Abou Ghraib : la torture du corps musulman inséparable de son homosexualisation. Et si Frantz Fanon avait joué avec le feu ?

, par Alain Naze


« Le point culminant de la dévastation absolue de qui
n’est pas comme nous est d’ordre psychologique.
A Abou Graib, la réalisation de ce programme
a été confié à la photographie »
(Pierandrea Amato, Poses. Abou Ghraib, dix ans après)

Relisant Peau noire, masques blancs, dans l’optique de cette université d’été, j’ai été frappé par un certain nombre d’énoncés de Frantz Fanon, que j’avais étrangement oubliés, relatifs aux homosexuels et à l’homosexualité, et qui tendent à exclure de ce type de sexualité les Antillais, ou encore à faire de tout « négrophobe » un homosexuel refoulé. Sans négliger d’aucune façon ces paroles, il ne va cependant pas s’agir, dans cette intervention, d’épingler Fanon, au nom d’une tolérance sexuelle qu’on regretterait de ne pas lire chez lui. Si c’était le cas, on participerait alors à cette entreprise si générale aujourd’hui de valorisation des attitudes jugées compatibles avec la démocratie et la modernité, et, symétriquement, à la stigmatisation d’attitudes jugées intolérantes et rétrogrades. Or, comme le remarque Thierry Schaffauser, s’exprimant ici à propos des polémiques provoquées par le livre d’Houria Bouteldja, porte-parole des Indigènes de la République, Les Blancs, les Juifs et nous (1), l’effet de ce partage s’effectue toujours au bénéfice des inclus : « […] le féminisme et la lutte contre l’homophobie ou bien d’autres causes pour l’émancipation sont devenus [“bien souvent”, devrait-on ajouter, de façon à ne pas généraliser – AN] des injonctions racistes à l’égard des sujets indigènes toujours supposés retardés sur le plan civilisationnel » (2). Plus précisément, ajoute Schaffauser, « ces injonctions […] participent d’un système raciste qui vise à toujours désigner le sujet indigène comme le plus coupable, et le Blanc comme le plus innocent et le plus humaniste » (3). Avec la conscience de ce risque, il ne saurait donc s’agir, ici, d’accuser Fanon de troquer un racisme contre un autre, ce qui aurait alors pour effet de le renvoyer, au moins sur le terrain théorique, à un dessein qu’il partagerait avec les colonisateurs.
Non, ce que l’on tente ici est autre chose. Il s’agira bien davantage d’essayer de comprendre la dimension contrainte de cette homophobie de Fanon, autrement dit comment elle résulte du racisme lui-même, fût-ce à travers la reprise stratégique qu’il aurait peut-être ainsi tentée (hypothèse la plus favorable à Fanon, par laquelle ainsi on attribue une fonction stratégique à son homophobie, qui serait alors jouée – ce qui, disons-le, ne semble peut-être pas l’hypothèse la plus probable, à le lire, et notamment pas, lorsqu’on trouve sous sa plume une affirmation comme celle-ci : « je n’ai jamais pu entendre sans nausée un homme dire d’un autre homme : “Comme il est sensuel !” ») (4). C’est en se situant à ce niveau stratégique, si tel est le cas, qu’on pourrait alors dire de Fanon qu’il aurait joué avec le feu, car c’est, mutatis mutandis, le même geste d’homosexualisation de l’ennemi que l’on retrouve notamment à Abou Ghraib, précédant, accompagnant, rendant possibles les tortures qui s’y sont effectuées – sans compter l’acte performatif par lequel la torture elle-même produit ce corps homosexualisé, comme on le verra. Si le corps musulman peut subir une telle assignation au lieu même d’une « homosexualité névrotique » (5), pour reprendre l’expression de Fanon, n’est-ce pas que ce dernier a manqué une dimension de la réduction opérée par les puissances colonisatrices sur le corps du colonisé ?

