Carnet de bord de l’atelier du 06 février 2016

, par Orgest Azizaj


Vendredi 05 février (hors bord)

Pour qui vient de Paris, l’atelier de philosophie plébéienne se déroulant les samedis au gîte de Fertans, à une trentaine ( ?) de km de Besançon, commence bien avant la présentation des interventions, et même bien avant l’arrivée au gîte. Psychiquement et administrativement, quelques semaines avant pour réserver le week-end et poser éventuellement des jours de congés, puis, stratégiquement, quelques jours avant pour réserver un covoiturage « prometteur » sur Blablacar : choix des horaires, lieux de départ et d’arrivée, prix, et surtout, choix du conducteur/trice C’est ainsi que, après avoir posé les enfants à l’école, je me retrouve ce vendredi matin à 9h30 à Antony (RER B), pour être embarqué sur le petit camion d’un bisontin qui rentre pour le week-end, et où je devrai, immanquablement, répondre aux questions sur ce que je vais faire dans ces coins-là : petit moment de propagande pour la cause plébéienne, devant l’ignorance systématique des conducteurs (et la mienne) sur les coordonnées géographiques de Fertans. Doutant de moi-même, je me mets à bafouiller : « Flagey, peut-être ? Maison- musée de Courbet ? Non, toujours pas ? » Bon. La cachette plébéienne semble vraiment efficace, de quoi décourager les meilleures volontés : nous ne risquons pas d’être envahis par les foules.

J’arrive vers 15h en centre ville de Besançon, où, après un déjeuner en terrasse (parisien oblige), littéralement « à l’ombre des jeunes filles en fleur », je suis bientôt rejoint par Estelle et Philippe, embarqué dans leur voiture, et c’est parti pour la partie logistique de l’organisation de l’atelier (mes velléités de touriste sont repoussées pour une autre fois – dimanche peut-être, avant le départ ?). Pour eux aussi, le pré-atelier vient de commencer, toute une suite de courses et de calculs dont je me rends concrètement compte, après en avoir profité depuis deux ans comme allant de soi : supermarché à la sortie de la ville, choix des charcuteries, fromages, pains, alcools (plus une bouteille de Coca pour en combattre les effets), apéros, supputant les envies, besoins et capacités des uns et des autres, essayant d’harmoniser tout cela avec les plats commandés au traiteur. Passage à la crémerie de campagne pour les fromages de la région, puis à la biscuiterie attenante pour le plein de grignotage apéro aux multiples gouts (parisien et bon père de famille, pour une fois que j’en ai les moyens, j’en profite pour ramener des produits locaux).

Arrivée au gîte vers 18h, où nous ne serons pas nombreux pour la nuit : Estelle, Philippe R, et Orgest, qui sont rejoints quelques minutes après par Jérôme et Albane pour un dîner au coin du feu. Il y a eu, cette fois-ci, quelques désistements de dernière minute : je serai le seul parisien, ce qui, dit positivement, confirme l’autonomie et l’ancrage local (si je peux me permettre le pléonasme) de l’activité. Perte aussi, par rapport au précédent
atelier, de l’éphémère présence non-humaine (pas seulement dans le sujet des interventions) : le monde canin, non content d’avoir déserté nos lieux, semble avoir comploté pour nous débaucher des participants solides. A cela, deux hypothèses : soit, malgré l’épisode cynique dont nous nous prétendons, pour partie au moins, les héritiers, il y aurait une incompatibilité profonde entre l’univers des canidés et la cause plébéienne ; soit une fracture essentielle séparant et opposant plébéiens et patriciens traverse le monde canin lui-même (quid alors des ravages causés par cette fracture ? quid des solidarités intra- et inter-espèces ?). Je pencherai personnellement pour la deuxième hypothèse, en alléguant, pour commencer, la puissance qui se dégage par exemple du récent et impressionnant film hongrois White God (Fehér isten, Kornél Mundruczo, 2014).

