Histoire du chat trop salaud

, par Alain Brossat


C’est l’histoire d’un chat qui était vraiment salaud.
Sa saloperie (salauderie ?) consistait en ceci : il passait le plus clair de son temps à cacher les paires de lunettes, toutes les lunettes qui passaient à sa portée – à commencer par celles de ses maîtres dont il avait, depuis belle lurette, transformé la vie en enfer.
Ce chat était une vraie ordure. 
Mieux on le traitait, plus il était chouchouté, peigné, brossé avec amour tous les jours – et plus il s’adonnait sans retenue à son vice – planquer les lunettes, toutes les sortes de lunettes qui lui tombaient sous la patte, y compris les lunettes de soleil hors de prix et non remboursées - ceci dans les endroits les plus invraisemblables.
Fumier de chat, je vous le dis !
Tiens, par exemple dans sa caisse, sous ses déjections, où sa maîtresse, une institutrice à la retraite très active aux Restos du cœur, avait un jour retrouvé par hasard ses bésicles vainement cherchées toute la soirée précédente (ce qui, soit dit en passant et circonstance aggravante, l’avait empêchée de regarder Badiou, parlant avec sensibilité et profondeur de l’amour, chez Taddei..).
Une franche crapule, vraiment.
Ses vrais moments de triomphe, il les voyait venir les soirs où ses maîtres recevaient à dîner. Tandis que la conversation s’animait, entre le Pommard et le fromage, entre le café et le calva dix ans d’âge, le fourbe affectait de dormir, ronronnant bruyamment sur le canapé dans l’attente de son heure – la seconde d’inattention du convive qui, ayant posé ses lunettes sur la table, s’épongerait le front avec sa serviette, tout échauffé par la bonne chère et l’alcool fort. Il faisait son mielleux, grimpait sur les genoux de sa victime, sollicitant ses caresses, puis, ayant d’un geste prompt, précis et inaperçu fait tomber sa proie, la saisissait dans sa gueule et s’esquivait promptement. C’est généralement au moment de prendre congé que le/la volé/e s’avisait de la disparition du précieux objet. Commençait alors une fouille éperdue qui conduisait les hôtes comme les invités à inspecter l’évier où s’empilait la vaisselle sale, les déchets, à retourner les serviettes en tous sens, à déplacer le canapé, secouer la corbeille à pain – tout ceci pour rien, naturellement, le coupable ayant depuis longtemps planqué son butin dans un recoin inaccessible où s’accumulait la poussière, derrière la gazinière.
Monstre ! Dégénéré de chat !
Le pire étant que, son forfait accompli, le fourbe revenait tourner autour des invités, se frottant affectueusement à leurs jambes, affectant de les accompagner dans leurs recherches tout en ricanant in petto dans sa moustache.
Vermine de chat.
La soirée jusqu’alors parfaite s’acheminait vers de la crise de nerfs, dans l’ exaspération croissante des uns et des autres – ceci jusqu’à une heure avancée de la nuit et toujours en vain, bien sûr. Une variante tout aussi désastreuse se présentait parfois : la victime ne s’avisait de la perte des lunettes qu’une fois de retour chez elle, elle devait alors se résoudre à tirer les hôtes de leur premier sommeil - « Allô, écoutez je suis vraiment confus, mais... ». Et le coupable, bien installé dans son panier douillet, qui n’en perdait pas une miette et se marrait silencieusement...
Gibier de potence ! Dévoyé !