Fanon relève bien un trait incontestable de la construction orientaliste de l’indigène noir, sa puissance sexuelle associée à son caractère débordant et déviant : « Pour la majorité des Blancs, le Noir représente l’instinct sexuel (non éduqué). Le nègre incarne la puissance génitale au-dessus des morales et des interdictions », Fanon précisant aussitôt la dimension fantasmatique de cette image : « Nous avons montré que le réel infirme toutes ces croyances. Mais cela se place sur le plan de l’imaginaire, en tout cas sur celui d’une paralogique » (6). Il n’en demeure pas moins que, pour Fanon, cette imagerie a des effets bien réels, du moins, sa rhétorique demeurant ici interrogative, il en envisage la possibilité, nous révélant par la même occasion ce que sa conception de l’homosexualité doit à Freud : « N’y a-t-il pas concuremment régression et fixation à des phases prégénitales de l’évolution sexuelle ? Auto-castration ? (Le nègre est appréhendé avec un membre effarant). Passivité s’expliquant par la reconnaissance de la supériorité du Noir en termes de virilité sexuelle. […] Il y a des hommes, par exemple, qui vont dans des “maisons” se faire fouetter par des Noirs ; des homosexuels passifs qui exigent des partenaires noirs » (7). Constatant la construction du Noir par le Blanc comme surpuissant sexuellement, Fanon identifie en cela un fantasme de viol chez la femme blanche (« quand la femme vit le phantasme du viol par un nègre, c’est en quelque sorte la réalisation d’un rêve personnel, d’un souhait intime » (8)), et un fantasme d’homosexualité passive chez l’homme blanc. L’imaginaire blanc révèlerait sa spécificité homosexuelle, à travers la construction même de cette image du Noir.
C’est donc bien parce qu’il envisage le Noir comme produit à partir de l’imaginaire homosexuel du Blanc que Fanon va être conduit à identifier la blancheur à l’homosexualité, refusant notamment l’idée selon laquelle il pourrait y avoir des homosexuels martiniquais, ou plutôt soutenant que jamais l’occasion ne lui fut donnée d’en rencontrer : « Rappelons toutefois l’existence de ce qu’on appelle là-bas [en Martinique, ou plus généralement aux Antilles ?] “des hommes habillés en dames” ou “Ma Commère”. Ils ont la plupart du temps une veste et une jupe. Mais nous restons persuadé qu’ils ont une vie sexuelle normale. Ils prennent le punch comme n’importe quel gaillard et ne sont pas insensibles aux charmes des femmes, - marchandes de poissons, de légumes. Par contre en Europe nous avons trouvé quelques camarades qui sont devenus [je souligne – AN] pédérastes, toujours passifs. Mais ce n’était point là homosexualité névrotique, c’était pour eux un expédient comme pour d’autres celui de souteneur » (9). J’ai voulu citer ce passage en son ensemble, tant il participe à une construction systématique du Noir (Antillais en l’occurrence) comme non-homosexuel : en laissant de côté la confusion entre identité de genre et orientation sexuelle, faisons remarquer que même les hommes s’habillant en femmes sont ici revêtus des attributs de la virilité (des « gaillards », qui boivent le punch comme des hommes, et ne sont pas insensibles aux charmes des femmes), et que les Martiniquais homosexuels, d’une part, le sont « devenus » en Europe, sous une influence blanche, donc, et d’autre part, étaient alors toujours passifs (manière, pour Fanon, de découpler l’homosexualité de toute puissance de pénétration, et donc de rendre opérationnel le partage homosexuel / hétérosexuel qu’il fonde sur les implications, du point de vue de l’imaginaire, de l’imagerie orientaliste blanche, à l’égard du Noir au membre surpuissant) – et ces Martiniquais devenus homosexuels en Europe, n’auraient développé de telles pratiques que pour les avantages matériels qu’ils en pouvaient tirer, jamais par goût. La position de Fanon est justifiée par le fait qu’il rejette l’idée que la société antillaise soit structurée à partir de l’Œdipe, tout en établissant un lien intrinsèque entre Œdipe et homosexualité – une telle société serait donc incapable de produire de l’homosexualité.
On pourrait donc dire que Fanon construit le Noir colonisé en tant qu’hétérosexuel, comme figure inversée du colonisateur, posé comme intrinsèquement homosexuel. C’est en cela que le rejet de l’homosexualité par Fanon (comme symbole même du colonisateur) peut être dite contrainte, ou réactive – elle est le pendant de la construction orientaliste du Noir comme hyper-viril. C’est qu’on ne peut pas défendre l’idée que Fanon déconstruise la catégorie de l’homosexualité, ce qui serait le cas s’il soutenant par exemple que des relations sexuelles entre personnes de même sexe, aux Antilles, prennent une signification autre qu’en Europe, ne débouchant pas sur identification homosexuelle – à ce compte, il pourrait alors soutenir que l’homosexualité, comme catégorie de pensée, comme façon de se ressaisir soi-même, n’existe pas aux Antilles. Cependant, on ne peut exclure que cette manière de procéder, chez Fanon, à savoir le fait de construire le Noir colonisé comme hétérosexuel, et quand bien même cette démarche prendrait appui sur une structure argumentative psychanalytique, ne relève d’une volonté de réappropriation qu’on a pu trouver du côté d’autres mouvements de libération (les homosexuels, précisément, se nommant eux-mêmes « pédés », ou jouant de façon outrée le rôle de grandes « folles » qu’on attend d’eux), mais également du côté de l’interprétation du geste de Jean Genet se choisissant à travers un « choix originel », du moins si l’on va dans le sens du Saint Genet, de Sartre, à partir d’une identification initiale par autrui (je serai donc celui que vous voyez en moi) (10). Et s’il y a bien une telle volonté de réappropriation chez Fanon, alors, selon la suggestion émise dès l’introduction, il faudrait conclure que ce qu’on a identifié comme son homophobie relèverait davantage de la stratégie que d’une détestation effective de l’homosexualité.

