L’ « Union nationale » en ses discours

, par Cédric Cagnat


Déferlements médiatisés et unanimes de l’émotion collective : les mots, davantage encore qu’à l’ordinaire, se révèlent sans auteurs. Pris dans l’urgence d’une injonction – elle-même impersonnelle, donc inimputable –, une injonction à communiquer, à exprimer – douleur, peine, indignations… –, le public se cristallise en un réseau de locuteurs rigoureusement interchangeables. Pour un temps s’estompent les habituelles partitions plus ou moins tranchées par lesquelles le spectacle politicien et le citoyennisme vigilant entendent préserver le pluralisme dont les organes d’information ont besoin pour fabriquer et régenter la « vie » démocratique. Cependant que les adversaires de la veille refuseront éventuellement de s’afficher ensemble à l’occasion de tel ou tel recueillement public, de leurs bouches glisseront immanquablement, à quelques ajustements près, les mêmes professions de foi, les mêmes sommations, les mêmes bravades. C’est qu’à la surface des slogans psalmodiés affleurent alors, dans leur abstraite pureté, débarrassés de leurs habituelles colorations partisanes, les éléments constitutifs du noyau fantasmatique qui gouverne le monde et nous domine tous et toutes : le règne invétéré de la figure de l’Un, c’est-à-dire l’antithèse des conditions minimales pour qu’advienne quelque chose comme une existence politique. Ce fantasme originaire, archétypique, accompagné de ses fables, qui ne sont plus guère racontées mais demeurent agissantes sous d’autres formes, a fondé et traversé l’histoire de toutes les dominations. Il gît dans les soubassements des espaces cadastrés et des temporalités cadencées, en deçà de la répartition des places, des fonctions et des discours, mais les gouverne à la manière d’un « sombre précurseur ». Lors des séquences telles que celle qui occupe aujourd’hui l’espace public – réplique virale et redondante de l’espace médiatique –, toutes les exhortations à l’unité, circulant à tous les étages de la hiérarchie sociale, ne sont donc en réalité que les procès-verbaux retardataires des pauvres péripéties dont est émaillé l’ordinaire des jours. L’ordre naturalisé des choses se prend à se citer lui-même – et il ne reste plus qu’à le mettre entre guillemets.
Les fragments qui suivent ont été consignés à partir du mercredi 7 janvier après midi, jusqu’au dimanche 11 du même mois, au soir. Certains transcrivent les voix les plus officielles de la domination étatique, culturelle ou journalistique ; d’autres puisent au flot des éditorialistes non accrédités et des commentateurs de circonstance. Ils auraient vocation à être complétés régulièrement, au fil des jours, mais il est probable que l’inventaire des énoncés possibles sera très vite épuisé. Une impression de ressassement circulaire, vertigineux, se fait d’ores et déjà péniblement sentir. Au vu de ce qui précède, il va de soi qu’aucun de ces fragments sans auteurs ne sera sourcé. Leur agencement en séquences indépendantes aura atteint son but si chacune d’elles parvient à raconter une histoire, à suggérer quelque sens possible apte à trahir celui des énoncés qui la constituent. Quant aux « exégèses » de ces derniers, qui leur feront suite, elles ne prétendront aucunement en dévoiler la vérité inaperçue. La théorie peut elle aussi n’être qu’une manière de « raconter des histoires » – fable contre fable –, des histoires à substituer parodiquement aux commentaires, dans la lutte contre un monde qui à maints égards n’est plus que parodie et commentaire de lui-même. Un postulat – théorique, donc – guidera toutefois l’entreprise : le fait d’actualité qui préoccupe et sature les esprits depuis bientôt une semaine n’a, en lui-même, qu’une importance très limitée et peu de choses à nous enseigner. La marée de discours qu’il suscite, en revanche, si ses contenus ne sont rien moins qu’inédits ou surprenants, constitue un précieux outil avec lequel il est loisible de tester certaines hypothèses.

Lundi 12 janvier 2015

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« Ce 11 janvier restera une journée historique chargée de symboles et d’images. Il y a d’abord cette foule immense, compacte, soudée, pacifique. Puis cette séquence diplomatique millimétrée où quarante-quatre chefs d’Etat et de gouvernements défilent comme un seul homme, avec au premier rang les leaders palestinien et israélien. Il y a aussi les images iconoclastes comme celle d’Angela Merkel posant sa tête sur l’épaule de François Hollande. »

« Ces barbares ont la chance de vivre au XXIème siècle. S’ils avaient perpétré leurs crimes odieux avant 1981, ils auraient été condamnés à morts. »

« Comment n’y ont-ils pas songé ? Ils auraient “dû venir” en brandissant bien haut les caricatures de Benyamin Netanyahou, du roi Abdallah II de Jordanie, du chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov, du premier ministre turc Ahmet Davutoglu, tous ces dignitaires inégalement démocrates qu’ils ont croqués. Et même de Nicolas Sarkozy. “Ç’aurait été comme un dessin de famille qui aurait précédé l’autre”, celle qui défilait autour du président, François Hollande, regrette Luz, un des dessinateurs de Charlie Hebdo. »

« Depuis des années, des décennies, ils résistaient par la caricature, l’humour et l’insolence à tous les fanatismes, pourfendaient les intégrismes, dénonçaient les imbécillités, brocardaient les institutions. »

