Le système pénitentiaire est-il en crise ?

, par Tony Ferri


« C’est en effet une certitude (...) que les [hommes] sont enclins à la vengeance plus qu’à la miséricorde » (Spinoza, Traité politique, chap. I, V, Paris, Éditions Réplique, 1979, p. 15).

Qu’est-ce qu’une crise ?

Si l’on assiste aujourd’hui au déploiement d’un certain discours sur la crise du système pénitentiaire, pareillement à une douce ritournelle, et ce en France, sinon partout dans les sociétés occidentales ; si l’on entend régulièrement dire que les prisons sont indignes de la République et une honte pour l’État français (sur ce point, se reporter, notamment, au livre de R. Badinter, La prison républicaine, 1871-1914, Paris, LGF/Livre de Poche, 1994, ainsi qu’aux multiples et consternantes dénonciations émanant de la Cour européenne des droits de l’homme relativement aux conditions dégradantes d’incarcération) ; autrement dit, s’il se répète qu’il y a une crise sérieuse des pénalités d’enfermement et que le contexte ne favorise pas la sortie hors du tunnel de cette crise, il est néanmoins à remarquer la pérennisation de la paralysie généralisée du système dit pourtant en crise, et que pareille crise, qui s’inscrit dans la durée, n’est d’ores et déjà plus tout à fait une crise. Qu’est-ce à dire ?
La notion de crise, prise en son sens étymologique grec premier, par conséquent en tant que Krisis, signifie bien autrement l’idée d’une rupture à l’intérieur d’un processus, l’idée d’une césure dans le cours des choses, elle se rapporte même à un acte décisionnel - puisque Krinein, c’est décider, choisir - par lequel on renonce aux choix antérieurs et par lequel on prend un tout autre chemin que celui qui a a été pris jusqu’à maintenant. Elle souligne donc l’effet d’une volte-face radical, la volonté d’en finir une bonne fois pour toutes avec les résolutions stériles antérieures. De là résulte, puisque la crise dure, qu’il est inconséquent et impropre de dire qu’on est en crise, et que le martèlement des discours des prétendus experts ou élites sur la question n’est pas autrement destiné à recouvrir d’un nuage épais l’état de paralysie permanent du système et à ressasser, à coup de verbiage, l’apparence d’une crise qui n’en est pas une, mais dont le bégaiement permet précisément de maintenir en place l’état d’attentisme et de le proroger indéfiniment. Depuis trente ou quarante ans de crise du système pénitentiaire, qu’observe-t-on, même après l’abolition de la peine de mort en France, sinon la multiplication des établissements pénitentiaires, le regain de l’insalubrité de nombre de ses locaux (voir, par exemple, le rapport accablant tout particulièrement sur la prison des Baumettes établi par l’ex-contrôleur des lieux de privation de liberté, Jean-Marie Delarue), l’augmentation constante du nombre des reclus et le phénomène ancestral de surpopulation carcérale, bref la prospérité même du régime de l’enfermement assorti de ses conditions indignes et inhumaines d’exécution ? Par où l’on voit qu’il conviendrait, tout à l’inverse, de préférer regretter de n’être véritablement pas en situation de crise, parce qu’une telle situation impliquerait en fait de réfléchir et de travailler, vite et bien, sinon salutairement, à lutter bien plus efficacement contre le naufrage organisé du système pénitentiaire. Le latin crisis ajoute d’ailleurs au grec ancien un élément d’urgence vitale au contexte de gestion de crise : il s’agit d’une question cruciale immédiate de vie ou de mort...
C’est qu’il y a lieu de ne pas confondre crise et décadence, puisque, si la première est l’expression d’une volonté de ruptures et désigne le fait de porter des choix courageux, seule la seconde traduit une absence d’anticipation et témoigne d’un laisser-faire, d’une dérive du
système sur lequel on n’est même pas fâché de n’avoir pas de prise. Loin donc d’être confronté à une crise, c’est bien plutôt à une décadence que l’on a affaire, pareillement à la lente agonie que connut jadis Rome. Car, au lieu d’envisager un changement de cap « décisif », la situation actuelle consiste dans la complaisance vis-à-vis d’une sorte de statu quo puissamment alimenté par l’anepikritos (la posture confortable de l’indécision ou de l’irrésolution). Quand une route poursuit sa déroute, il ne s’agit pas d’autre chose que d’une déroute bien balisée. Pour le bien comprendre, il y a lieu d’examiner la situation à la lumière du nihilisme ambiant.

