Comment la philosophie de Foucault voyage-t-elle ?


Kojiro FUJITA (Université Osaka, Japon)

Introduction

La question qui m’intéresse particulièrement est : « comment la philosophie, les théories et les concepts voyagent-ils ? » ; plus précisément, « la philosophie, les théories et les concepts occidentaux peuvent-ils se transférer à l’Orient sans y apporter aucune domination coloniale ou commerciale ? » Or, moi, chercheur extrême-oriental, je travaille depuis longtemps sur une philosophie occidentale, la pensée de Michel Foucault : après l’avoir étudiée en France pendant longtemps, j’ai soutenu l’année dernière ma thèse portant sur un aspect théorique des travaux foucaldiens (1) et c’est avec ce résultat de recherche que je suis récemment retourné à mon pays d’origine, le Japon, pour développer cette philosophie occidentale dans notre contexte oriental. Ainsi, dans mon cas, il conviendrait de spécifier la question ainsi : « comment la philosophie de Foucault voyage-t-elle ? » ; plus précisément, « peut-elle se transférer au Japon sans colonisation ni commercialisation ? »
Pour répondre à cette question, je pourrais analyser l’introduction de la pensée foucaldienne au Japon : je pourrais m’interroger sur les manières dont on l’a traduite, expliquée, commentée et étudiée dans ce pays extrême-oriental ; je pourrais aussi examiner comment ce savoir s’est importé, échangé, consommé et reproduit dans cet archipel. Or, pour analyser une telle économie du transfert du savoir foucaldien, je serais finalement conduit à prendre pour grille d’analyse la pensée foucaldienne elle-même, car, en tant que spécialiste de Foucault, je ne peux disposer au fond que de son appareil conceptuel ou de sa méthodologie. Cependant, puis-je vraiment analyser le problème du transfert de la pensée foucaldienne par celle-ci elle-même ? Car cette dernière pensée elle-même n’est que ce qui s’est déjà transféré dans ma tête.
C’est pourquoi je suis amené avant tout à m’interroger sur le savoir foucaldien déjà transféré en moi-même, c’est-à-dire ma propre expérience de transfert. Il s’agit donc de réfléchir rétrospectivement sur mon processus d’étude à travers lequel j’ai achevé en France ma thèse sur Foucault : comment ai-je assimilé sa philosophie qui proviendrait, au fond, de la raison occidentale, même si elle vise toujours à critiquer radicalement cette même raison ; n’y a-t-il pas eu de danger de me laisser coloniser d’une façon ou d’une autre par la raison occidentale ou, par là, de me rendre simple importateur du savoir foucaldien ?
Ainsi, dans cette communication, je vais jeter d’abord un regard rétrospectif sur ma situation personnelle où j’ai dû étudier Foucault, ce qui me conduira à repérer là un paradoxe. Ensuite, je constaterai que cette situation paradoxale a mis mon étude en grande difficulté, ce qui m’amènera à trouver là une aporie. Et enfin, malgré tout cela, je ferai remarquer que ma situation personnelle, mon origine orientale, a apporté un avantage à mon étude, ce qui me permettra de trouver une issue pour sortir de cette impasse. C’est donc en parcourant ce paradoxe, cette aporie et cette issue que je montrerai comment la philosophie foucaldienne a voyagé à travers moi.