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Le spectre obsessionnel de l’unité se ramifie en divers domaines qui, tous, se reconnaissent à leur caractère intangible : Noli me tangere, interdit proféré par le Dieu de chair lui-même, « Ne me touche pas », adresse émanant de tout sacré et lui conférant sa définition. Dans ce « Ne me touche pas » s’énonce, en conséquence, l’appartenance des collectivités les plus sécularisées à la sphère du religieux, à ses formes profondes, abstraites, telles qu’elles subsistent à travers l’infinie diversité de leurs incarnations historiques.
L’une des expressions majeures de cette sacralité renvoie au consensus fantasmatique autour d’une certaine unité juridique ; celle qui présente une pluralité d’individus et d’institutions comme un ensemble homogène et cohérent, par exemple une république « une et indivisible ». Ce type d’unité atteste sa dimension juridique en tant qu’il est un phénomène constitutionnel : la Constitution apparaît comme le principe unificateur qui sous-tend les péripéties du pluralisme de nos « sociétés ouvertes » et borne le jeu des oppositions propre aux systèmes parlementaires. Elle fait de l’Etat une communauté de droit, laquelle perdure – alors même que les luttes politiciennes en vue de l’obtention du pouvoir peuvent faire rage – tant que se maintiennent le rassemblement et la cohésion idéologiques autour de ses axiomes constituants. Projetées sur des frontières et totalisées par un territoire, les structures constitutionnelles internes assurent en dernière instance, dans l’ordre des discours, l’identité et l’unité des parties sociales en présence.
Une autre modalité du fantasme de l’Un concerne le domaine des valeurs. Unité axiologique qui, dans les démocraties occidentales, s’est évidemment cristallisée autour des Droits de l’homme. Globalisés en extension, contribuant ainsi à une vaste homogénéisation idéologique à l’échelle mondiale, les Droits de l’homme procèdent également à une unification quant à leur objet même : ce qui est universellement partagé aujourd’hui, c’est l’idée que sous la diversité culturelle gît une identité de nature. Tous les hommes se trouvent subsumés dans une même définition qui est censée déterminer l’identité des aspirations, lesquelles doivent à ce titre s’étendre à toutes les civilisations. Un unique modèle – occidental – que le « progrès » ne manquera pas de généraliser, à terme, à toutes les parties du globe.
L’unité économique, enfin, désigne le consensus, certes aujourd’hui quelque peu ébranlé, relatif à l’ultralibéralisme mercantile. Comme pour les Droits de l’homme, il se constitue autour d’un naturalisme grossier. Une conception de l’homme et une vision du marché, toutes deux fondées sur des caractéristiques naturelles, donc inéluctables : l’homo œconomicus, figure de l’individu calculant visant ses seuls intérêts ; la « main invisible » providentielle du marché et son extension tératologique, la finance, dont un ministre de l’économie français a affirmé un jour que vouloir s’y opposer « est aussi idiot que de dire qu’on est contre la pluie ou le brouillard ». Cette acception météorologique des processus économiques s’inscrit typiquement dans le fantasme dont il est ici question : une et une seule option, dictée par la nature des choses, dont il n’est pas loisible de se figurer la moindre alternative.
Le juridique, l’axiologique, l’économique : trois modalités, parmi d’autres sans doute, de cette prééminence de l’Un par laquelle sont confisqués d’autres possibles ; triple affirmation idéologique qu’englobe un quatrième type de consensus, proprement politique, à savoir le consensus autour de l’éviction de la violence, qui seule rend possible l’existence de la société : tel est le postulat auquel tout un chacun doit souscrire, et qui assure une fonction bien précise, l’escamotage de « la division originaire du social » ainsi que de la violence fondatrice de toute unité étatique. Dans le mirage de l’unité opèrent les dispositifs qui permettent d’occulter les antagonismes dont toute vie commune est traversée, les dissensions et les conflits qui opposent sujets, groupes, classes de toutes natures et à toutes les échelles, dans les luttes de pouvoir ou d’émancipation, les divergences d’intérêts, les combats pour la vie – ou la survie – face à la libido dominandi des kleptocrates, aux mécanismes coercitifs par lesquels se maintiennent les structures systémiques ou à la confiscation de la part agissante des subjectivités. C’est en ce sens que l’affirmation de l’unité peut être qualifiée de fantasmatique. Elle est une incantation hallucinée d’où est bannie la division et sous laquelle on retrouve, en chacune de ses déclinaisons, cette violence qu’elle est censée éradiquer et qu’elle ne fait que dissimuler : sous l’unité juridique, l’exercice continu de la force, virtuel ou effectif, en vue du maintien de l’ordre interne et l’entretien des dispositifs armés garants de l’intégrité territoriale ; sous l’unité axiologique, dans le domaine des relations extérieures, l’irrédentisme colonial de jadis mué aujourd’hui en droit d’ingérence militaire et en état d’exception, et dans le domaine de l’organisation constitutionnelle la partition originaire, républicaine et libérale, entre propriétaires vertueux et masse incompétente rivée à l’immédiateté de ses besoins ; sous l’unité économique, la guerre de domination perpétuelle du mercantilisme en lieu et place du « doux commerce », comme l’exploitation et l’exclusion qui en sont les effets sociaux dévastateurs.
Quant à la subversion, la part critique, négative, que peut-elle devenir en une telle configuration ? Comment aurait-elle pu ne pas être emportée dans le mouvement de disparition des discours déployés dans le temps et se nourrissant des oppositions, des contradictions, des antagonismes que seul le travail du temps autorise ? Comment pourrait-elle se passer de la discrimination qui la rend possible et sur laquelle est fondé l’usage même de la pensée ?

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« Le chef de l’Etat était notamment entouré du président du Mali, Ibrahim Boubacar Keita, et des plus hauts dirigeants européens, l’Allemande Angela Merkel, le Britannique David Cameron, l’Espagnol Mariano Rajoy, l’Italien Matteo Renzi, ou encore le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. Leur arrivée a été saluée par des applaudissements nourris de la foule. »

« Ils sont morts pour nous, pour que nous puissions rester libre en France. »

« Nous, citoyennes et citoyens en France, exhortons nos responsables politiques à protéger la liberté d’expression et à mettre un terme à la flambée de violences et de peur. L’attaque atroce qui a eu lieu contre Charlie Hebdo ne doit pas nous diviser, rassemblons-nous contre les peurs et les préjugés. C’est notre meilleure arme contre les extrémismes et la meilleure voie pour le vivre ensemble auquel nous aspirons toutes et tous. »

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L’Ennemi est évidemment une figure de l’Autre : avec le fantasme de l’Un semble disparaître l’ennemi, même s’il doit être reconstruit artificiellement, dans d’autres foyers, afin d’assurer la cohésion communautaire et permettre aux potents, on l’a vu, de dissimuler les véritables antagonismes et leur impéritie face à ces divisions irréductibles.
D’aucuns pourraient arguer d’un retour actuel plus ostensible de la figure de l’ennemi dans ses formes diverses. Le fantasme de l’Un a pu paraître plausible à un moment de la configuration mondiale, cette période où l’on a parlé de « fin de l’Histoire » après l’effondrement de l’une des deux idéologies régnantes, que Sloterdjik qualifie de « bref intermède de l’idéologie de la société molle ». Mais selon lui, aujourd’hui, « l’âge des confrontations est de retour », depuis l’événement fondateur que furent les attentats du 11 septembre.
Toutefois, le type d’ennemi que cet événement a remis en branle demeure congruent au fantasme de l’Un, puisqu’il tend à abolir toute extériorité : « l’ennemi fabriqué, l’Autre artificiel » (Quessada) auquel on a donné le nom assez ridicule d’ « Axe du mal » est aussi l’ « ennemi de l’intérieur » que prophétisait Carl Schmitt, le Terroriste, l’ennemi-partisan sans uniforme, donc invisible, qui se glisse à l’intérieur pour ronger le système, ou le faire exploser, ennemi qu’on ne peut plus repérer et donc déclencheur de paranoïa, de « panique métaphysique ». Ce sont les deux djihadistes, au début de la pièce de Jean-Cyril Vadi, Le syndrome de Stockholm, fondus dans leur environnement ludique, jouant tranquillement à « je te tiens, tu me tiens » après avoir amorcé leur bombe, et qui sautent, d’ailleurs, avec tout le reste…
Ou encore : au sein d’une civilisation immunisée contre la violence, l’Autre qui disparaît n’est pas un corps mais un concept. N’étant pas vivant, un concept, une fois supprimé, ne meurt pas tout à fait : il continue une sorte de sous-existence propre à sa nature, et tente sporadiquement de faire retour dans les esprits et les discours. Il flotte dans les airs et peut, par accident, être « attrapé » par l’un ou l’autre de ceux qui l’ont banni ; être contracté comme une brève et bénigne affection, et faire ainsi quelque apparition sans même parfois que personne s’en avise.