Cependant, quand on y réfléchit, le plus confondant de toute l’histoire était ailleurs : que ces incidents et pertes à répétition, toujours les mêmes, se renouvelant régulièrement, jamais, pas un seul instant, le monstre n’ait fait l’objet du moindre soupçon de la part de ses maîtres – tant ceux-ci étaient aveuglés par leur affection débordante et inconditionnelle pour leur « petit compagnon », comme ils l’appelaient. Ils en étaient venus tout simplement, et au rebours de tout bon sens, à considérer qu’une sorte de malédiction pesait sur leur maison, comme si les lunettes y étaient vouées à disparaître par pur enchantement... Plus les indices s’accumulaient, et moins ils apparaissaient en mesure de dénouer l’énigme de ces disparitions en série.
Calamité de chat.
Voilà bien qui confirme l’adage : l’amour aveugle. Le point de non retour fut atteint le jour où Géraldine, la fille de la maison, se levant à l’aube pour l’épreuve de philo du bac, ne put retrouver – et pour cause - ses lunettes sur sa table de chevet. Ce drame l’ayant plongée dans l’état de stress et de désarroi qu’on imagine aisément, il lui fit rater d’un point la mention très bien sur laquelle elle comptait fermement – ne fût-ce que pour le voyage au Québec offert par la Société générale et l’ouverture du compte gracieusement crédité de 400 euros... Cette mésaventure la fit alors sombrer dans un état crépusculaire durable, sans qu’à aucun instant l’idée de soupçonner con animal de compagnie ne lui traverse l’esprit.
Bête immonde !
La paire de lunettes, remplacée en urgence le soir de la première journée d’épreuves, devait être retrouvée une semaine plus tard soigneusement dissimulée derrière le gros Gaffiot de la jeune fille – « mais comment ont-elles bien pu atterrir là-bas ? » - s’étonna alors la maman, toute à son aveuglement...

On notera cependant qu’à ce point de notre récit, la question demeure entièrement pendante : qu’est-ce qui avait bien pu transformer cet animal, a priori inoffensif, doux, affectueux - un chat domestique bien traité, comme tant d’autres – en un tel scélérat ? Une hypothèse parmi d’autres se rapporterait à la question du nom. Depuis tout petit, et sans que nul ne sache au juste pourquoi, ce chat avait plusieurs noms. Le plus courant parmi ceux-ci était Branledoux. Cette douteuse civilité lui était une offense et une humiliation perpétuelles, sans que nul, parmi ceux qui en faisaient usage ne s’en doute le moins du monde. Une envie de mordre et de griffer, à grand peine réprimée, l’envahissait chaque fois que Géraldine, surtout la douce Géraldine, lui lançait d’une voix suave un de ses habituels : « Alors, mon petit Brandedoux, tu as faim, tu attends ton dîner ? - un peu de patience, j’arrive, je suis à toi... ». Parmi ses autres noms ou sobriquets, il y avait Zizek, celui qu’il préférait, qui lui faisait instantanément passer un frémissement sur l’échine, mais que personne ou presque n’utilisait. La piste qui se dessine ici serait donc distincte : les vols de lunettes se seraient produits, en représailles, chaque fois qu’était prononcé le nom de Branledoux, ravivant la blessure d’amour propre de l’animal qui, se voyant volontiers en héros slovène, se trouvait chaque fois reconduit à sa condition insignifiante de petit branleur, dans l’ordre subalterne des félins domestiques... mais cela, la famille ne devait le comprendre que bien plus tard – le mal étant fait, irréparable...