Le nihilisme aujourd’hui

D’abord, qu’est-ce que le sentiment concret du nihilisme aujourd’hui, sinon celui de la réduction de l’agir à une absence de pouvoir, celui de l’annulation de la possibilité du faire, celui du blocage de toute décision aux conditions de quelque chose doté d’une suprématie superlative telle qu’elle nous écrase de son geste de pure indifférence à l’égard du devenir du vivre-ensemble (le marché, la croissance, les technostructures, la course effrénée aux profits). Ensuite, sur le plan conceptuel, le nihilisme place les individus dans une situation de confrontation à des valeurs. Vouloir faire triompher ses valeurs contre celles des autres est source d’animosité et de conflits. La notion de valeur suppose effectivement l’affirmation d’une hiérarchie des valeurs, c’est-à-dire un clivage conduisant à ce que l’évaluateur valorise ses valeurs propres au détriment de celles des autres et à ce qu’il tienne la dragée haute à celui qu’il pressent comme une menace envers son répertoire. Par cela seul qu’elle place les hommes au cœur de conflits permanents, qui oserait contester que la valeur n’a pas grande valeur et qu’elle se présente comme la nourriture dommageable du nihilisme ? Pour le dire autrement, si la valeur, c’est valoriser et dévaloriser tout à la fois, elle n’a donc pas de valeur en soi, puisqu’elle se fonde sur l’acte d’une évaluation dont chacun prétend être le centre ou la légitimité. Le problème de la valeur, c’est celui de la reconnaissance de l’autorité de l’évaluateur, ainsi que celui de l’origine de la valorisation. Qui (ou quoi) est autorisé à désigner, à dénombrer les valeurs ? Dieu, l’homme, l’individu, la nature, l’opinion ? Comment valoriser, sans du même coup dévaloriser, et donc annuler la valeur elle-même par laquelle on prétendait fonder une hiérarchie et une direction dans l’ordre du monde ? Car en évaluant, il appert que la chose valorisée se consume aussitôt de terreur contre la chose dévalorisée... Mais ce n’est pas tout. Plus profondément, la valeur est force de nihilisme moins par ce qu’elle dévalue ou sous-évalue que par ce qu’elle évalue ou valorise à tout bout de champ. Dans le langage philosophique, eu égard à la chose (res), cela revient à dire que la chose n’a jamais de valeur par soi (en elle-même), mais toujours par un autre, c’est-à-dire qu’elle ne revêt de valeur que parce qu’elle est toujours déjà soumise à un évaluateur, à un regard, à une cause qui, en lui attribuant du dehors une valeur, lui ôte du même coup sa valeur en la soumettant à un système de valeurs extérieur à elle, et, ce qui revient au même, met sous le feu des projecteurs son absence de valeur intrinsèque. Et il n’en va pas autrement de l’acte même d’accorder de la valeur : celui-ci est un acte de négation ou de mort, puisque, lors même de l’établissement de valeurs, l’humain les consomme immédiatement dans un processus où se trouve à l’œuvre une sorte d’éternel retour d’un semblant ou d’un simulacre de valeurs, puisqu’il y va toujours de soi, de sa vanité, de sa prétendue centralité dans toute évaluation. En ce sens, valoriser, c’est non seulement détruire, mais c’est empêcher, sur le plan de la valeur, toute coïncidence entre la chose dont on estime la valeur et la pensée qui la valorise. Que vaut donc une valeur dont le propre est de dévaloriser et de s’autoproclamer la source de toute valeur ? Que vaut-elle, sinon rien ? Car, incapable de se décentrer de sa prétendue autorité sur laquelle il s’illusionne et frappé d’illégitimité au moment même où il prétend pouvoir fixer les valeurs, l’humain vomit du nihilisme au point de nier d’un seul tenant et le monde et lui-même. Cette contradiction n’a pas échappé à Nietzsche, ce penseur extrême du nihilisme, qui, dans le célèbre § 346 du Gai savoir, dont une lecture suffisamment subtile ne doit toutefois pas être celle d’un professeur de philosophie soumis au formatage de la préparation à l’enseignement - on pourrait d’ailleurs, soit dit en passant, poser notre question initiale, dans des termes identiques à ceux que nous avons posés, à l’égard du système éducatif français : le système éducatif est-il en crise ? -, insiste sur la nécessité de s’affranchir de toute évaluation pour retrouver la valeur des choses en tant que telles, le goût de la vie réelle, le caractère sublime du monde. Car la valorisation est autant force de séparation à l’égard du monde (quand on juge de quelque chose, on le met, du même coup, à distance) et des autres (quand on évalue, on entre en guerre interminable), que négation de soi-même (quand on produit de la valeur, on bascule dans l’idolâtrie dont le propre réside dans l’expression d’une vénération accordée à l’image produite et dans une espèce d’estime/mésestime de soi). Quoique dans l’idolâtrie il y ait quelque chose de soi, une forme de projection ou de vanité de soi dans l’objet adoré, au sens de Feuerbach, cette adoration préfère néanmoins le simulacre (de l’objet, de soi) à la réalité, d’où il résulte la négation simultanée et du monde et de soi par soi. Voici ce que relève Nietzsche en ce sens :