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« Ce sont les familles et les proches des dix-sept victimes des attentats et des survivants qui ont défilé en tête du cortège. Derrière eux, des centaines de milliers de personnes ont marché en brandissant des pancartes “Je suis Charlie”, en chantant La Marseillaise ou en applaudissant les forces de police présentes. »

« Soldats de la liberté, de notre liberté, ils en sont morts. Morts pour des dessins. »

« “Si on commence à céder sur un détail, c’en est fini de la liberté d’expression. Je vis sous la loi française, pas sous la loi coranique”, expliquait très simplement Charb. »

« Nous pouvons raisonnablement espérer qu’une large majorité de musulmans prennent en charge, dans les semaines et les mois à venir, le gros de la lutte contre l’islam radical. »

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Comment concilier l’affirmation du règne d’un fantasme unaire, monomaniaque, avec une époque où est omniprésente l’injonction à – ou la célébration de – la différence ? C’est que précisément cette thématique de la différence (liée à celles de l’individualité et de l’autonomie), par son insistance, est l’emblème de la disparition de l’Autre : on ne peut repérer de différence qu’à des entités appartenant à une même catégorie. La différence est une déclinaison du même. Quelle différence y a-t-il entre une pomme et un cheval ? La variation présuppose la comparabilité. Dans la société de l’individualisme de masse, il ne peut exister que de petites différences, telles que Freud les nommait après les avoir repérées dans le complexe narcissique.
Le Différent repose sur la structure binaire du Même et de l’Autre. La multiplicité des identités, sans référent opposable – fonction assurée précisément par le pôle antagoniste selon la place occupée au sein de cette structure binaire – ne peut que se pulvériser en différences, toutes assignées à l’impératif de l’Un fantasmé. Une myriade d’un, sans porte ni fenêtre, s’auto-contemplant en majuscule.
Voilà pourquoi l’ère des grands massacres, des liquidations définitives, des épurations et des solutions finales appartient au passé : par absentement d’un Autre radical à exterminer. Ce genre d’entreprise réclame, en effet, l’existence ou la perception d’une césure ontologique entre deux entités radicalement hétérogènes, ceux qui tuent et ceux qui sont tués. Seule cette étrangèreté intégrale autorise et légitime le meurtre. Elle présuppose le scandale d’une présence, celle d’un être qui est au monde et dont l’existence même est une insulte à l’ordre providentiel des choses. La destruction de cette altérité injustifiée et intolérable ne fait que corriger l’erreur de la création qui lui a donné vie.
Dans le fantasme de l’Un, une telle figure devient impossible. La catégorie de l’Autre radical n’appartient plus au registre du pensable. L’altérité est remplacée par la différence qui n’est, encore une fois, qu’une désinence du Même. Il y a peut-être dans cette disparition catégorielle une cause, ou un effet, de la pacification généralisée par quoi se définit pour une part le champ de l’hypermodernité globale.
Ce à quoi, pourtant, la pensée doit s’affronter, à savoir que les considérations précédentes peuvent cohabiter, logiquement et positivement, avec le constat suivant : l’un des gestes par lesquels la domination manifeste à la fois son être le plus actuel et sa parenté avec l’essence transhistorique du Pouvoir est la césure qu’elle est habilitée à maintenir entre deux types d’humanités, celle qui est vouée à la vie, celle à qui la mort peut être administrée.

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« Le député PS François Lamy, un des organisateurs de la marche républicaine, a évoqué sur Twitter le chiffre de 1,3 à 1,5 million de manifestants dans la capitale. “Fantastique France ! On me dit que nous serions entre 1,3 et 1,5 million à Paris”, s’est félicité cet ancien ministre sur son compte Twitter. »

« … répondre à cette attaque contre la liberté et le vivre-ensemble par plus de courage et d’intelligence. »

« …“Liberté, liberté !, Charlie, Charlie !”, ces deux mots étaient ce jour synonymes, pour fusionner même en “Charlieberté”. »

« La lutte contre la radicalisation devrait être décrétée cause nationale. »

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La figure de l’altérité radicale a pu être pensée, dans de nombreuses cultures et à diverses époques, à travers la notion de divinité, sans doute aux côtés de – mais bien davantage que – celle de l’animalité. Le divin excipait en effet d’attributs que l’on peut considérer comme autant d’antithèses de ce par quoi se définit intuitivement l’humain : la finitude, en premier lieu, en tant que terme générique subsumant tout ce qui fait de l’homme un être limité, à tous points de vue. Ainsi les attributs du Dieu des monothéismes se présentent-ils comme l’envers de cette finitude : omnipotence, omniscience, incréation, immutabilité, perfection, etc. L’idée de Dieu venait en quelque sorte donner forme accessible au concept éminemment abstrait de l’altérité radicale.
Le christianisme a rompu avec cette image de la divinité comme absolument autre. L’incarnation de Dieu sous l’espèce d’un Fils soumis à toutes les déficiences de la condition humaine, la faim, la soif, la peur et le doute, a brisé de manière définitive la ligne frontière que les siècles avaient consolidée entre l’Eternel Tout-puissant et sa créature. L’histoire de la chrétienté n’est, vue sous un certain angle, que la chronique d’un long et lent effacement d’une catégorie de la pensée, celle du tout-autre, relayé par les aléas géopolitiques d’un Occident qui n’a cessé de propager, au moyen de sa puissance économique et militaire, des valeurs et des exigences qui ont transformé la diversité du monde en un globe homogène et unifié.
Qu’est-ce que le projet-Occident ? C’est la Mégamachine postindustrielle, machine d’exportation à la fois du démocratisme, de l’économie hyperlibérale et des technosciences, machine aveugle, dont le dessein dernier est la Totalité unifiée, le fantasme de l’Un réalisé, d’où l’Autre, inassimilable, est banni au profit d’un autrui, décliné en multiples domaines, d’une altérité modérée, toute relative, définie selon ses variations vis-à-vis du Même, et compréhensible en conséquence par le biais des points de similitude qu’elle présente avec l’Un.
Historiquement, c’est bien par la colonisation – à l’extérieur – et par l’assimilation – à l’intérieur – que l’Occident a poursuivi son projet d’annihilation de l’hétérogène. Ce qui du point de vue ontologique pouvait être qualifié d’ « autre » s’est ainsi, dans cette perspective, ramené dans la sphère axiologique à ce qui pouvait être opposé au « normal ». Tel est en définitive le résultat de cet universalisme qui a fait jusqu’à nos jours la fierté de l’Occident : la normalité n’est imputable qu’à ce qui a évacué de soi tout signe d’altérité radicale. L’universalisme aura été la plus formidable entreprise réductionniste du cours de l’histoire humaine, la plus efficace évacuation de l’étranger parmi toutes celles que les monolâtres auront tentées, et cela sous la multiplication des discours de « tolérance », de célébration de l’ « accueil » et du « respect des différences ».
Bien entendu, ce genre d’entreprises n’est jamais totalement à l’abri d’un retour soudain de ce qui a été ainsi domestiqué, désaltérisé, homogénéisé, ni du surgissement d’une individualité dont la mise en conformité a buté sur certains dysfonctionnements.

