"Sortir de la démocratie" d’Ali Kebir

, par Tony Ferri


Paris, L’Harmattan, coll. « Quelle drôle d’époque ! », 2015.

Présentation par Tony Ferri

Dans ce livre, Ali Kebir aborde la question du statut de la démocratie, dans sa forme occidentale et parlementariste, ainsi que celle du rapport de la démocratie à ses sujets. Ce faisant, dans un style fluide, direct et percutant, il agite quelque chose qui est de l’ordre de l’« impensé », s’attaque à quelque chose comme une évidence, puisqu’il s’agit pour lui d’identifier non seulement les faiblesses et les insuffisances de la démocratie pourtant enregistrée désormais comme le meilleur des régimes politiques, mais les processus historiques et culturels qui ont constitué les sujets politiques d’aujourd’hui comme des citoyens démocratiques à part entière. D’où vient le fait que les citoyens admettent aujourd’hui la démocratie sinon comme le bien politique suprême, du moins comme un régime quasi incontestable et presque naturel, alors même qu’elle est historiquement advenue, qu’elle véhicule des technologies de pouvoir et qu’elle est le résultat de relations complexes (sociales, politiques, historiques, culturelles) autour desquelles gravite l’enjeu majeur de la reconduction, de la conservation, de la perpétuation de la domination d’un groupe (les puissants, les décideurs, les possédants) sur d’autres groupes (les sujets ou « assujettis » démocratiques, les dominés) ?

Le geste de ce livre consiste donc en une sorte de « profanation » d’une évidence massive, de l’évidence démocratique comme idéal ou meilleur régime politique, non pas pour défendre l’idée d’un retour en arrière vers l’Ancien Régime par exemple, ou opérer des hiérarchies entre les différents régimes politiques, mais pour contribuer plus subtilement à percevoir ce que nos démocraties modernes ont de paradoxalement mortifère, de foncièrement inégalitaire, de farouchement oppressant dans leur organisation et leur fonctionnement, afin de réfléchir à des perspectives d’émancipation et de tracer les contours d’une possibilité d’amélioration ou d’enrichissement du vivre-ensemble. Il s’agit pour l’auteur de « dégager la possibilité d’un horizon autre » (Ibid., p. 10) :

« La démocratie fait donc l’objet d’une évidence : à la fois, validité incontestée d’un objet et omniprésence d’un discours qui en fait son thème et qui lui donne réalité en l’installant dans un bruissement discursif incessant. On est unanime à son sujet et on ne cesse d’en parler (...) : elle est le paradigme du véritable bien politique par exclusion de tout autre. Elle s’installe alors comme discours dominant : aucun autre ne peut être tenu contre lui. Silence autour de la démocratie ». (Ibid., p. 9).

Il s’agit bien d’un livre aux accents de profanation, au sens où il vise à aller à contre-courant de l’évidence démocratique marquée par la saturation des discours ambiants en faveur du tout démocratique et par des opérations de paralysie de la critique, de la contestation, des efforts d’émancipation et des velléités de révolte. Si la démocratie se glorifie de valoriser la liberté d’expression, cette liberté d’expression reste sous conditions, précisément sous condition du pouvoir. D’où il résulte le problème suivant : comment, en effet, critiquer aujourd’hui la démocratie sans se voir taxé du même coup d’alliance avec le terrorisme ou l’islamisme ? Comment soutenir une position alternative ou favorable à l’abstention ou au vote blanc, sans essuyer mécaniquement l’accusation de trahison ou recevoir en retour des reproches ou des invectives en termes d’irresponsabilité ou d’inconscience supposées ? Comment, au fond, s’essayer à examiner les défauts, voire les dérives ou les dangers de la démocratie sans courir aussitôt le risque d’être rangé du côté des chantres des dictatures ou des totalitarismes ?

Loin de viser à substituer un modèle politique à un autre, loin de vouloir imposer un quelconque programme politique vertical ou pyramidal d’émancipation, A. Kebir propose, dans son livre, de réfléchir à la possibilité de « sortir de la démocratie » en investissant des
champs d’activité politique inédits, en explorant des nouvelles pratiques de la coexistence, en expérimentant des nouvelles formes de lutte et de résistance, en adoptant des postures véritablement hétérogènes, non prescriptives et minoritaires, et donc placées en dehors de la normativité communicationnelle et du conformisme ambiant :

« Mais il faut bien comprendre que toutes les postures non démocratiques évoquées plus haut, qui sont des possibilités pour nous, ne constituent pas un modèle politique, même pas un programme (...). Elles sont des éventualités particulières sur lesquelles on ne se décide que sur le moment, et dans le lieu concerné, qu’on n’érige pas et qu’on ne doit pas ériger comme règle universelle. Sortir de la démocratie, c’est s’émanciper d’une injonction totalisante abstraite qui nous rend parfois aveugles à la domination et fait de nous ses complices. Sortir de la démocratie, c’est se défaire de la norme exclusive de la discussion, de la mise en équivalence consensuelle, pour reconnaître que le politique est antagonisme, qu’il y est au fond question de victoire et de défaite, que la lutte contre la domination appelle des moyens non consensuels, non communicationnels ». (Ibid., p. 12).