1. un paradoxe

Je commence donc par examiner ma situation personnelle, celle qui fut le cadre de mon étude sur Foucault. Ce type d’examen pourrait être tout à fait vain pour l’étude philosophique classique, car, là, on ne doit traditionnellement pas tenir compte de sa situation personnelle comme sa nationalité, son sexe, sa race, etc. : l’étude philosophique doit être au fond universellement valable pour tout le monde. En effet, dans un tel savoir universel, il est normalement préférable d’éviter la première personne du singulier « je », profondément particularisée dans la situation personnelle, mais d’utiliser la première personne du pluriel « nous », entièrement généralisée par la raison universelle. Surtout, lorsqu’on écrit sa thèse de Doctorat à l’université, cette coutume académique est essentiellement importante, car, dans ce type d’épreuve institutionnelle, il s’agit d’examiner si le doctorant en question a suffisamment de compétences académiques pour rejoindre la communauté savante, c’est-à-dire « nous ». Néanmoins, dans mon cas, il me semble au fond indispensable de tenir compte de ma situation personnelle, c’est-à-dire le fait que je ne suis pas originaire de l’Occident mais de l’Orient. Car, dans mon étude, il s’agit de Michel Foucault, qui a radicalement critiqué la raison occidentale, vu que celle-ci dominait très longtemps l’Orient par son impérialisme colonialiste ou son eurocentrisme. C’est la critique de l’Occident qui est en jeu.
Comme on le sait bien, dès le début de sa carrière de recherche, Foucault a continué à essayer de surmonter radicalement la raison occidentale. De fait, il a tenté de dépasser non seulement les limites théoriques de la philosophie occidentale, mais aussi les frontières effectives de la civilisation occidentale : en répugnant à rester au centre philosophique de l’Occident d’après-guerre, Paris, il a voulu passer effectivement vers ses limites ou son dehors, que ce soit la Suède, la Tunisie ou le Japon. Bref, pour surmonter la raison occidentale, ce philosophe occidental a entrepris de passer du dedans de l’Occident à son dehors. C’est là la trajectoire de Foucault.
Or, moi, j’ai dû suivre une trajectoire tout contraire à la sienne, bien que j’étudie sa pensée. Comme je l’ai déjà mentionné, je suis allé du Japon jusqu’à la France pour mieux comprendre cette pensée française contemporaine, de sorte que j’en suis arrivé à écrire ma thèse à Paris, sans doute encore le centre de la philosophie occidentale contemporaine. Autrement dit, pour bien suivre la critique foucaldienne de la raison occidentale, cet étudiant oriental a dû passer du dehors de l’Occident à son dedans. C’est là ma trajectoire, qui est tout inverse à la foucaldienne, bien qu’il s’agisse toujours de la même entreprise philosophique, la critique de la raison occidentale. Voilà ma situation personnelle, que ne pourraient jamais partager les chercheurs occidentaux y compris Foucault lui-même. Là, il existerait un paradoxe géopolitico-philosophique.
Pour rendre plus intelligible ce paradoxe, il s’agirait sans doute de recourir au schéma théorique que Foucault a présenté dans son premier livre majeur, Histoire de la folie, et qui aurait déterminé aussi ses travaux ultérieurs pendant un certain temps. En effet, dans la préface à ce livre, Foucault lui-même a fait remarquer que ce schéma théorique est applicable non seulement au problème de la relation entre la raison et la folie, mais aussi entre l’Occident et l’Orient (2). Voyons donc brièvement cet aperçu théorique de l’Histoire de la folie.