En contrepartie, la nourriture et les alcools seront des plus divers : vin rouge français, vin blanc du Jura, blanc portugais, raki albanais, cachaça brésilien et j’en oublie certainement ; de même pour les confitures du petit-déjeuner, jusqu’aux pâtés de pigeons et de lapins de sa ferme, préparés et apportés par Philippe B. Une partie de ces breuvages sont testés en petit comité le premier soir, ce qui pousse les discussions près du feu jusqu’à deux heures. Nous semblons avoir bien appareillé ; tout est prêt pour les travaux du lendemain. Fin de la nuit.

Samedi 06 février (à bord, au large)

Les cinq pionniers de la veille sont rejoints au cours ou vers la fin du petit-déjeuner par Stéphane, Romuald et Aurore, et plus tard, au cours de l’atelier du matin par Philippe B, qui habite un village voisin. Stéphane, graphiste, apporte avec lui des projets de flyers pour Philomène, destinés à être distribués et placés dans divers lieux publics, présentant l’association et les ateliers : ce sont des petites languettes de carton brillant, ressemblant à des marques-pages et qui jouent sur les contrastes de quelques couleurs vives et gaies pour attirer le regard. A l’intérieur du rond des deux « o » de « voyons », un œil à chaque fois, en clair-obscur, comme pour évoquer une chouette (dont le « y » serait le bec).

Après quelques préparatifs (installation d’un écran de projection et des hauts parleurs), le premier atelier commence un peu après 10h, assuré par Aurore Després. Placé sous le signe du texte axial de Foucault, dans son interview avec Rancière pour la revue Les Révoltes Logiques intitulée « Pouvoirs et stratégies » (n° 4, hiver 1977 : « la plèbe sans doute n’existe pas, il y a de la plèbe... une énergie, une échappée, un mouvement centrifuge », etc...), l’atelier est consacré à l’exploration des différentes figures possibles des (im)postures (Philippe R.) plébéiennes, ou du corps plébéien dans la danse. (Albane nous informe à ce propos que l’entièreté des numéros des Révoltes logiques est désormais accessible en ligne). De la définition liminaire de Foucault, Aurore retient principalement la notion d’échappée, avec ses corollaires (contre-coup, énergie inverse) et essaie de chercher avec nous, sur un corpus de figures de danse allant du 16ème au 20ème siècle, des formes et lieux où cette échappée arrive à la danse, et nous sommes invités à réfléchir par nous-mêmes, avant tout mise en contexte des extraits montrés, ce
qui pourrait valoir là de figuration d’un corps plébéien. La question étant : Y a-t-il de la plèbe dans ce(s) corps là, de notre point de vue aujourd’hui ? (question qui sera un peu la ritournelle, proférée ou silencieuse de cette matinée). Le passage par l’histoire de la danse (tant dans ses dimensions politico-anthropologiques, que dans ses dimensions stylistiques) s’avère particulièrement propice à une enquête sur les surgissements de la plèbe dans les corps. Toute une répression des corps et de la danse est à l’œuvre, en Occident, du Vème au XVème siècle ; le ballet de cour, sorte d’écriture des corps sous le regard du souverain, revêt pendant toute la monarchie une valeur et significations politiques centrales : en 1661, le premier acte politique de Louis XIV sera de fonder l’Académie Royale de danse, réglementant ainsi à travers elle l’ensemble de sa pratique. Dans ces chorégraphies, qui sont soumises à une orthographie, la figure du saut, de l’impact — qui en est proscrite — nous paraît comme le moment plébéien. Autrement appelées « phantasmata », les sauts sont des moments de désordre dans le flux de l’ordre et désignent la présence diabolique, le tracé de la possession (impressionnante généralisation de ces figures dans Le sacre du printemps de Nijinski-Stravinski -1913, où frappe la similitude avec les photos des hystériques de la Salpêtrière). On se dit, avec Philippe, qu’il faudrait se saisir de cette notion de saut, et essayer de le faire jouer dans d’autres contextes : chez Kierkegaard, chez Nietzsche, Montaigne, ailleurs : faire sauter la philosophie, ou quelque chose en elle, est-ce la rendre plébéienne ? D’autres figures viennent s’agréger autour de ce modèle de désordre : les ballets burlesques des nobles, avec déguisements, androgynie, monde renversé, la coupure de la ligne des hanches, qui courbe le corps en deux chez Nijinski, l’émancipation du dos et de l’arrière, qui rompt la soumission aux regard du souverain, etc. Nous continuons ainsi sans interruption ni pause jusqu’à 13h, à travers des extraits de vidéos d’Isadora Duncan, Valeska Gert, Yvonne Rainer, le voguing (extrait du documentaire Paris is Burning),etc.