En cette démarche de Fanon ainsi entendue, on aurait cependant du mal à ne pas identifier deux erreurs d’importance : d’une part, il oublie une autre face de la construction fantasmatique du colonisé par le colon (et qui relève bien d’une forme de passivité), et d’autre part, il instrumentalise la sexualité (fût-ce en son esprit de manière seulement nominale et stratégique, mais cette éventuelle concession, toutefois, importe peu ici, précisément parce qu’on se situe au niveau de la construction d’une image fantasmatique), comme élément de la lutte pour la libération, partageant alors la logique discursive du colonisateur, consistant à construire une image sexuelle fantasmée de l’ennemi. Les Etats-Unis ont explicitement vécu le 11 Septembre comme une violation de leur territoire, s’inscrivant spontanément dans une rhétorique sexualisée de la nation – la réplique militaire visant alors à restaurer la virilité états-unienne, en renversant le stigmate (un missile américain destiné à être lâché sur l’Irak ne portait-il pas, en effet, la mention « High Jack This Fags » [« Détournez donc ça les pédés »] (11) ?). La démarche de Fanon pose donc un vrai problème, tant il est vrai que les vaincus n’ont rien à gagner à se placer sur le terrain même des vainqueurs – disons même qu’à travers un tel positionnement, ils sont toujours déjà perdants. Si les luttes homosexuelles ont pu opérer une réappropriation du stigmate, c’est parce que ce dernier était clairement identifié comme relevant de la dévirilisation – en revendiquant le non-viril, les gays se situaient alors sur un terrain clairement distinct de celui de leurs adversaires virilistes, de celui des « hétéro-flics » comme il pouvait être dit dans les années 70. Autrement dit, c’est plus en désertant le champ de bataille, ou plutôt en refusant de combattre aux conditions de l’ennemi, que les mouvements de libération gay des années 70 ont su construire leur résistance comme un geste de défection, refusant ainsi la surenchère viriliste. Dans le cas de Fanon, la situation n’est pas si claire : il n’identifie qu’une partie de l’image orientaliste qui a été construite du colonisé, celle qu’Edward Said évoque ainsi, cette fois à propos de l’Arabe, certes, mais la logique est bien la même, qui attribue au non-blanc une sexualité débordante, active, mais qui, dans le même temps, lui attribue aussi une dimension passive : « […] la passivité des Arabes [est] affirmée par des orientalistes comme Patai, Hamady même, et d’autres. Mais il est de la logique des mythes, comme de celle des rêves, justement, d’accueillir des antithèses absolues. […] Puisque l’image utilise à ses propres fins tout le matériau et puisque, par définition, le mythe remplace la vie, l’antithèse entre un arabe trop fécond et une poupée passive n’est pas fonctionnelle » (12).

La tentative de réappropriation, par Fanon, des catégories stigmatisantes – si c’est bien une telle tentative qui a lieu chez lui - est donc bancale, et c’est en cela qu’elle présenterait un vrai problème en tant que méthode de résistance à l’oppression : en rejetant sur le Blanc la figure de l’homosexualité, entendue comme forme de passivité sexuelle, Fanon constitue en repoussoir une des dimensions constitutives de l’image fantasmatique (et donc censément contradictoire) que le colonisateur a formée du colonisé, qu’il s’agisse du Noir, ou de l’Arabe, en tout cas du non-blanc, à savoir la passivité. C’est en cela que la construction de l’homosexualité en symbole du Blanc manque radicalement l’objectif d’une lutte pour l’émancipation : les vaincus ne peuvent pas s’affranchir des vainqueurs en reprenant leurs catégories, sans les retourner, car ils leur confèrent alors nécessairement une fonction comparable.