Selon ce livre, l’histoire occidentale, ce n’est autre chose que l’histoire de la domination de la folie par la raison (3). Tout au début de cette histoire, il n’y a pas encore eu de domination de la raison sur la folie ni de partage entre les deux, mais ce qu’on peut appeler la « folie originaire », dans laquelle le raisonnable et le fou se confondaient encore pour se communiquer immédiatement. Mais, c’est de cette folie originaire qu’a jailli la raison comme événement tragique, et cette raison-là, en retour, a exclu la folie originaire, en la réduisant à sa simple négativité, c’est-à-dire la déraison ou la folie au sens ordinaire du terme. C’est alors qu’il est apparu le partage entre la raison et la folie. Désormais, la raison continuerait à dominer cette simple folie par le dialogue dialectique qui n’est en réalité que le monologue de la raison. C’est pourquoi, afin de terminer cette histoire, Foucault a essayé de critiquer radicalement la raison, de repousser complètement la simple folie et de retourner définitivement à cette extériorité radicale de la raison, la folie originaire. Ce serait la fin de l’histoire occidentale. Tel est le schéma théorique de l’histoire de la raison et de la folie.
Si l’on applique effectivement ce schéma à l’histoire de l’Occident et de l’Orient d’après Foucault, on pourrait donc dire comme suite : l’histoire mondiale, ce n’est au fond autre chose que l’histoire de la domination de l’Orient par l’Occident. Tout au début de cette histoire, il n’y a pas encore eu de domination de l’Occident sur l’Orient ni de partage entre les deux, mais quelque chose comme « folie originaire » ou, si vous voulez, ce qu’on pourrait appeler finalement « Orient originaire », dans lequel l’occidental et l’oriental se fondaient encore pour se communiquer en tout liberté. Mais, c’est de cet Orient originaire que s’est séparé l’Occident comme événement tragique, et cet Occident, en retour, a expulsé l’Orient originaire, en le reprenant comme sa simple négativité, à savoir l’Orient au sens ordinaire ou la figure orientaliste au sens où Edward Saïd la remarque sans doute d’après Foucault. C’est alors qu’il s’est établi le partage entre l’Occident et l’Orient. Désormais, l’Occident continuerait à réprimer ce simple Orient par le dialogue dialectique qui n’est en réalité que le monologue de l’Occident. C’est pourquoi on pourrait dire que, pour mettre fin à cette histoire, Foucault a dû critiquer radicalement l’Occident, repousser parfaitement le simple Orient et retourner définitivement à cette extériorité radicale de l’Occident, l’Orient originaire. Ce serait la fin de l’histoire mondiale. Voilà l’histoire de l’Occident et de l’Orient selon le schéma théorique foucaldien.
Dans cette histoire, bien évidemment, je ne peux pas suivre le même parcours que Foucault, car mon point de départ est tout à fait différent du sien : tandis que Foucault part du dedans de l’Occident, je pars de son dehors absolu. De là mon parcours tout différent : à partir de l’Orient originaire, je dois bien entrer dans l’histoire dialectique entre l’Occident et l’Orient, dans laquelle je dois passer de la dernière négativité à la première positivité pour bien saisir l’essence de la raison occidentale ; c’est justement après cela que je peux faire demi-tour pour suivre le parcours foucaldien, de l’Occident à l’Orient et de celui-ci à l’Orient originaire. Bref, il me faut faire l’aller-retour entre l’Orient originaire et l’Occident. C’est ainsi que j’ai dû parcourir le chemin contraire de celui suivi par Foucault, bien que j’essaie simplement de penser la même chose que lui. C’est en cela qu’apparaît ma situation paradoxale.