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« Des défilés ont été organisés dans des centaines de villes, répondant à l’appel de l’Association des maires de France. La presse régionale signale des “manifestations historiques”, y compris dans des villes moyennes ou des villages. »

« Charlie Hebdo avait porté à son point d’incandescence la liberté de la presse avec un double axiome : exercer son insolence à l’endroit du pouvoir – de tous les pouvoirs – et l’irréligiosité, ce droit au blasphème… »

« Wolinski, Cabu, Charb, Tignous, Bernard Maris, Hollande les avait rencontrés, il était proche de certains d’entre eux. La presse et l’humour, deux de ses passions. Hollande est "choqué" "Je les connaissais, ce sont des amis", dira-t-il tout au long de cette journée. »

« Ne nous leurrons pas : les barbares qui ont assassiné ces amis de la liberté n’ont pas agi en redresseurs des torts éventuels de la France, mais en ennemis farouches de ce qu’elle a de meilleur et de plus universel : la liberté de l’esprit, le droit à la satire, au débat et à la controverse, l’irrespect démocratique. »

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La dialectique de l’Etre doit reposer sur un ensemble non clos d’oppositions binaires de concepts par lesquelles passent la ligne de fracture de la division, et surtout rend possible la modalité logique de la pensée telle qu’elle a été mise au jour par Aristote voilà près de 2500 ans. Ainsi la structure non dialectique de l’Etre qui caractérise le monde sans Autre peut donner lieu à des raisonnements d’où sont bannis le principe d’identité – tautologie par excellence : A = A – comme celui du tiers exclu – ou bien A ou bien non A. Par ailleurs, c’est le régime temporel lui-même qui se trouve bouleversé par ces mutations d’ordre logique : sans dialectique ne peut s’opérer le travail de la négativité, lequel contient celui du temps et de l’Histoire.
Ainsi le système capitaliste mondial signe-t-il la mort de la temporalité. Or un monde sans temps serait, en vertu d’une sorte de principe de vases communicants, tout entier livré à l’espace. L’ubiquité communicationnelle tend à l’abolition des distances, mais conjointement, elle implique la contraction de ce qui, dans le temps, permet l’apparition de l’autre, l’avènement du différent ou, en termes hégéliens, la succession dialectique des positions et des oppositions, de l’être et de son négatif, à savoir un processus qui serait de l’ordre du déploiement. Le temps est donc une condition de possibilité de l’altérité, alors que son absentement ne livre l’être que comme un toujours-déjà-là, privé de sa dimension inchoative, le déjà-là donné à l’instant t comme configuration d’un espace.
Il convient donc de distinguer ce qui, dans la notion d’espace, relève d’un processus temporel – le parcours –, aboli par l’ubiquité hypermoderne ; et ce qui participe de la présentation instantanée – le topos – telle qu’elle a tendance à s’universaliser dans l’hyper-échange des signes et des marchandises propre à notre situation.

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« Quarante-quatre chefs d’Etat et de gouvernement à Paris, une aide financière offerte par Google, la publication des dessins de Charlie sur le pape par les jésuites de la revue Etudes, après que Notre-Dame a sonné le glas : les sales gosses de Charlie en auraient fait leur gras, d’habitude. Pas ce 11 janvier. “Je n’aurais pas voulu serrer la main de certains chefs d’Etat, mais j’ai été ravi de serrer celle du président”, avoue même Gérard Biard, le rédacteur en chef de l’hebdomadaire. Et Luz le guérillero, bandeau blanc autour de la tête mais cœur en deuil, s’est contenté de lever le poing. »

« Aucun incident n’avait été signalé à 23 h 30. Le ministère de l’intérieur a mis en place un dispositif exceptionnel pour assurer la sécurité des manifestants et de la cinquantaine de chefs d’Etat et de gouvernement. Cinq mille cinq cents policiers, gendarmes et militaires étaient mobilisés toute la journée pour encadrer la marche républicaine à Paris. »

« Pour tous et pour chacun, tout est là : des morts, journalistes et policiers, rouages de la société et de la démocratie froidement abattus par ce matin d’hiver. »

« La liberté a perdu des citoyens parmi ses meilleurs éléments, des éclaireurs qui décryptaient l’actualité avec une rare pertinence. »

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La légitimité transcendante de la souveraineté d’Ancien régime avait son fondement dans un passé originel, commencement mythique et absolu sur lequel devait se régler l’ordre du présent (la Sainte Ampoule, par exemple). L’autonomie proclamée du système démocratique situe son point de référence dans l’avenir indifférencié qu’est le terminus auquel aspire la communauté, sorte de fin des temps sécularisée, abolition eschatologique de l’Histoire calquée sur le mythe du progrès et de la perfectibilité indéfinie de l’homme qu’inaugure l’époque prérévolutionnaire et dont l’Etat républicain fera son creuset idéologique.
C’est la raison pour laquelle un pan de l’idéal démocratique est tout entier tourné vers le nouveau ou, en termes politiciens, le changement, qui est l’un des mots-sésames qui se retrouvent brandis comme des étendards à l’occasion de chaque période électorale. Il existe ainsi un parallélisme évident entre le bougisme de l’individualisme de masse hypermoderne et la véritable phobie de l’immobilité qui imprègne les discours politiciens. Mais cette valorisation du nouveau et la rhétorique du changement qui l’accompagne coexistent paradoxa lement avec l’incertitude anxiogène vis-à-vis des figures que ce changement pourrait assigner à l’avenir et avec une authentique aversion à l’encontre de l’inédit, c’est-à-dire de la production d’un tout-autre que pourrait occasionner, à ne pas suffisamment y prendre garde, le cours du temps. De là cet effort de neutralisation de la temporalité, dont l’élection est l’emblème, par lequel le changement n’a pour dessein que de reconduire infiniment le Même. C’est dans l’oxymore de l’identiquement nouveau, ou de la répétition du différent, au sein d’un temps immobile, que s’exprime le double bind démocratique d’un progrès sans cesse exigé au cœur de la sauvegarde paranoïaque du
seulement-Un. D’où, également, la seule dimension temporelle tolérable : l’actualité.

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« Partout en Europe et dans le monde, des habitants ont participé à des hommages organisés pour les victimes des attentats subis par la France. La Marseillaise a été chantée à Madrid, des drapeaux français ont été brandis à Londres, des manifestants “ensemble contre la haine” ont marché à Bruxelles. On a comptabilisé 18 000 manifestants à Berlin et 25 000 à Montréal. »

« Charlie, comme d’autres journaux français et européens, avait décidé de publier ces dessins. Par solidarité. Pour montrer que l’Europe n’est pas un espace où le respect des religions prime sur la liberté d’expression. Parce que la provocation et l’irrévérence sont des armes pour faire reculer l’intimidation de l’esprit critique dont se nourrit l’obscurantisme. »

« Pleurer nos morts et serrer les dents, comme nous avons su le faire, nous autres Européens, face au nazisme. »

« Des milliers de petites lumières brillent dans l’obscurité. No pasaran. »

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L’actualité, tout en s’inscrivant de façon abstraite dans la ligne temporelle – elle prend place dans (ou forme) une séquence située entre le passé et l’avenir – se présente concrètement comme un point événementiel détaché, indépendant, à l’égard de ce à quoi il fait suite comme de ce qui va lui succéder. C’est pourquoi elle est un objet médiatique à la fois détemporalisé échappant à l’épaisseur de la logique causale ou du processus historique, et indéfiniment remplaçable dans la succession pléthorique de points autocentrés sans liens les uns aux autres. Ces points occupent pendant un laps donné la conscience collective avec d’autant plus de prégnance qu’ils seront plus vite jetés dans la poubelle de l’oubli médiatique.
Dans ce jeu de relèves sans suite, de relais sans cohérence disparaît toute possibilité de processus contradictoires, de confrontation des opposés d’où pourrait émerger une quelconque figure de l’altérité. Les non-événements dont se nourrit l’actualité ne sont identiques qu’à eux-mêmes, ne sont en position de contradiction à l’égard de rien, tout en formant un ensemble absolument homogène dont l’oubli forcé empêche de reconnaître l’irréfragable monotonie. Le fait d’actualité, ne pouvant être mis en relation avec rien autre que lui-même est la transparente tautologie d’où sont évincées toutes les angoisses du devenir et de la marche procédurale éventuelle vers l’altérité.
L’actualité est l’une des formes que peut prendre la fin de l’Histoire par forclusion de l’Autre-que-l’Un.