Gredin de haute volée, donc – ou victime d’un funeste enchaînement de circonstances ?
Si l’on voulait en effet à tout prix plaider les circonstances atténuantes, on insisterait sur ce fait : il n’est pas facile de vivre avec un nom pareil. Mais d’un autre côté, si tous les gens affublés de patronymes un peu litigieux, voire franchement ridicules se sentaient bien fondés, pour autant, à empoisonner l’existence de leurs proches, amis et voisins - où irait-on ? Après tout, n’y a-t-il pas bien pire, comme petit nom, que Branledoux ? Qui, parmi vous, amis lecteurs, ne préférerait pas mille fois se voir désigner et interpeller ainsi plutôt que Hollande ou Sarkozy, des signifiants qui, pour être devenus célèbres par la (malencontreuse) force des choses n’en tendent pas moins de belles perches à tous les faiseurs de calembours et de jeux de mots faciles ? (1) Branledoux, du moins, avec son évidente connotation sexuelle, annonce la couleur – un sobriquet qui annonce son chaud lapin – celui-ci fût-il un félin !
Mais sans doute le nœud du problème était-il bien là, justement : opéré dès son plus jeune âge, le bougre avait du coup été privé de sa libido prématurément, souvenir traumatisant que ne cessait de réveiller obscurément, confusément, ce nom de Branledoux. C’est cette douleur lancinante qui, chaque fois, se réveillant à l’appel de son nom, attisait en lui la soif du mal. C’est un peu par hasard, un soir, baignant dans sa rage silencieuse tandis que Clémentine venait de lui gratter la tête longuement, affectueusement, en lui murmurant de ces « Alors mon petit Branledoux, tu aimes ça, hein, gros polisson que tu es ! », qu’il avait trouvé cet exutoire à sa fureur, à sa frustration : saisissant dans sa gueule la paire de lunettes que la jeune fille avait posée sur le guéridon, il s’était s’était esquivé pour l’enterrer promptement dans le pot du citronnier dont la famille était si fière... L’agitation fébrile autant qu’inutile qui avait ensuite régné dans la maison toute la soirée durant avait été pour lui une révélation : celle de sa capacité de nuisance infinie, de sa puissance maléfique..
Reprenons donc : c’est à la suite à cette action improvisée que le chat avait trouvé sa vocation de malfaisant. Mais le pire ne devait se découvrir que beaucoup plus tard. A force de voir les membres de la famille C. faire irruption, hagards, dans sa boutique pour le supplier de leur fournir en urgence de nouvelles lunettes, l’opticien du coin avait été intrigué. S’étant discrètement renseigné, il avait rapidement percé à jour le mystère – l’enchaînement des circonstances malheureuses qui avaient fait du chat un voleur compulsif, etc. Etant lui-même véreux par nature et indélicat par tempérament, il avait immédiatement compris le bénéfice qu’il pourrait tirer d’un arrangement avec à la bête. La prise de contact, forcément discrète, avait eu lieu dans un jardin public où le chat avait l’habitude de venir se soulager en fin d’après-midi. Un accord était vite intervenu entre les deux gredins : pour chaque paire de lunettes escamotée ou rendue inutilisable, un paquet de croquettes Fidelio, label rouge, variante gastronomique pour chats gourmets et fragiles des reins.
Chacun y trouvant son compte, l’association avait fonctionné sans accroc des mois durant. Mais cela ne pouvait durer éternellement, il n’y a pas de crime parfait. Voici ce qui fut grain de sable dans le rouage : le chat, gavé de ses croquettes haut de gamme, soigneusement enterrées dans un coin discret du jardin public, s’était mis à bouder les produits Purina que lui servaient ses maîtres : à la maison, sa gamelle demeurait pleine – et pourtant, il n’en finissait pas de grossir et de prospérer !
Inquiète au début, Géraldine avait décidé de se pencher sur ce mystère. Elle avait commencé à suivre discrètement l’animal lors de ses sorties vespérales, ne tardant à percer à jour le mystère des croquettes de luxe – mais d’où celles-ci pouvaient-elles bien provenir ? Bien décidée à tirer définitivement l’affaire au clair, elle s’était mise à « planquer » aux abords du square et, quelques jours plus tard, sa patience avait été récompensée : la veille même, la paire de lunettes siglée Dior de sa meilleure copine venue prendre le thé à la maison avait disparu... quelle ne fut pas la stupeur de Clémentine, à la vue de cette transaction digne d’un roman de John Le Carré : le chat se faufilant dans le jardin en longeant discrètement les haies, l’objet du délit entre les dents, et l’opticien poussant négligemment la porte grillagée en sifflotant , son paquet de croquettes à la main !

La suite ne se raconte pas, elle est trop cruelle. Bref, le samedi matin suivant, en levant son rideau de fer, le commerçant malhonnête avait eu un sursaut d’horreur : juste devant la boutique, sur le trottoir, gisait le cadavre d’un chat gros et gras, baignant dans son sang. Près de sa tête fracassée, traînait un bristol sur lequel avaient été calligraphié ces mots : ce n’est qu’un début, le massacre continue...

Pauvre chat !

1 Du genre : « Hollande=pays bas ! », ou bien « Le sarcome plutôt que le Sarko ! », etc.