« Quant à cette attitude : ’’l’homme contre le monde’’, l’homme en tant que principe ’’négateur du monde’’, l’homme en tant que mesure de la valeur des choses, en tant que juge des mondes qui va jusqu’à mettre l’existence même dans le plateau de sa balance et l’estime trop légère – quant au prodigieux mauvais goût de toute cette attitude, nous en avons pris conscience, elle nous répugne – et nous éclatons de rire rien qu’à voir ’’l’homme et le monde’’ placés l’un à côté de l’autre, que sépare la sublime prétention du petit mot : ’’et’’ ! ».

Et plus loin, dans le même texte, de conclure à cette odieuse alternative pour le moins très conséquente de la part du philosophe du soupçon :

« ’’Ou bien supprimez vos vénérations – ou bien supprimez-vous vous-mêmes !’’. Le dernier terme serait le nihilisme ; mais le premier, ne serait-ce pas également – le nihilisme ? -. Tel est notre point d’interrogation ». (Cf., Nietzsche, Le Gai savoir, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1982, pp. 243- 244).

Au fond, la question est à la fois celle de savoir comment se libérer de ce besoin d’évaluation (du « besoin de vénération », selon le vocabulaire de Nietzsche) qui fait qu’on tend à tout rapporter risiblement à soi, à tout consommer et à tout digérer dans un flux incessant de valorisation et de désir de valeur ajoutée (la fameuse et désolante « pléonexie », selon V. Jankélévitch), et celle de savoir comment exister selon un système de valeurs sans être frappé aussitôt de ridicule en raison de la vanité qui, là encore, la sous-tend (et de son caractère, là encore, « risible », selon Nietzsche) ? Odieuse alternative...
En tant que les choses sont dissoutes dans et par la valeur, il est frappant de constater que le désir de croissance économique comme valeur en fournit une illustration idéale-typique. Selon la logique de l’évaluation, il appert, en effet, qu’on peut produire de la valeur avec n’importe quoi et dans n’importe quel but, sans discernement, pourvu que cela rapporte gros et qu’on se réfugie dans la sphère de l’indifférence totale à l’égard du monde et des autres. Dans le contexte du monde moderne naissant, Machiavel faisait preuve de sagacité en affirmant que « la fin justifie les moyens », dès lors que la primauté revient au privilège sacré du pouvoir qu’on possède – pouvoir qui accapare et absorbe tout, à la manière d’un gros estomac. Par voie de conséquence, qu’on construise indéfiniment des établissements pénitentiaires, en les multipliant et en les perfectionnant technologiquement à l’infini, et cela dans l’ignorance rassurante de savoir qui on punit, pourquoi on punit et ce qui se passe journellement dans l’enclos, pourvu que cela fasse fructifier le marché de la sécurité, et rapporte beaucoup en termes électoraux ? La valeur, en tant qu’elle est l’expression de la volonté de puissance et d’accroissement personnel infini, produit misère, inégalité, malheur. En rompant avec la logique de la valeur, il pourrait en résulter sinon la promesse d’un autre monde, du moins une rupture avec la décadence ou l’agonie actuelle. Mais cela ne semble pas être à l’ordre du jour.
Le nihilisme, pour Nietzsche, est ambigu, parce qu’il désigne une alternative dont aucune de ses parties n’est satisfaisante. D’abord, il caractérise le fait de prêcher des valeurs transcendantes, dont la source provient d’une autorité qui n’est pas la sienne propre, et donc d’une autre volonté (Dieu, les idéologies, les dogmes, les arguments d’autorité). La volonté de puissance, chez Nietzsche, évoque effectivement l’idée qu’on ne peut pas vouloir une autre volonté que la sienne propre, et que seul compte le geste, quoique superflu, de l’auto-position et de l’auto-imposition de soi. Mais le refus de vouloir une autre volonté, à l’instar du Christ qui a remis sa propre volonté entre les mains de celle de son Père, comporte aussi, pour l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra, un redoutable risque de nihilisme, parce qu’il condamne, comme on l’a vu, à l’idolâtrie, à la vanité, à la consommation indéfinie, à la projection idéalisée et surinvestie de soi, à la guerre stérile. C’est toute la difficulté que soulève le § 346 du Gai savoir.