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« En plus de cette marche hautement symbolique, Paris sera le lieu d’une réunion internationale consacrée au combat contre le terrorisme. Dimanche, le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, recevra Alejandro Mayorkas, vice-ministre de l’intérieur des Etats-Unis, ainsi que le ministre de la justice, Eric Holder, en compagnie des ministres de l’intérieur allemand, britannique, espagnol, italien et polonais pour une réunion sur la lutte contre le terrorisme. »
 

« Les musulmans doivent comprendre que l’humour fait partie de nos traditions depuis des siècles. »

« Le commissaire européen Dimitris Avramopoulos sera également présent ainsi que le coordinateur de l’Union européenne pour la lutte contre le terrorisme, Gilles de Kerchove. Il s’agit pour Bernard Cazeneuve de faire face à “ce défi commun que nous adressent les terroristes et qui ne pourra être résolu qu’en commun, au sein de l’Union européenne et au-delà”. »

« Nos collègues ont réussi à faire marcher Abbas et Netanyahou, note la reporter Zineb El Rhazoui. On aurait voulu que les nôtres, qui sont morts, puissent voir tous ces gens. »

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D’un point de vue politique, l’Un se présente et se représente sous l’espèce du « nous » omniprésent. Qu’elle agisse dans la sphère de la substance nationale fantasmée, dans celle de la globalité mondiale des êtres, des services et des marchandises, ou encore dans le domaine axiologique-juridique de la citoyenneté universalisée, l’assimilation est devenue le principe organisateur de toute réalité. Ce qui, naguère, relevait de l’altérité irréductible, par quoi était rendue possible l’interaction de régions ontologiques distinctes mais passibles de diverses formes de relations s’est agrégé à l’unitotalité homogène immunisée contre toute survivance ou persistance de l’Autre. Ainsi en est-il de ces deux régions, séparées dans l’entreprise de connaissance propre à la modernité : l’humain et la nature.
Cette séparation subsistait dans un simple adverbe cartésien, lorsque l’homme se voyait défini, dans sa destination dernière, « comme maître et possesseur de la nature ». Le « comme » cartésien jouait un rôle limitatif et quasi fictionnel dans l’affirmation dont s’autorisait un certain rapport de l’être connaissant à la matière sur laquelle cette connaissance se traduisait en action – la fameuse « technoscience » heideggérienne. L’ère nucléaire a mis fin à ce face-à-face en réduisant les constituants ultimes de la nature à des modalités de la conscience humaine ou à de purs artefacts produits par les dispositifs expérimentaux de la science hypermoderne. Celle-ci n’est pas le prolongement de la révolution scientifique des XVIe et XVIIe siècles, et de ses processus inscrits dans un progrès indéfini, mais son radical renversement.
(N’est-ce pas, pourtant, chez Descartes que s’amorce le mouvement dont résultera l’évacuation définitive de l’autre-que-l’Un ? Avant lui, Dieu figurait l’Autre absolu, mais par lequel se monnayait la médiation entre les individus : Il était le miroir dans lequel chacun devait se reconnaître comme créature faite à son image. Connaître Dieu était le truchement de la connaissance de soi. Se passant de Dieu dans le parcours qui doit le mener au Vrai, Descartes lui substitue l’introspection qui, du même coup, fournit à la fois l’assise de la réalité du monde et la transparence du moi à la pensée, jusqu’à l’établissement de leur stricte équivalence. Chaque substance pensante devient semblable à une autre, sans intermédiaire. Mouvement prolongé et parfait le siècle suivant chez les philosophes de l’Aufklärung.)
De même, l’arraisonnement à la fois technoscientifique et économique de la nature fait de cette dernière une simple excroissance de l’humain. Epistémologiquement, techniquement, la nature comme autre de l’homme a été, par l’entreprise hypermoderne, entièrement phagocytée :
Natura sive homo s’est substitué au vieux Deus sive natura.
Toutefois, l’Autre étant condition du Désir, lui-même assise de la persévérance dans l’être, l’humanité ne saurait entièrement et définitivement s’en passer. D’où cette production ininterrompue, aussi fantasmatique que son pendant – l’affirmation d’un Nous sans Autre – d’une altérité négative par laquelle se maintient l’assomption nécessaire d’une relation à l’Ennemi : l’axe de la Terreur, maintenant sous perfusion quelque chose qui se veut ressembler à une « politique étrangère », à une géopolitique continuée.

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« “Paris est aujourd’hui la capitale du monde. Le pays tout entier va se lever vers ce qu’il a de meilleur”, a déclaré à la mi-journée le président de la République. »

« Si dans les prochaines 24h, aux quatre coins de France, nos voix ne font qu’une, que nous clamons tous ensemble notre solidarité et notre unité pour défendre la liberté de notre presse, notre diversité et notre tolérance, nous parviendrons à couvrir les discours haineux et le bruit des armes. Ne nous laissons pas diviser et réduire au silence. Cliquez pour s’unir contre la haine et défendre nos libertés – lorsque nous atteindrons 100 000 personnes, nous ferons retentir notre message dans les médias : “Nous restons unis”, “Nous Sommes Charlie”. »

« A Lille, Anne était là pour dire “non à la connerie”. A Bordeaux, sur le parvis des Droits de l’homme, Fred disait en écho “merde aux intégristes”. » 

« … ces caricatures de Mahomet, celles du “blasphème”, qu’on levait au-dessus des têtes, qu’on collait sur les poitrails ou les chapeaux, comme un pied de nez à l’intolérance. »

« Partout, des crayons, des stylos, armes des démocrates, ont été pointés vers le ciel. »

« Un chapelet de petites montgolfières de papier illuminées est monté dans le ciel, pour rejoindre les âmes mortes. »

« Tous ces gestes barbares révèlent le désespoir d’un mouvement global. »

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La haine de l’autre propre à l’ère hypermoderne ne se traduit pas – ne peut se traduire, faute d’un lieu idoine – par l’exclusion de l’élément hétérogène hors des frontières du « nous ». L’ostracisme n’est plus possible là où l’ailleurs s’est résorbé dans l’Un, là où, par conséquent, le banni n’a plus de ban où purger son bannissement. Il ne peut vivre la condamnation de sa singularité que dans l’abandon définitif et consenti de cette dernière. Son anormalité sera vécue sous la modalité la moins saillante possible du conformisme, parmi ceux qui l’ont banni. Quand il parviendrait à une forme, héroïque ou sainte, de l’absentement, au quasi non-être de la disparition, d’une désertion discrète et définitive, traqué, il aurait tôt fait d’être repris. Qui est assez fou pour ne pas vouloir du bonheur qu’on lui offre ? On le ramènerait donc à la raison.