En contrepoint au constat de l’imposante évidence démocratique, l’auteur fait un autre constat, celui de l’existence d’une désillusion à l’encontre de la démocratie :

« Les réflexions qui suivent partent de ce constat : l’omniprésence d’un idéal au sujet duquel nous sommes pourtant désenchantés ». (Ibid., p. 9). Et pour cause : « Son idéal a évidemment de quoi
séduire, mais il a pour chacun de nous aujourd’hui un goût amer, le parfum d’une trahison : collusion des gouvernants et des possédants, paupérisation, discriminations raciales,, sexuelles, etc. ». (Ibid., p. 8). Et de noter sur la même page : « L’Irak, comme chacun sait ou devrait savoir, en fait les frais aujourd’hui. Des milliers de morts, du sang, du sang, et des larmes en dommages directs ou collatéraux ». (Ibid., p. 8).

Afin de souligner les limites et les périls du tout démocratique, afin aussi et surtout de dévoiler les conditions historiques par lesquelles la démocratie s’est imposée à la fois comme système politique évident et comme désir, l’auteur a recours à la méthode de la généalogie critique héritée de M. Foucault. Cette méthode généalogique offre, pour l’auteur, une alternative sérieuse et même supérieure à celle que propose l’École de Francfort, représentée notamment par J. Habermas, précisément parce qu’elle permet de déterminer les conditions d’émergence et de réalisation historiques de la norme démocratique, là où la critique habermassienne en fait l’économie et se borne à enregistrer l’idéal démocratique en dehors des processus historiques qui l’ont fait naître. L’insuffisance ou la pauvreté de la critique normative habermassienne de la démocratie tient donc, pour A. Kebir, précisément à ce déficit d’analyse portant sur les conditions historiques et processuelles de l’avènement démocratique, et, partant, à une forme d’idéalisme du fait de son renoncement préalable à la prise en compte des facteurs empiriques, concrets, historiquement situés de l’invention démocratique :

« Cette étroitesse empirique a une conséquence quant à la cohérence du projet critique lui-même : la critique normative y accuse un déficit de réflexivité. Toute critique normative qui place une certaine définition idéale de la démocratie à son point de départ est condamnée, en vertu de l’argument précédent, à manquer au moins un fait empirique fondamental : la validation historiquement située de la norme démocratique, le caractère d’événement de l’adhésion à la démocratie comme horizon exclusif ». (Ibid., p. 33).

Par où l’on voit que la force de la méthode généalogique réside dans sa capacité à interroger et à mettre en doute le système démocratique jusque dans ses structures réputées les plus idéales, les plus apparemment naturelles et les plus incontestables (ainsi, par exemple, du modèle délibératif ou participatif), et donc dans la profondeur de son examen critique, puisqu’elle permet d’emblée de proposer une critique de toute critique normative démocratique, et de se soustraire d’ores et déjà à tout a priori. Par conséquent, elle rend possible l’interrogation suivante : par quelles circonstances en est-on venu à adhérer à la norme démocratique, à se constituer comme des sujets démocratiques ? :

« En ce sens, la critique généalogique pourra réfléchir la situation historique de son objet, la normativité démocratique, qu’elle considère comme la configuration sociopolitique actuelle, donc singulière, de notre manière de penser, parler et faire. Elle n’idéalise pas la démocratie, mais pose la question de ce qui fait la différence de ce présent démocratique, ce qui fait son caractère d’événement, ce qui l’a ensuite naturalisé, imposé à tous et rendu apparemment universel et nécessaire ». (Ibid., p. 37-38).

