous sa plume, cet objet qui brille d’un éclat d’autant plus vif (la fameuse aura benjaminienne...) qu’il s’est perdu et éloigné de nous. En ce sens, sa littérature est parfaitement réactionnaire, elle est toute entière comprise dans le tournant des années 1980 et l’entrée dans une époque en forme de cellule de dégrisement réservée aux espérances révolutionnaires... C’est la raison pour laquelle elle est propre à séduire aussi bien ceux qui cultivent, avec celle leurs « illusions perdues », la nostalgie du temps de leur jeunesse, que les dévots qui ne voient dans ses livres que le culte pieux de l’idole révolution...

Sartrounet : Dit comme ça, c’est un peu salaud, mais ça se défend... Soit dit en passant, notre ami était un lecteur assidu de Benjamin, le fameux texte sur Atget, la photo, les passages (à mettre en relation avec sa monomanie pragoise), etc. Non, il faut le reconnaître, tout ça avait quand même une autre tenue que, disons, Jonquet, un autre trotskyste passé au polar et qui, non content d’avoir viré sioniste grave, a quand même trouv le moyen d’écrire un livre ouvertement xénophobe sur le Belleville chinois... Mais au fond, on pourrait subsumer tout ce mouvement sous la formule : « En raison des circonstances atmosphériques défavorables, la prise du Palais d’Hiver aura lieu dans le polar, le journalisme, la science politique, les couloirs du PS, etc. » - (je ne fais que démarquer ici un « chansonnier » allemand des années 1920 : « En raison des circonstances atmosphériques défavorables, la révolution allemande aura lieu dans la musique »). L’histoire se répète, dans un gargouillement, un coassement...
Sartrichon : Ce n’est quand même pas tout à fait un hasard si le premier à y être allé de son hommage ému, forcément ému, fut l’inévitable Plénel - ce Bel Ami déguisé en Rosa Luxemburg - qui tira profit avec élégance de l’occasion pour se citer interminable et tout à son avantage, comme le découvreur du talent de Vilar... Tout cela tourne en boucle et achève de me convaincre, soit dit en passant, qu’il ne faut jamais faire confiance à un type qui se teint la moustache... Mais surtout, ce qui était particulièrement répugnant, dans cette homélie, c’est tout ce qu’elle s’abstenait de dire, histoire de soigner les « joues roses de la moralité » (Siegfried Kracauer) : que notre ami est mort prématurément de son alcoolisme invétéré et d’un excès tabagique qu’il a consciemment cultivés aussi longtemps qu’il a pu – un suicidé de la révolution, en somme, habillé en auteur à succès... C’était sa vie, c’était son choix, comme le fut ensuite le long silence digne dans lequel il s’est enfermé quand il a commencé à être malade. Et c’est de cela, de cette liberté en forme de défi et de doigt d’honneur au « destin » (mânes de Don Juan...), que les nains vertueux auront eu à cœur de l’amputer, lorsqu’ils furent assurés qu’il ne serait plus là pour les rembarrer...

Sartrounet : C’est l’époque, à son étiage – pour ça, on peut faire confiance aux journalistes. Mais reste quand même un problème : quand un ancien copain s’en va, est-ce le bon moment pour dire la vérité, toute la vérité ?

Sartrichon :Il faut être miséricordieux avec les morts, c’est sûr, et les nôtres en premier lieu, quoi qu’ils aient été et fait dans la suite des temps... Mais pour le reste, c’est Brassens qui a raison : le « les morts sont tous les braves types » de pure convenance et destiné à stopper net toute libre discussion sur ce qu’il fut, pour nous et pour les autres, en vérité, ce mort, sur la trace qu’il inscrivit dans notre présent – ce mensonge sur les jeunes morts, laissons-en l’usage à nos ennemis. Rappelle-toi avec quelle liberté les surréalistes (que notre ami vénérait) parlaient des morts d’hier et d’aujourd’hui...