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« Samedi, le Président a, une nouvelle fois, réuni ses ministres pour faire longuement le bilan de cette attaque terroriste. Il a finalisé l’organisation de la marche républicaine, décidé d’inviter tous les anciens Premiers ministres. Il a à nouveau téléphoné à Nicolas Sarkozy pour préparer le rassemblement. L’ancien président lui dit qu’il a invité les ex-Premiers ministres de son camp. Samedi après-midi, il est allé saluer les policiers blessés. En fin d’après-midi, il a appelé les familles des dernières victimes, les juives cette fois. "Nous sommes Charlie", disent de nombreux Français. "Nous sommes tous juifs" ajoute depuis vendredi le Président. Dans ces journées-là, le Président dira parfois "tous les Français sont des Charlie". »

« Et maintenant, qui va nous faire rire ? »

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L’Autre ne se réduit pas à ses diverses et multiples incarnations, métaphoriquement réductibles à la figure de l’Etranger, ni à la notion d’étrangeté ; il est aussi l’opérateur logique, figuré par l’emblème de la négation, par laquelle est rendue possible la Pensée.
Quant à la théorie psychanalytique lacanienne, l’Autre y assure la fonction de condition et de produit nécessaire du langage et de l’inscription du sujet dans la langue, dont l’inadéquation avec le réel laisse place à la séparation, au trou, par lequel s’instaure la possibilité du désir.
L’Autre, fonction symbolique de constitution de la réalité et de soi : catégorie de l’être et de la pensée ; ce qui définit, par négation, ce que je suis vis-à-vis des autres moi, et les autres moi en fonction de ce qu’ils ne sont pas : le réel.
Sans Autre, tout est égal. Tout est Même : lapalissade que l’on pourrait nommer la conséquence gnoséologique du fantasme de l’Un : fin de la dialectique, fin du principe de non-contradiction (une entité ne peut être telle et son contraire, ou ne peut posséder tel attribut et sa négation). Effacement qui emporte avec lui l’ensemble des catégories du pensable par quoi se définissait la réalité prémoderne et moderne. Comment penser, sans négativité : le temps, la mort, la finitude, l’extériorité ?...
L’abolition des oppositions binaires apporte avec elle la fin d’un certain type de discours, une métamorphose dans la nature même du langage. Alors que l’ontologie et la logique nées de la civilisation grecque faisaient de l’antithèse la figure rhétorique la plus apte à rendre compte de la structure intime du monde, c’est aujourd’hui l’oxymore, par sa capacité à faire voisiner sans contradiction dirimante des concepts jadis opposés, le mieux susceptible de décrire une réalité hypermoderne débarrassée des vieux antagonismes et subjuguée par le fantasme de l’Un.

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« … tous victimes de la bêtise intégriste qu’ils combattaient avec un crayon, une feuille et du gaz hilarant… »

« L’attaque mercredi n’a pas seulement ôté la vie de Wolinski, Charb, Cabu et des autres journalistes de Charlie Hebdo : elle menace l’essence même de notre démocratie, notre liberté d’expression, nos droits, notre humanité partagée. »

« “Le monde est devenu si malade que l’humour est devenu une profession à risques”, proclamait un panneau entrevu à Paris. »

« Douze symboles, pleurés dans le monde entier, de la liberté de rire et de penser assassinée »

« Frédéric Boisseau, agent d’entretien. Frédéric Boisseau, 42 ans, était collaborateur de l’entreprise Sodexo depuis quinze ans. Cet agent de maintenance, marié et père de deux enfants, se trouvait à l’accueil de l’immeuble au moment de l’attaque du mercredi 7 janvier à Charlie Hebdo. »

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C’est toute la généalogie de l’idée et de la pratique démocratiques, elles-mêmes issues de l’idéologie contractualiste d’origine absolutiste, qu’il faut retracer pour aboutir à la description du monde guidé par le fantasme de l’Un. Il est banal, voire redondant, de situer l’émergence de cette idéologie égalitaire dans l’avènement révolutionnaire de l’Etat démocratique républicain. Or le geste initial de cet avènement est bien, à travers l’exécution du Roi, la rupture d’avec toute forme de transcendance dans l’établissement de la souveraineté légitime, le congé donné à la transcendance du Droit et de son origine divine et, en conséquence, à l’Autre radical qui jusqu’alors était le site de cette origine : l’envers, en quelque sorte, du congé donné par Dieu aux hommes à travers Sa réponse tautologique à la question de Moïse lors de l’épisode du Buisson ardent : « Je Suis Celui qui Suis ».
L’indistinction hypermoderne entre maître et serviteur ne se joue pas seulement dans les relations externes où s’efforce de s’actualiser l’idéologie égalitaire en gommant les lignes de division qui continuent de traverser structures sociales, processus et dispositifs systémiques. Cette indistinction habite la subjectivité même du sujet hypermoderne, au cœur de laquelle cohabitent des séquences de liberté, de maîtrise, d’autonomie avec celles de la domination et de l’endiguement des conduites.
La configuration démocratiste s’est généralisée pour se constituer in fine en fait social total, c’est-à-dire un ensemble tout imprégné, dans chacune de ses parties, de la même Weltanschauung unaire, avec sa propre logique, son type de discours, sa politique, son économie, sa science, sa littérature, etc. : l’ère de la Mégamachine et l’anti-sujet post-humain.
Le discret en lieu et place du continu : substituée à la temporalité nécessaire au déploiement des processus historiques par lesquels peut advenir le Différent, c’est donc la spatialité qui endosse la fonction de forme a priori de l’aperception sociale déclinée en agrégats ou conjonctions de points événementiels-spectaculaires sans relations. La prétention démocratique à l’échange rationnel, faute d’une temporalité nécessaire à son déploiement, n’est que le mythe recouvrant le véritable principe opératoire des colmatages communautaires que sont les vibrations affectives, rituelles, hypnotiques, des collectifs autour des répétitions pseudo-événementielles médiatiquement désignées. Synchronies émotives vs diachronie dialogique.

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« Emotion, sidération, mais aussi révolte et détermination : les mots peinent à exprimer l’ampleur de l’onde de choc qui traverse la France… »

« Par dizaines de milliers, place de la République à Paris comme au cœur des principales villes du pays, ils sont venus spontanément, gravement, exprimer leur émotion, leur solidarité, leur indignation, leur volonté de faire front, ensemble, debout, libres. »

« Nous sommes aujourd’hui sidérés par le déchaînement de violence froide et calculée qui a tué douze personnes, qui visait à réduire au silence un organe de presse par la liquidation méthodique de toute sa rédaction pour intimider la liberté elle-même. Ils sont morts parce qu’ils étaient journalistes, morts parce qu’ils étaient libres, morts pour ce qu’ils représentaient. »

« L’effroi, la stupeur, le chagrin. Jamais sans doute nous n’aurons eu autant de mal à commenter l’actualité tant elle se présente sous un jour terrible et tragique. »

« “J’ai pleuré comme si c’était des proches qui étaient morts.” Plus de cent mille personnes au total ont pleuré, comme lui, sur les esplanades de dizaines de villes de France. »

« Abasourdi, comme des millions de personnes. Atterré. »

« L’attentat commis contre la rédaction de Charlie Hebdo nous saisit d’effroi. »

« Il savait nous faire rire de toutes les tragédies. Quand il nous fallait bien traiter d’événements effroyables, ses dessins décalés nous permettaient de respirer un peu. »

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La condamnation sociale et morale de la violence repose sur un ensemble de présupposés si profondément inscrits dans l’ordre de l’évidence que les tenants de la lutte politique, qui les ont parfaitement intégrés, n’ont d’autre choix, acculés à cette obligation paradoxale de mener un combat pacifique, que d’emprunter les voies du simulacre, semblable à ces rites archaïques qui utilisaient la danse ou le jeu pour mimer l’explosion de violence et ainsi la prévenir. Les formes que prennent les phénomènes contestataires et la désobéissance civile s’expliquent par la nécessité d’un tel détour, par cette exigence de substituer des conduites oppositionnelles socialement acceptables à une confrontation brutale qui les discréditerait aux yeux d’une opinion dont il faut au contraire gagner la compréhension et la sympathie. Tels sont quelques-uns des paramètres contraignants dont procèdent les occurrences de ce qui est aujourd’hui défendu sous les espèces sacrées de la Liberté d’expression.