La fausse crise des institutions

Sur fond de nihilisme ambiant et de tendance à l’affermissement de la pléonexie, les institutions ont pour fonction de ne pas se saborder elles-mêmes et pour objectif de se conserver telles qu’elles sont. Pour échapper à la destitution, à la dissolution ou à la ruine, elles ne visent pas à se réformer radicalement, mais à demeurer les mêmes. Quand elles changent, ce ne sont pas leurs fondations qui sont entamées, car rien de leur substance ne saurait être ébranlé. Dès lors, comment l’institution pénitentiaire, comme toutes les autres institutions, pourrait-elle viser autre chose qu’à reconduire les principes qui l’ont fait naître ? Devant les discours de transformation des institutions, il y a tout lieu de rester circonspect, car, par définition, ces transformations ne sont jamais que des accidents, des mesurettes de replâtrage, d’habillage et de consolidation des institutions qui restent, par définition, intactes (insistons-y : c’est la raison d’être d’une institution que de poursuivre la même marche et de se survivre à elle-même), et les réformateurs - ces fidèles institutionnels qui se trompent régulièrement, sans y songer forcément, sur le pouvoir de nouveauté des institutions dont ils vantent les supposés mérites - ne sont jamais que les développeurs les plus acharnés et les plus utiles (ou serviles) des systèmes en place. Si l’institution pénitentiaire, comme toute autre institution, est dite en mauvais état par les adeptes même des Droits de l’homme, cela vient précisément de ce qu’elle persiste à s’affermir, à renoncer à entrer en crise et à demeurer fondamentalement identique à elle-même. Encore une fois, pourquoi viserait-elle à devenir autre chose qu’elle même, à s’aliéner ses propres prérogatives, dès l’instant où ses fruits sont mûrs, où elle se porte à merveille et se délecte à croître, où les contrats d’ordre carcéral entre le secteur public et le secteur privé font florès, où le commerce des bracelets électroniques est délicieusement juteux ?

Le nihilisme punitif

D’où il s’ensuit que, en tant qu’expression du nihilisme, il n’y a pas loin à ce que la volonté de punition s’apparente à une volonté de domination, et qu’elle s’enracine, au fond, dans la vanité des hommes. Car c’est par vanité qu’on s’emploie à dégrader la nature humaine, à la diviser en humain et non-humain, à avilir des groupes entiers de l’humanité tels que les reclus, les migrants, les étrangers, les SDF, les Roms. En effet, qu’est-ce que la vanité, sinon un sentiment d’orgueil affecté tout entier tourné vers la toute-puissance, la médisance, la dégradation du prochain, l’affliction, la prétendue supériorité de soi sur les autres ? En raison même de cette vanité, le punisseur ou le dominant, ce nihiliste qui se croit supérieur aux autres ou meilleur que quiconque, ressemble, en fait, en pire, au prétendu goujat qu’il veut punir ou dominer. Selon Rousseau, la vanité comme rejet ou haine de l’autre est le prolongement même de l’amour-propre, et puise son origine dans un désir pervers de comparaison qui naît à l’occasion des rapports sociaux. Le paradoxe rousseauiste de la vanité
envieuse repose sur le fait que, chacun aimant tellement mieux sa personne que celle des autres, il ne peut résulter de l’amour-propre nulle union sincère, nulle amitié désintéressée alors même qu’elles sont requises pour le nourrir... L’amour-propre défendu par chacun, qui suppose de désirer recevoir librement pour soi-même le crédit maximal que les autres sont censés s’accorder à eux-mêmes, rend en fait, on le voit, nulle et non avenue l’exigence pourtant ardemment recherchée d’être privilégié par les autres à l’encontre d’eux-mêmes :