Au fond, s’agissant de l’analytique de la démocratie, l’auteur entend partir, non pas de la valeur, mais de l’expérience, non pas du droit, mais du fait, et vise donc à mener une réflexion critique sous l’angle, non pas de ce qui doit être (le devoir-être), mais de ce qui est (l’être), et par conséquent sous l’angle de la réalité historique dont le tissu repose sur l’accidentel, l’hétérogène et le singulier :

« L’opération réflexive de la critique entend essentiellement montrer que ce qui se présente à nous sous le visage de l’universel masque la réalité historique qui l’a construite et à travers laquelle nous avons été construits ». (Ibid., p. 39).

Pour ce faire, dans son livre divisé en six chapitres, A. Kebir convoque les grandes figures, apologétiques ou critiques, de la pensée démocratique contemporaine, telles que Cl. Lefort, J. Habermas, M. Gauchet, B. Cruikshank et quelques autres, afin d’entrer en discussion avec elles et de les confronter à la question fondamentale et lancinante suivante, d’origine foucaldienne : la citoyenneté démocratique, telle qu’elle est actuellement vantée, valorisée, portée au pinacle ne relève-t-elle pas, en réalité, de stratégies de pouvoir ? N’est-elle pas aux prises avec des mécanismes de pouvoir qui l’ont fait naître et qui la maintiennent dans sa forme actuelle, ne serait-ce que, d’une part, dans la manière dont les sujets en sont venus à se conformer totalement à la démocratie, et, d’autre part, dans la façon dont ils s’agitent fièrement et s’observent désormais eux-mêmes comme membres assidus du corps politique démocratique ? Sur la base de cette interrogation de fond, le philosophe passera au crible de l’analyse des technologies concrètes de pouvoir, dont la filiation remonte principalement au XIXe siècle, telles que notamment la technologie sociale et celle de l’auto-assistance qui ont permis la constitution d’un savoir-pouvoir et le développement d’une police sociale sur les pauvres, ainsi que la technologie délibérative qui a servi à habituer les individus à la réunion délibérative, au souci du bien commun et à la maîtrise des émotions. Le trait commun à l’ensemble de ces technologies de pouvoir tient à l’exigence de susciter, chez les gouvernés, l’avachissement de toute forme de résistance et de contre-conduite, et la participation de chacun à la totalité démocratique qui les surplombe et les enveloppe. En conséquence de quoi, il s’est agi, pour le pouvoir démocratique, de tracer la voie par laquelle les sujets ont eu à s’engouffrer et à s’efforcer par eux-mêmes d’épouser la démocratie comme « norme de vie » :

« La résistance des pauvres doit être vaincue pour vaincre les risques de troubles. Le pouvoir démocratique emploie alors une tactique, caractéristique de sa logique, qui est une manœuvre de colonisation des luttes et des résistances. Par ’’colonisation’’, j’entends désigner un processus de pouvoir qui consiste à dominer des individus et, en même temps, réinvestir, en la détournant, leur pratique de résistance pour nourrir son propre fonctionnement. [...]. Comment détourner la résistance pour qu’elle travaille pour le pouvoir de démocratisation ? Il faut relier les intérêts des pauvres avec ceux de la société prise comme un tout, en faisant en sorte que tous adoptent une ’’Norme de vie’’, nous dit Bosanquet. Par cette expression, elle entend désigner le fait de se donner des principes directeurs qui structurent et organisent l’existence sociale selon un but partageable par tous ». (Ibid., p. 64-65).

Au terme d’un itinéraire riche et stimulant, le lecteur peut avoir envie d’adresser une objection à A. Kebir, à savoir celle de la « contradiction performative ».
En effet, il y a lieu de se demander d’où l’auteur parle, à quelle place il se tient non seulement pour conduire son analyse critique de la démocratie, mais pour prendre, d’une façon si décisive, position contre elle, lors même qu’elle est caractérisée par lui comme le résultat de processus historiques enveloppants, unifiants et naturalisants – processus qui interdisent, dès lors, toute possibilité de sortie hors de la démocratie par le discours démocratique lui-même. Pareillement à la théorie marxienne de la conscience-reflet qui - dans l’exacte mesure où elle fait dépendre les caractéristiques de la conscience et les formes de la superstructure (la société, la culture) des forces de production, des rapports de pouvoir et des éléments de l’infrastructure - invite à considérer qu’il a bien fallu, ne serait-ce que pour l’évoquer, que Marx lui-même échappe aux effets de sa théorie, de même il est à remarquer que le livre d’A. Kebir, historiquement advenu, matérialise l’existence d’une brèche au sein même des processus historiques qu’il décrit, au sein même de la cage réticulaire de la démocratie, et tend à faire vaciller son postulat fondamental, à savoir que la démocratie va de soi, que rien ne peut lui être opposé et qu’elle n’a pas de dehors.