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« Ce vendredi, au moment où le Président s’apprête à aller déjeuner avec ses collaborateurs, il apprend par un coup de téléphone de Bernard Cazeneuve la prise d’otages dans l’épicerie casher. François Hollande lui demande de se rendre sur place. La France bascule à nouveau dans l’antisémitisme. Hollande sait que les juifs français sont inquiets. Souvent quand des amis lui signalaient des incidents antisémites, il leur confie "ce n’est pas la France, pas la nôtre". »

« Le voile, c’est l’anéantissement, l’ensevelissement du triptyque républicain “Liberté, Égalité, Fraternité”. »

« L’approche stratégique essentielle me semble être, en France, d’unir nos compatriotes musulmans et les étrangers musulmans présents sur notre sol dans un véritable front uni… »

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Le recours à la violence participe avant tout d’un rapport dévoyé au temps. Dévoiement analogue à celui qui caractérise l’être pris de passion dans la relation qu’il entretient avec le monde aussi bien qu’avec lui-même. L’individu passionné comme l’individu violent ne connaissent pas ces détours que commande la civilisation. Tout, tout de suite : tel est leur mot d’ordre. L’obstacle qui se dresse sur leur route, parce qu’il menace d’ajourner leur satisfaction, ils ne peuvent le souffrir. S’il ne peut être détourné sans perte de temps, alors il faut le détruire. Aussi le principe de réalité est-il acquis lorsqu’a été admise cette inévitable distance qui éloigne la naissance d’un désir ou d’une volition de leur complet assouvissement. La volonté de l’autre, son existence même, sont les sources les plus fréquentes de ces contretemps qui imposent un délai à mon dessein, à mon plaisir.
Dans ce royaume de la parole rationnelle qu’est la démocratie, nulle péripétie qui ne doive s’inscrire dans une durée, celle de la confrontation patiente des vues, de l’exposé des raisons, du déploiement et de l’échange des arguments. Le moment long et sinueux de la délibération précède l’instant lapidaire et circonscrit de la décision légitime. Il ne s’agit donc pas, en cas de divergence d’ordre politique, pour autant qu’elle a lieu sous un climat tempéré, d’anéantir ni de neutraliser l’adversaire mais, par la foi placée dans l’œuvre ultérieure de la persévérance, dans les effets probables d’une conviction sincère et correctement exposée, de rallier le plus grand nombre à sa cause.
Tels sont les usages que vient garantir et sanctifier la
Liberté d’expression.

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« Un combat s’engage. Il sera long. Il sera difficile. Il sera âpre. Dans cette épreuve collective, veillons à ne perdre ni notre sang-froid, ni notre lucidité. »

« Unanimes, les représentants de la droite et du centre ont appelé à faire “bloc”. “Sang-froid” et “détermination implacable”, plaide François Fillon. “Il faut nous serrer les coudes”, exhorte le président du MoDem François Bayrou. “C’est la nation tout entière qui doit s’unir et se mobiliser. En un tel moment, les divergences ou les critiques doivent s’effacer derrière le sursaut collectif du sang-froid et du courage”, résume Alain Juppé. »

« Dans l’épreuve, chacun d’entre nous a un devoir à accomplir. Agissons avec responsabilité, sang-froid et dans l’unité, ripostons par l’exemplarité démocratique, redevenons ce que nous sommes, des républicains qui croient au dialogue, à la force de la culture et de l’éducation et à la paix. »

« À 15 heures, dans son bureau, il réunit Valls, Cazeneuve et Taubira. Avant 16 heures, ils prennent la décision de lancer l’assaut sur les deux terrains à Dammartin-en-Goële et à Vincennes en même temps. Il ne tarde pas. Les trois terroristes sont tués, quatre juifs sont morts dans l’épicerie casher, tués par Coulibaly. Hollande appelle les patrons de la gendarmerie et du Raid pour les féliciter. »

« Tous les moyens de l’Etat de droit doivent être mis en œuvre pour les appréhender et les traduire en justice. »

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La parole, et le pouvoir que détient son usage de convaincre, sont le propre et la dignité de l’humain. Tel qui prend la parole pour convaincre présuppose chez celui qui l’écoute les mêmes aptitudes que lui à saisir la clarté d’une démonstration, il lui accorde d’emblée la même probité qui lui fera rectifier ses certitudes pour peu qu’il aura reconnu la justesse d’un argument, il lui trouve la même impartialité et la même droiture, il lui décerne un désir identique d’atteindre au bien et au vrai – en un mot, il le perçoit et le reconnaît comme son semblable. A travers l’emploi raisonnable de sa faculté de dire, le sujet communicant entérine l’identité et l’égalité des êtres par lesquelles s’atteste l’unité de la grande communauté humaine. C’est pourquoi nulle démocratie, en vertu des principes d’égalité et d’unité qui la fondent, ne saurait tolérer en son sein la violence. Car le violent considère arbitrairement qu’il est des individus dont l’inconduite réitérée les place hors du périmètre de sa bienveillance. Telles sont les convictions qui animent celui qui a placé sa foi dans la Liberté d’expression.

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« Ce jeudi, la polémique monte sur la présence ou non de Marine Le Pen à cette marche. Le Président n’apprécie guère cette controverse. Il n’est pas content du patron du PS et des dirigeants de ce parti qui s’y engouffrent. Aux politiques qu’il reçoit tout au long de ces journées, Hollande dit plutôt : “Il est impossible que le FN soit un des organisateurs de la manifestation, ces polémiques sont maladroites, inutiles. Mais chaque citoyen est libre de venir.” »

« Ils étaient sans haine, sans préjugés. Ils étaient des poètes, des moqueurs, des fous de liberté, des génies dont les armes étaient des crayons de couleur, de l’intelligence, de la fantaisie et de la lumière. »

« Journal d’une “religion” revendiquée, l’anticléricalisme, c’est toujours après des articles sur l’islam que Charlie a été pris à partie. “Ces emballements ont toujours lieu à propos de la même religion, se désolait Charb en 2012, il n’y a que trois unes qui ont fait scandale, toujours sur l’islam. On peut représenter le pape en train d’enculer une taupe, il n’y a aucune réaction. Au pire, un procès.” »

« Nos plus grands éditorialistes en somme. Autre chose que tous les automates de la pensé politiquement acidulée, non pas 2000 signes sans idée, mais un trait une idée. »