« L’amour propre, qui se compare, n’est jamais content et ne saurait l’être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible (...) Ainsi ce qui rend l’homme essentiellement bon est d’avoir peu de besoins et de peu se comparer aux autres ; ce qui le rend essentiellement méchant est d’avoir beaucoup de besoins et de tenir beaucoup à l’opinion » (J.-J. Rousseau, Émile ou de d’éducation, livre IV, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1969, p. 329).

A l’occasion de l’effort maintes fois renforcé de valorisation et de dévalorisation, et donc d’instrumentalisation des hommes et du monde, il ressort que, à l’intérieur même du système punitif, il ne saurait y avoir d’échappatoire hors des forces du nihilisme. Car un tel système, qui est dit en crise sans connaître la crise, consiste, d’abord, à vouloir l’exécution de la punition, et, ensuite, à trouver satisfaction et héroïsme dans l’acte même de punir. Dans un tel système, la souffrance des condamnés est non seulement recherchée, mais jouissive. Qui contesterait que la perversion des hommes n’est pas telle que, loin de plaindre les individus châtiés, elle jouit du malheur qui les accable ? Ne se pâme-t-elle pas de plaisir au moyen de la surenchère du ressentiment et de la vengeance ? Qu’est-ce que punir, au fond, sinon l’excitation sadique à l’indifférence et à l’oubli de la souffrance des autres ? L’inhumanité du système punitif réside dans sa capacité étonnante d’exempter le punisseur des maux qu’il inflige à son semblable, et de lui ôter le sentiment d’appartenir à une même communauté d’hommes. Or, comme Nietzsche nous l’apprend, le nihilisme a une double face, et, comme le souligne Rousseau, il se retourne contre ceux-là même qui le revendiquent, et ce pour au moins trois raisons :

– d’une part, les partisans du châtiment sont, d’une certaine manière, plus à plaindre qu’à blâmer, parce qu’ils sont précisément prisonniers de la misère afflictive qu’ils répandent, parce qu’ils ignorent tout de la pitié et de la miséricorde et parce qu’ils sacrifient tout à leur désir de toute-puissance évaluative. La volonté de punir accorde la primauté au besoin de distribuer l’affliction parmi les semblables sur le désir de s’unir à eux par le sentiment de leur peine. Plutôt que de s’indigner du sort qu’il leur est réservé, les nihilistes sont à plaindre parce qu’ils trouvent à la détresse de ceux qui leur ressemblent moins de peine partagée que de satisfaction ou jouissance individuelle ;

– d’autre part, les adeptes de la punition sont aussi plus à plaindre qu’à blâmer, par cela même que, à bien y regarder, dans leur volonté de punir, ils se montrent esclaves du besoin tout négatif d’asservir les autres à la souffrance dont ils jouissent, et sont finalement malheureux de cette dépendance. A ce titre, relisons ces lignes éternelles de Rousseau qui pose le bon diagnostic sur l’état de conscience malheureuse du nihiliste ou du sadique et sur les maux du méchant :
« Le mal que nous font les méchants nous fait oublier celui qu’ils se font à eux-mêmes. Nous leur pardonnerions plus aisément leurs vices, si nous pouvions connaître combien leur propre cœur les en punit. Nous sentons l’offense et nous ne voyons pas le châtiment ; les avantages sont apparents, la peine est intérieure. Celui qui croit jouir du fruit de ses vices n’est pas moins tourmenté que s’il n’eut point réussi ; (...) : ils ont beau montrer leur fortune et cacher leur cœur, leur conduite le montre en dépit d’eux ; mais pour le voir il n’en faut pas avoir un semblable » (cf., J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, op. cit., p. 371) ;