Liste des documents traversés :

1. Extrait vidéo « Basse-danse 15e siècle », Cie Ris et Danceries, Francine
Lancelot, 1985.

2. Texte Ballet des Polonais, Jean Dorat in Magnificentissimi spectaculi, 1573.

3. Dessins et textes de divers Ballets Burlesques », début du 17e siècle.

4. Extrait vidéo Le sacre du printemps (1913), reconstitution de Archer &
Hodson, The Joffrey Ballet, 1987.

5. Vidéo sur l’« Étude révolutionnaire » d’Isadora Duncan (interprété par Boris Charmatz, Elisabeth Schwarz).

6. Photographies prises à Hellerau et à Monte Vérita (sauts et danse dans
l’icosaèdre de Rudolf Laban), début du 20è siècle.

7. Film La danse de la sorcière de Mary Wigman, 1929.

8. Film La mort de Valeska Gert, 1929.

9. Vidéo sur Valeska Gert, Number one vidéo de Pierre Pouget, 2014.

10. Film Trio A d’Yvonne Rainer, 1966 + Texte No Manifesto d’Yvonne Rainer, 1965.

11. Sur le Contact Improvisation, petit documentaire + Video « Fall after Newton », interviews de Steve Paxton.

12. Extrait Fire Flies, Francesca Baltimore de Frédéric Nauczyciel, 2013.

L’apéro et le déjeuner suivent, avec la suite des discussions, qui se mettent à rôder aussi autour de la justesse de l’euthanasie, et par la présence de Philippe B, activiste local de la libre-pensée et facteur d’arc, elles tournent aussi autour de religion, la laïcité et l’art du Tir à l’arc.

Le deuxième atelier, celui d’Albane, suit le repas et commence à 15h30, avec le café. Il s’agit cette fois de l’effort d’identification des figures plébéiennes dans le droit international et de voir comment, le droit, nie, par paliers successifs, l’émergence et la constitution durable de telles figures. Dans le cadre de ce droit d’Etats qu’est le droit international, la question sera de voir si et à quelle mesure les « peuples colonisés » et les « peuples autochtones » (colonisés historiquement mais pas juridiquement) constituent des figures plébéiennes. Une suite de gestes de ces peuples : pose d’armes, sécession unilatérale, recours aux organisations internationales, revendication d’une singularité peuvent se voir, dans le cadre du droit international comme des contre- conduites. Ils produisent ainsi des « gestes d’émancipation » mais qui n’ont pas été des « gestes émancipateurs ». Albane repère une « assignation à résidence juridique » imposée par les catégories où la réflexion juridique enferme ces émergences : enfermement normatif, passage obligé/forcé du peuple à l’Etat (seule forme de souveraineté reconnue), assignation aux frontières issues de la colonisation ou à l’intérieur de définitions issues des Occidentaux (pour les peuples autochtones). Albane en conclut qu’il y a exclusion essentielle entre le geste plébéien et la forme-droit, et qu’on peut avancer qu’ « il n’existe pas de juridicité plébéienne ».