« Contrairement à ce que beaucoup croient, ils ne s’exprimaient pas que sur le front de la caricature. Ils étaient journalistes et rendaient compte en journalistes de cette intolérance islamique, la débusquant partout et osant en rendre compte dans les moindres détails. Comme cet incident que Charlie Hebdo fut, la semaine dernière, le seul journal à évoquer, sous la plume de Zineb el-Rhazoui : à Nice, un boulanger tunisien a vu sa devanture détruite et s’est fait menacer de mort par une brigade des mœurs islamiques parce qu’il vendait des sandwichs jambon-beurre. »

« C’est une guerre contre la liberté d’écrire, de dessiner et de créer. Une guerre sans visage contre la laïcité, contre la tradition de la satire, de l’humour, de la dérision, de la critique acerbe et féconde. »

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En tant que moyen, la violence ne peut servir que des fins condamnables. Tel qui a recours à la violence n’est mû que par les instincts les plus vils, et sa volonté maligne ne sait concevoir que des projets de destruction ou de réduction en esclavage dans lesquelles il puise la seule jouissance dont il est capable. Dans l’acte violent, moyen et fin ont indéfectiblement fusionné, si bien qu’est non seulement incohérente d’un point de vue logique, mais moralement délictueuse, l’idée d’une entreprise violente aboutissant à un état de choses légitime et raisonnable. La violence procède d’affects, elle est une disposition psychique et ne saurait être que cela. Par conséquent, d’un point de vue politique, seul le citoyen rationnel et responsable, sachant faire taire ses émotions, ses passions, aux moments où est débattu et où se décide l’avenir de la cité, peut être la source d’un ordre juste et pacifié. Et tel doit être son credo, sans quoi la Liberté d’expression lui sera confisquée.

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« “C’est la République tout entière qui a été agressée”, comme l’a dit le chef de l’Etat, François Hollande, mercredi soir. Agressée dans sa devise, “Liberté, Egalité, Fraternité”, et dans les valeurs qu’elle exprime. Récusée dans son principe de laïcité et dans son engagement à “respecter toutes les croyances” religieuses ou philosophiques. Attaquée dans sa volonté de faire vivre le pluralisme des convictions et des consciences – à condition qu’elles respectent la République. Agressée, encore, dans son ambition d’être indivisible. »

« C’est bien la liberté d’expression – celle de la presse comme celle de tous les citoyens – qui était la cible des assassins. C’est cette liberté d’informer et de s’informer, de débattre et de critiquer, de comprendre et de convaincre, cette indépendance d’esprit, cette nécessaire et vitale audace de la liberté que les tueurs ont voulu écraser sous leurs balles. »

« Il faut pas faire preuve d’angélisme. C’est justement ceux qui ne sont pas Charlie qu’il faut repérer, ceux qui, dans certains établissements scolaires, ont refusé la minute de silence, ceux qui balancent sur les réseaux sociaux, et ceux qui ne voient pas en quoi ce combat est le leur. Eh bien ce sont eux que nous devons repérer, traiter, intégrer ou réintégrer dans la communauté nationale, et là l’école et les politiques ont une lourde responsabilité. »

« L’attentat commis contre Charlie Hebdo n’est pas seulement un crime, il ne cherche pas seulement à semer la peur dans l’esprit public. Il est également un piège : il veut attiser les divisions, les soupçons, les méfiances qui traversent la société française, et, selon l’expression de l’ancien ministre de la justice, Robert Badinter, “creuser un fossé de haine entre les communautés qui composent la République française”. »

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L’être violent est par nature fermé à la pluralité du monde, imperméable à ce qu’implique, à ses alentours, la présence d’autrui. Ne sachant rien que plier les volontés par la contrainte, il dénie aux autres, qu’il ne reconnaît pas pour ses semblables, le droit et jusqu’à la possibilité même de cultiver une pensée propre et autonome. Il ne veut rien enseigner, comme il ne peut rien apprendre. Car faire de la parole l’instrument d’une transmission, d’un partage que l’on destine à un égal, c’est « se soumettre au droit jugement de l’interlocuteur dans le moment même où on lui demande d’accepter une opinion, une préférence qu’il n’avait pas entrevue » (Gusdorf). L’idéal démocratique est l’emblème institué d’une telle ouverture, de cette symétrie par laquelle les discours de chacun s’exposent à l’évaluation de tous. La démocratie, aux antipodes de l’ordre autoritaire, vit et se nourrit de l’ambiguïté, de l’incertitude indépassables dont tous les préceptes sont traversés, et loin de s’ingénier à les résoudre, elle les préserve comme le gage de la liberté qui la fonde. Priez pour la Liberté d’expression !

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« Hollande parle en direct à 20 heures à son peuple. La France est sous le choc, elle se lève pour dire "je suis Charlie". Le monde est à l’unisson. Barack Obama, Angela Merkel, les chefs d’État et de gouvernement appellent François Hollande pour leur dire leur solidarité. Hollande échange avec des responsables politiques, il appelle François Bayrou et parle dans la soirée dix minutes avec Nicolas Sarkozy qu’il convie à l’Élysée, le lendemain. "Ce premier jour, il est mal, vraiment, très ému, ensuite il est très très concentré sur les faits, gère la situation", décrit un proche. »

« … cette foule compacte, soudée, doutait plus que jamais de sa capacité à vivre ensemble. »

« Deux jeunes d’extrême droite, grimpés sur la statue, ont commencé à déchirer un Coran, provoquant les huées. “Il a rien compris, le mec”, a soufflé une jeune fille. La foule a scandé : “Casse-toi ! Casse-toi !”, puis “Dehors, les fachos !”. »

« Pour que ces rassemblements se déroulent sereinement, Manuel Valls a assuré que des “moyens de sécurité massifs” seraient mis en place dimanche à Paris mais aussi en province. »

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La violence est l’expédient des faibles, elle est l’unique recours de celui qu’effraie la longue et laborieuse tâche de la discussion, de celui qui se sait privé des ressources nécessaires à l’édification patiente, difficile, d’un ordre où se reconnaîtra autrui pour y avoir participé. Le violent a décidé qu’il a toujours déjà perdu : néfaste pour celui qui la subit, la violence répand son incidence mortifère jusqu’à ses perpétrateurs, lesquels devront pâtir à leur tour, en toute bonne morale rétributive, de l’impulsion nuisible à laquelle ils ont choisi de céder.
Ceux qui ont en charge aujourd’hui la lutte sociale et la désobéissance civile sont heureusement à l’abri de tels retours de manivelle : ancrés dans leur époque, ils ont parfaitement assimilé ses impératifs catégoriques et se tiennent à mille lieues de toute velléité d’ensauvagement, qu’ils ont su remplacer par les rictus dévastateurs de la satire.

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« … l’insolence au service de la liberté de l’esprit. »

« Douze morts, exécutés au fusil d’assaut, pour la plupart dans les locaux mêmes de ce journal libre et indépendant. »

« Cette minute-là, François Hollande ne l’oubliera jamais. Il était tout juste 11 heures 30, mercredi 7 janvier. Le Président était seul dans son bureau lorsque Patrick Pelloux l’a appelé sur son portable. L’urgentiste, pilier de Charlie Hebdo, est sur les lieux du carnage : "Ils sont tous morts, viens tout de suite." "J’arrive", répond le Président, qui connaît Pelloux depuis des années et qui avait déjeuné avec l’équipe du journal satirique il y a quelques mois. Patrick Pelloux descend des locaux du journal, qui ne sont accessibles qu’aux secouristes. Il s’effondre en larmes dans les bras de François Hollande. »