2. Une aporie

On ne peut bien sûr pas dire que ladite situation paradoxale n’ait provoqué aucune conséquence à mon étude sur Foucault. Il me semble qu’elle lui a effectivement apporté une grande difficulté : le danger de me faire emprisonner dans la raison occidentale. Car, comme on l’a vu tout à l’heure, pour bien comprendre la pensée de Foucault, il m’a fallu faire aller et retour entre l’Orient originaire et l’Occident, et c’est dans cet aller que j’ai risqué d’être impliqué dans le mouvement dialectique de la raison occidentale.
Ce point serait à comprendre non seulement au niveau de l’argument théorique, mais aussi au niveau de la vie réelle. De fait, pour aller étudier Foucault en France, il y aurait effectivement eu plusieurs épreuves concrètes que la raison occidentale m’aurait imposées à travers son système institutionnel : d’abord, comme d’autres étudiants étrangers, il m’a fallu obtenir un visa du gouvernement français et quelque bourse d’étude, ce qui m’a obligé à apprendre avec ardeur le français et la civilisation française ; ensuite, il m’a également fallu m’inscrire au Master ou au Doctorat en philosophie à une université française, ce qui m’a contraint à bien intérioriser la méthodologie française de la dissertation et de la discussion, ou les connaissances classiques de la philosophie française ; et enfin, j’ai eu à répéter annuellement toutes ces procédures pour renouveler mon titre de séjour, ma bourse d’étude et ma carte d’étudiant, ce qui m’a forcé à m’assimiler de plus en plus fort à la société française. C’est ainsi que je me suis efforcé de m’approcher petit à petit du centre de la raison occidentale.
Cependant, par ailleurs, c’est toujours par mon étude sur Foucault qu’il m’a fallu surmonter toutes ces épreuves. Pour maintenir mon titre de séjour, ma bourse d’étude et ma carte d’étudiant, j’ai dû sans cesse élaborer un meilleur projet d’étude sur Foucault, en présenter de meilleures interprétations et en rédiger effectivement de meilleurs textes. Or, comme on l’a vu à plusieurs reprises, Foucault est un philosophe qui essaie de critiquer radicalement la raison occidentale. Pour en effectuer une meilleure étude, donc, moi-même aussi, j’ai dû toujours m’efforcer de m’affranchir de cette raison souveraine par tous les moyens. C’est ainsi que j’ai été amené à m’éloigner petit à petit du centre de la raison occidentale.
Il est déjà évident qu’il y a là une aporie : d’un côté, pour aller étudier Foucault en France, il m’a fallu essayer continuellement de m’attacher à la raison occidentale en tant que possible, ce qui m’a exposé finalement au danger de récupérer la pensée foucaldienne dans la raison occidentale ; mais, de l’autre, pour bien comprendre cette pensée foucaldienne en elle-même, il m’a fallu tenter constamment de me détacher de la raison occidentale en tant que possible, ce qui m’a exposé finalement au risque de faire interrompre mes études en France. C’est bien dans cette aporie que je me suis paralysé, ce qui m’aurait finalement impliqué sans doute dans le mouvement dialectique de la raison occidentale, où j’aurais dû jouer un rôle secondaire ou subordonné, c’est-à-dire celui du chercheur non occidental contre le chercheur occidental.
Bien évidemment, cette aporie n’a pas sa source dans la pensée même de Foucault, qui aurait voulu du fond du cœur critiquer radicalement un tel mécanisme de la raison occidentale. Bien plus, elle ne provient jamais non plus des intentions des chercheurs foucaldiens occidentaux à commencer par mon directeur de recherche, qui a voulu prendre même des mesures exceptionnelles pour m’aider à bien sortir de cette aporie. Il s’agit au fond d’un problème structurel : même s’il est question de la pensée résistant fondamentalement à la raison européenne, le système occidental pourrait effectivement l’assimiler et la faire fonctionner pour renforcer sa propre hégémonie actuelle. Voilà l’aporie de mon étude en France, où j’ai fait face au danger de m’emprisonner dans la raison occidentale, c’est-à-dire au risque de me coloniser par celle-ci ou finalement de m’en rendre simple marchand.