La discussion qui suit et fuse de toutes parts tourne autour de cette question de l’effet dépolitisant du droit, de sa fiction monarchique et coloniale dans son essence de permettre d’assurer ici, par des mots, une prise sur des corps et des choses là-bas (dans l’espace et le temps). Effet qui est renforcé par l’enseignement du droit, de plus en plus enfermé (selon les témoignages d’Albane et Jérôme) en pur enseignement des règles du droit, sans questionnement social ou mise en contexte. Une formation qui s’approche plus du formatage. Dans cette situation, une question éthique et politique se pose concrètement pour l’enseignant-chercheur en droit : quel pourrait être son geste plébéien ? C’est l’objet de la deuxième partie de l’exposé d’Albane, à partir de 18h10, autour d’un projet éditorial consistant à essayer de rééditer un manuel d’Introduction à l’étude du droit, des années 1950, bien plus pluridisciplinaire, philosophique et prenant à bras le corps les implications politiques du droit, et disparu aujourd’hui. (Au sujet de l’intervention d’Albane voir résumé en document joint)

Aurore est obligée de nous quitter pour rejoindre sa fille qui s’apprête à partir pour un long voyage à l’étranger. Nous passons à table pour le dîner, où Philippe B nous a apporté les pâtés de lapin et pigeons de sa ferme. Nous lui faisons gouter du raki albanais fait maison en échange et promettons de passer prendre le café chez lui le lendemain si notre temps le permet. Les cubis se suivent, la petite famille de Romuald vient nous saluer, je me retrouve à discuter du désir avec Philippe R. au coin du feu, essayant de garder coute que coute la notion, fictive, du manque, et de soutenir que ce n’est pas incompatible avec la conception deleuzienne. Bientôt 4h, et avant de nous retirer, nous commençons à regretter peut-être d’avoir promis une visite à la ferme de Philippe B. le lendemain.

Dimanche 7 février (dé-bordements)

Les regrets étaient finalement sans objet. Le petit-déjeuner est joyeux et, bien que passablement dans les brumes de la veille, nous réussissons à faire le ménage nécessaire pour remettre le gîte en état, et après confirmation de l’invitation, Estelle, Philippe et moi-même nous rendons dans la partie enneigée, chez Philippe B. Ce qui était parti comme une « prise de café » se transforme, grâce à son hospitalité et celle de sa femme en un repas chaleureux, où l’on mange des pâtes au bourguignon, et l’on boit du whisky écossais de la marque JURA (sic !), le reste de notre cubi de rouge, du blanc de Jura, et pour finir un délicieux alcool de poire fait maison, histoire de le jumeler avec le raki de mon père. Ne perdant pas de vue notre objectif, on recrute pour le prochain atelier (tous les deux ont promis de venir), on parle de Deleuze et de Howard Zinn, tout en s’initiant aux fondamentaux du tir à l’arc et de sa fabrication manuelle (passionnant !), on se fait raconter l’histoire de la rencontre de nos hôtes, pendant que moi, j’essaie de régler les derniers détails du covoiturage avec Lolita, qui vient de Suisse et fait route vers Paris.

Cette contrainte nous oblige à les quitter (nouveaux regrets), et nous faisons route vers Besançon, où je fus pris en charge par les mêmes Philippe et Estelle il y a deux jours. Ils me déposent à la gare, lieu du rendez-vous. Nous faisons en attendant des supputations sur ma conductrice au nom si prometteur, et je réitère ma promesse d’envoyer pour de vrai le carnet de bord. L’arrivée de la voiture dépasse cependant toutes nos attentes. La divine Lolita n’est pas une, mais trois jeunes femmes blondes, qui s’avèrent faire partie de l’équipe féminin français de « flor-ball » (hockey sur parquet), de retour d’une compétition en Suisse. Là, c’est Philippe qui regrette ! Assigné au rôle de coq, je me glisse nonchalamment dans la voiture, promettant cette fois-ci de le tenir au courant de la suite (autre carnet de bord !). Or, à peine à la sortie de la ville, voici le classique coup de la panne : on se met sur le bas-côté, on se fait chercher par la dépanneuse et on appelle l’assurance, qui a l’air embêtée : il n’y a plus de trains pour Paris, ils essaient de nous trouver un taxi jusqu’à Dijon et une location de voiture après, mais un dimanche soir ce n’est pas facile. Sinon, ils nous proposent une nuit d’hôtel pour nous quatre, avec TGV le lendemain matin... ! J’éteins mon téléphone : Philippe n’en saura pas plus.

Commencé le matin du vendredi, le week-end plébéien a du mal à vouloir finir.