L’inconscient colonial


Les sociétés contemporaines, qu’elles soient anciennement colonisatrices ou colonisées, sont traversées par un inconscient colonial tenace et proliférant. L’inconscient se définirait ici de la façon la plus simple comme la présence d’une absence – la colonisation, la colonie, le colonialisme étant supposés être ce qui se tient derrière nous, dans la condition d’une séquence révolue.
C’est l’un des paradoxes de l’époque présente que plus les scènes coloniales « classiques » s’éloignent dans le temps, plus le caractère traumatique et donc comme tel inoubliable et perpétuellement vénéneux de ce passé s’avère : cela n’est pas seulement le cas dans les anciennes colonies, mais souvent d’une manière non moins intense quoique bien différente dans les anciennes métropoles coloniales et pays conquérants – le Japon et la France constituant ici deux cas exemplaires, si l’on peut dire, avec tout ce qui sépare leurs destins coloniaux respectifs.
Le retour du colonial dans le présent (entendu comme retour du refoulé) prend les formes les plus variables selon les situations et les topographies : celle de l’indocilité affichée des subalternes et plébéiens d’origine coloniale, dans les anciennes métropoles impériales ; celle de véhémentes revendications concernant la reconnaissance des crimes commis jadis et naguère par les puissances coloniales et y faisant l’objet de formes de déni plus ou moins ouvertes ; celle de présomptions et de dispositifs néo-coloniaux dont les bonnes intentions (humanitaires et autres) sont souvent le truchement vertueux...
L’apparition de nouveaux foyers de tension de nature distinctement coloniale dans l’espace d’Etats-nations n’ayant pas participé à la formation des empires coloniaux au XIX° siècle (par exemple en Chine – Tibet et Xinjiang -, mais aussi bien en Indonésie - Nouvelle-Guinée occidentale...) souligne la permanence et l’actualité du colonialisme aussi bien comme passé qui ne passe pas que comme forme brutale du gouvernement des vivants, forme de domination sans hégémonie ni consensus.
Dans sa dimension de passé interminable, la colonisation est un foyer de récits inépuisables, le théâtre d’une guerre des récits en lutte pour occuper la position du narrateur du passé contentieux. Cette guerre narrative recouvre des affrontements de mémoires collectives à propos d’un passé dont la violence ne fut pas seulement matérielle mais aussi tissée de blessures subjectives dont les cicatrices sont mal refermées – ou pas du tout.
Cette mémoire d’un passé colonial a fait l’objet, tantôt de transactions bâclées entre anciennes puissances colonisatrices et Etats successeurs des peuples colonisés, tantôt de l’aveu confus d’un législateur ou gouvernement repentant. C’est un phénomène général aujourd’hui que la mémoire d’un passé colonial se réveille pour contribuer à empoisonner le présent – que ce soit, comme en Asie orientale, sous la forme de conflits entre puissances régionales ou bien, globalement, sous la forme de pseudo-conflits de civilisation(s).

Plus que jamais, dans ce contexte, le différend post-colonial prospère sur l’oubli ou le déni de la contamination du présent par le passé colonial. Désormais, l’inconscient colonial manifeste ses effets tangibles aussi bien dans le domaine des relations entre Etats-nations que dans les relations entre groupes sociaux à l’intérieur des anciennes puissances impériales et colonisatrices (le « communautarisme ») ou encore l’apparition de formes de violence extrêmes (le terrorisme et le contre-terrorisme) et de conflits asymétriques qui, pour être enracinés dans les conflits du présent n’en portent pas moins la marque de la « cause absente » qu’est la colonisation et le colonialisme comme ombres portées sur le présent.
Que l’on envisage des événements ou des phénomènes comme le 11/09, les attentats à Paris de janvier 2015, les revendications autochtones ou la promotion du révisionnisme historique par les élites dirigeantes au Japon, la question de la place de ces « scènes » dans les généalogies coloniales est au centre du débat public contemporain. L’élucidation de ces généalogies est, bien sûr, l’affaire de la philosophie, des sciences historiques, sociales, politiques et juridiques. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de placer cette université d’été sous le signe de cet intitulé : « L’inconscient colonial », avec une interrogation soujacente visant à mettre à jour ce qu’est le champ colonial aujourd’hui, ce qu’est la colonialité. A cette occasion, ce seront des chercheurs, étudiants et enseignants de toutes conditions et provenant de pays dont l’expérience du fait colonial est aussi différente que la France et Taïwan, la Colombie que le Sénégal, le Portugal que l’Algérie qui trouveront une occasion unique de confronter leurs analyses du passé et du présent, cinq jours durant, dans le cadre d’un village de vacances près d’Agen.

Liste des thématiques susceptibles d’être abordées :
- droit colonial ; approche post-coloniale du droit ; droit de la reconnaissance
- question des récits coloniaux (littérature, cinéma, bande dessinée...), narrative studies ;
- champ de la notion de "colonie" : qu’est-ce que le rapport colonial ? Qu’est-ce que la colonialité ?
- quelle place tient aujourd’hui le révisionnisme colonial dans les débats historiques, politiques, académiques... ?
- colonialisme et genres ;