– enfin, les tenants de l’affliction sont encore plus à plaindre qu’à blâmer, parce qu’ils ne sont pas plus capables de pardonner qu’ils sont capables de réparer leur propre tort quand d’aventure ils en causent eux-mêmes - l’aptitude à pardonner l’infraction et celle à la réparer allant, à l’examen et d’expérience, étroitement de pair. Humainement, on a raison de se méfier de ceux qui ont l’habitude d’appeler à la surenchère du châtiment, car ce sont souvent des tordus qui, aptes à faire pire que ceux qu’ils méprisent, refusent tout net, quitte à se braquer les yeux horrifiés et les lèvres écumantes, de reconnaître les faits délictuels qu’ils commettent souterrainement et de réparer les colossaux dommageables qui en résultent (il est encore de nombreux exemples récents en Palestine ou en Syrie, ou en Terre sainte de la politique financière).
Rousseau nous enrichit encore de l’idée que cela ne fait aucun doute que l’esprit de domination s’ancre dans la flatterie de l’amour-propre :

« Émile n’aime ni le bruit ni les querelles, non seulement entre les hommes, pas même entre les animaux : il n’excita jamais deux chiens à se battre, jamais il ne fit poursuivre un chat par un chien. Cet esprit de paix est un effet de son éducation qui n’ayant point fomenté l’amour-propre et la haute opinion de lui-même l’a détourné de chercher ses plaisirs dans la domination, et dans le malheur d’autrui. Il souffre quand il voit souffrir [ c’est nous qui soulignons] (...) Ce qui fait qu’un jeune homme s’endurcit, et se complaît à voir tourmenter un être sensible, c’est quand un retour de vanité le fait se regarder comme exempt des mêmes peines par sa sagesse ou par sa supériorité » (J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, op. cit., pp. 380-381).

C’est ainsi que, là où on est coutumièrement appelé à regarder les condamnés, la plèbe, les gens d’en bas comme faisant horreur par leur supposée friponnerie, il n’y a pas lieu de nier qu’ils font, en réalité, moins horreur que les punisseurs, le patriciat, les gens d’en haut eux- mêmes qui sont toujours tentés d’abuser de leur condition, de se payer de la domesticité, de châtier les autres plutôt qu’eux-mêmes, d’exercer rigueur et injustice sur les petites gens au lieu de regarder au-dedans d’eux-mêmes. Les suspects, bien que présentés comme potentiellement coupables, sont souvent honnêtes dans leur friponnerie, attendu qu’ils ne cherchent pas à jouer la comédie pour dissimuler leurs torts, tandis que les punisseurs, ces gens pauvrement illustres, ces dominants au petit cœur, sont souvent égoïstement cupides dans leur honnêteté apparente et passent leur temps à faire étalage de leur masque.
De sorte que, si les condamnés apparaissent habituellement grossiers et peu aimables, ils méritent néanmoins considération et respect, non pas seulement en raison des Droits de l’homme, mais aussi, plus concrètement, parce qu’ils se dévoilent, sont bruts de décoffrage et offrent une certaine authenticité, là où les punisseurs (les mondains, les politiques, les patriciens) ne se montrent et ne sont aimables que par leur masque, leur duplicité, leur péroraison, leurs sophismes. Sans ce masque sophistiqué, il n’est pas douteux qu’ils apparaîtraient dans leur monstruosité horrible tenant à leur abominable hypocrisie, à leur consternante indifférence à l’égard du plus démuni qu’ils refusent obstinément de traiter comme un semblable. Paradoxalement, il y a bien souvent plus de commisération et de générosité chez l’être puni que chez le punisseur. D’expérience, chacun sait qu’il y les Grands petits et les Petits grands. Ce constat est nettement relevé par La Bruyère :

« Le peuple n’a guère d’esprit, et les Grands n’ont point d’âme : celui-là a un bon fond et n’a point de dehors ; ceux-ci n’ont que des dehors et qu’une simple superficie » (cf., La Bruyère, Caractères, IX, « Des grands », 25).