3. Une issue

On ne peut cependant pas dire pour autant que je sois toujours tombé dans cette aporie. C’est bien ma situation personnelle qui m’a finalement permis de sortir de l’impasse : mon origine orientale m’a conduit à douter fondamentalement de la grille d’intelligibilité à travers laquelle Foucault comprend la relation entre l’Occident et l’Orient ou entre la raison et la folie, c’est-à-dire le schéma théorique de l’Histoire de la folie. Car ce schéma abstrait est au fond très problématique pour l’étudiant originaire de l’Orient. Ce n’est autre chose qu’un avantage que ma situation personnelle elle-même a apporté à mon étude sur Foucault. Voyons donc cet avantage en détail.
Selon le schéma foucaldien, comme on l’a vu, l’Orient originaire ne signifie rien d’autre que l’origine et la fin de l’histoire dialectique occidentale, à savoir l’absence du partage entre l’Occident et l’Orient ou celle de la domination du premier sur le dernier. A cette extrémité eschatologique, donc, il n’y aurait aucune domination accusable, ni aucun partage blâmable, ni aucune histoire significative. Ce serait au fond une sorte de chaos, où disparaîtrait le sujet raisonnable occidental comme Foucault l’annonce dans Les mots et les choses, c’est-à-dire comme « la mort de l’homme » (4). Ce serait donc une sorte de paradis, dont les habitants seraient absolument anonymes et impersonnels, ou infiniment hybrides et divers. Mais, par mon expérience en tant qu’étudiant originaire de l’Orient, je sais clairement que ma terre natale n’est jamais comme cela. Là, il existe toujours d’autres types de dominations accusables, de partages blâmables et d’histoires significatives, qui certes pourraient avoir quand même quelques relations avec l’hégémonie mondiale de la raison occidentale, mais qui n’y sont jamais réductibles ; autrement dit, il y a là d’autres types de raisons, qui n’ont rien à voir avec le monde infiniment hybride et divers, mais qui déploient effectivement des systèmes historiques bien déterminés. A vrai dire, c’est bien pour en analyser quelques fonctionnements intolérables que j’ai voulu recourir à l’outil d’analyse de Foucault à tel point que je suis allé étudier sa pensée en France. C’est pourquoi il me semble que la conception de l’Orient originaire est tout à fait illusoire.
On pourrait voir cette conception illusoire non seulement dans l’Histoire de la folie, mais aussi dans quelques travaux du premier Foucault. Par exemple, tout d’abord, Les mots et les choses. Là, comme on le sait très bien, Foucault commence par se référer à un livre extraordinaire cité par un texte de Jorge Luis Borges (5) : il s’agit d’« une certaine encyclopédie chinoise », dont la taxinomie est tellement chaotique que Foucault la compare à l’aphasie, la folie fondamentale. C’est bien cette figure chinoise qui permet à ce philosophe occidental d’accéder au désordre fondamental ou originaire, c’est-à-dire l’« hétérotopie », dont dérivent historiquement tous les ordres occidentaux des mots et des choses. Bref, l’encyclopédie chinoise fonctionne presque comme l’Orient originaire. Et ensuite, « Le corps utopique », une conférence radiophonique en 1966. Dans ce texte sur le problème du corps, Foucault est finalement conduit à se référer à une nudité extraordinaire décrite dans le texte de Junichiro Tanizaki (6) : il s’agit du corps tatoué d’une fille japonaise, dont l’érotisme exotique est tellement troublant que Foucault la lie aux corps inquiétants des drogués, des possédés ou des stigmatisés, comme des corps atteints de certaines folies fondamentales. C’est bien cette figure japonaise qui permet à ce philosophe occidental d’accéder au « corps utopique » ou au corps originaire, dont dériveraient historiquement tous les partages entre l’âme et le corps. Bref, la Japonaise tatouée fonctionne presque comme l’Orient originaire. C’est ainsi que la conception foucaldienne de l’Orient originaire continue à apparaître dans plusieurs versions à travers les premiers travaux foucaldiens.
Certes, cette conception de l’Orient originaire serait jusqu’à un certain point nécessaire pour la critique radicale de la raison occidentale, car, afin de surmonter entièrement celle-ci, il faudrait nommer préalablement quelque chose qui y est tout à fait étrangère : le tout autre de la raison occidentale ou son dehors absolu. C’est en s’appuyant sur cet Autre ou ce Dehors qu’on pourrait s’affranchir définitivement de toute la dialectique entre l’Occident et l’Orient. De fait, il me semble que ce tiers originaire serait tellement nécessaire qu’on pourrait en voir diverses versions dans d’autres pensées occidentales contemporaines, comme les « subalternes », la « vie nue », la « multitude », etc. De telles notions fonctionneraient au fond presque comme l’Orient originaire. On exigerait ainsi, en théorie, nécessairement la conception de l’Orient originaire. Cependant, on ne pourrait pas dire pour autant qu’il y ait effectivement cet Orient originaire, soit quelque part dans le monde, soit en deçà du monde, soit au-delà du monde. L’Orient originaire, ce serait au fond un mirage qu’on ne peut voir que depuis l’intérieur de l’histoire dialectique occidentale ; autrement dit, ce serait une mythe qu’on projette au-delà du partage entre l’Occident et l’Orient. Par conséquent, on devrait critiquer non seulement le régime dichotomique Occident/Orient comme une simple constitution métaphysique, mais aussi l’Orient originaire comme une illusion quasi-métaphysique : même le schéma théorique foucaldien est finalement douteux.
C’est ainsi que ma situation personnelle, mon origine orientale, m’a permis de repousser fondamentalement le schéma en question : au lieu de développer mon activité d’étude conformément au schéma foucaldien, je me suis efforcé d’enlever ce schéma quasi-métaphysique de la pensée foucaldienne pour en développer une nouvelle possibilité à travers mon expérience orientale. C’est par là que j’en suis arrivé à sortir de l’aporie en question où j’étais forcé à la fois de s’approcher de la raison occidentale et de s’en éloigner. C’est là une issue que ma situation personnelle a apportée à mon étude tombée dans l’aporie.

Conclusion

Voilà comment la philosophie de Foucault s’est transférée en moi : ma situation personnelle, mon origine orientale, a imposé à mon étude sur Foucault le paradoxe selon lequel je devais faire la chose contraire à celle qu’il avait fait, bien que je pense la même chose que lui ; et, par là-même, elle a fait tomber mon étude dans l’aporie où je devais à la fois m’approcher et m’éloigner de la raison occidentale ; mais, enfin, elle a amené mon étude à l’issue par laquelle je pouvais résister non seulement à la dichotomie Occident/Orient, mais aussi au tiers « Orient originaire ». Un paradoxe, une aporie et une issue. C’est à travers ces trois moments que la philosophie de Foucault a voyagé en moi.
C’est pourquoi il me semble que les chercheurs foucaldiens orientaux ne devraient plus naïvement se compter parmi les chercheurs foucaldiens occidentaux, car les uns et les autres se mettent dans des situations très différentes. Ainsi, lorsqu’il s’agit de l’introduction de la philosophie foucaldienne à l’Orient, il ne serait plus suffisant de la traduire littéralement mot à mot, à savoir de transférer simplement ses significations pures de la langue française à une langue orientale. En effet, si l’on fait comme cela, on risque de transmettre non seulement ce savoir, mais aussi quelques effets de la domination occidentale où ce savoir-là s’implique encore d’une façon ou d’une autre malgré sa critique radicale de cette même domination. C’est donc en résistant à ces effets de pouvoir qu’il faudrait traduire la philosophie foucaldienne. Ce n’est autre chose que mettre celle-ci à l’épreuve de nos existences effectives elles-mêmes, qui ne signifient jamais l’Orient originaire, mais quelques altérités bien déterminées. C’est par cette mise à l’épreuve qu’on pourrait élaborer sans doute un autre visage de Foucault. Bref, il s’agit de ce qu’on pourrait appeler au fond la « traduction-épreuve », la « traduction-résistance » ou la « traduction-désobéissance ». Je finis donc cette communication par rappeler certains mots encourageants que le dernier Foucault a prononcés sur la crise de la philosophie occidentale contemporaine : « si une philosophie de l’avenir existe, elle doit naître en dehors de l’Europe ou bien elle doit naître en conséquence de rencontres et de percussions entre l’Europe et la non-Europe » (7).

1 Kojiro Fujita, Pour une philosophie de la subjectivation. Etude sur Michel Foucault, thèse à l’Université Paris-Est, 2015.

2 Michel Foucault, « Préface [à Histoire de la folie] », in Dits et écrits I, Gallimard, 1994, p. 161-162.

3 Voir les grandes lignes du texte « Préface [à Histoire de la folie] ».

4 Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 398.

5 Cf. Michel Foucault, Les mots et les choses, Préface.

6 Cf. Michel Foucault, « Le corps utopique », in Le corps utopique, les hétérotopies, Nouvelles Editions Lignes, 2009, p. 16-17.

7 Michel Foucault, « Michel Foucault et le zen : un séjour dans un temple zen », in Dits et écrits III, Gallimard, 1994, p. 622-623.