On retrouve une illusion de ce type dans « l’homonationalisme », qui a pu notamment se développer aux Etats-Unis, après le 11 Septembre, à travers la surenchère effectuée par un grand nombre de mouvements gays, lesbiens et queers, afin d’obtenir l’intégration de leurs membres dans la figure jugée socialement respectable du patriote états-unien. Démarche radicalement contradictoire cependant comme le souligne Jasbir Puar, puisque cette volonté pathétique d’inclusion ne peut alors s’effectuer qu’aux conditions d’une société hétéronormative, avec cet effet tout à fait détestable que cette tentative LGBTQI de gagner la respectabilité s’effectue à travers un déplacement du stigmate sur d’autres catégories, à savoir avant tout les étrangers (de préférence de confession musulmane) et les non-blancs : « Aujourd’hui comme hier, l’hétéronormativité est indispensable à la promotion d’un nationalisme militariste et masculiniste, ainsi que singulièrement défini en termes de classe et de race. A la suite du 11 septembre 2001, les Etats-Unis ont été le théâtre d’un bombardement quotidien d’images d’une hégémonie blanche réactivée de façon retentissante » (13). Malgré cette tendance viriliste de fond, les Etats-Unis voulaient cependant également apparaître comme le parangon du progressisme sexuel, concernant les femmes et les minorités sexuelles, de façon à se donner l’image d’une antithèse des Talibans. Du coup, bien des mouvements homosexuels états-uniens ont rencontré un accueil favorable, lorsqu’ils se sont engagés dans une défense de la guerre menée par les Etats-Unis au lendemain du 11 Septembre, le faisant parfois, d’ailleurs, de façon pour le moins paradoxale, au nom des droits des minorités sexuelles des pays bombardés ; mais aussi lorsqu’ainsi ils se sont engagés essentiellement dans une logique d’inclusion, conduisant subrepticement à l’équation gays, lesbiennes, queer = blanc(he)s. Des membres de la communauté gay s’en sont ainsi notamment pris aux immigrés clandestins, arguant que les homosexuels seraient moins bien traités qu’eux, ces étrangers dont les familles de victimes auraient reçu au moins des indemnités après les attentats de 2001. Puar écrit ainsi : « Bouleversé par le peu de valeur accordé par son pays aux relations gays et lesbiennes, au regard de l’estime dévolue aux relations hétérosexuelles, Avarosis [un membre influent de la communauté gay] fonde son argumentation sur une logique xénophobe selon laquelle les gays et les lesbiennes seraient plus déconsidérés encore que les immigrés sans-papiers (nécessairement présumés hétérosexuels) si ces derniers n’étaient pas menacés d’expulsion dans leur tentative d’obtenir compensation pour la perte d’un être cher » (14). C’est ici que la logique de ce discours homonationaliste est intéressante, qui présuppose une blancheur des corps LGBTQI, et parallèlement, une hétérosexualité des corps de couleur. On retrouve, dans cette imagerie le stéréotype du Noir ou de l’Arabe comme sexuellement actif et hyper-viril, mais cette fois, la construction de ce stéréotype est partagée par les gays, lesbiennes et queers en quête de respectabilité. Mais les choses se compliquent, si l’on veut bien voir, que là aussi, on joue à nouveau sur la production d’une image fantasmatique de l’ennemi, intrinsèquement contradictoire, et qui va donc aboutir, cette fois (là est la nouveauté avec l’homonationalisme concernant ici les Etats-Unis) à un partage entre une homosexualité blanche, présentable, patriote, et une homosexualité louche, perverse, noire ou arabe. Les homosexuels états-uniens auraient donc à lutter contre un ennemi de l’intérieur, affirmant à travers ce combat même leur patriotisme, puisque aussi bien, cet ennemi de l’intérieur se constitue sur le modèle du terroriste : « [...] le cas de Mark Bingham [victime reconnue comme ayant eu un comportement patriotique exceptionnel le 11 septembre] est tout à fait exemplaire. Des attributs positifs […] furent attachés à son homosexualité – viril, joueur de rugby, blanc, américain, héros, un patriote gay qui a appelé sa mère avant de mourir (ce qu’il faut lire comme un véritable portrait homonational) – tandis que des connotations négatives de l’homosexualité furent utilisées pour racialiser et sexualiser Oussama Ben Laden – un être efféminé, pervers et pédophile, machiavélique, apatride et rejeté par sa propre famille (donc pédé) »(15).
Il apparaît donc clairement que la démarche inclusive des homosexuels états-uniens se réalise sur le dos d’autres populations, racialisées, et sexualisées à travers leur classification spontanée du côté de l’hétérosexualité, mais auxquelles en même temps on prête les caractéristiques propres à une sexualité exubérante et déviante, incluant donc des pratiques non hétérosexuelles échappant cependant à l’homo-normativité, comme la pédophilie, par exemple, ou encore l’adoption d’une attitude efféminée (qu’on opposera à la bravoure des gays patriotes). On retrouve là l’aspect contradictoire de l’image fantasmatique forgée par l’orientalisme du colonisateur. Certes, la logique de Fanon n’est aucunement inclusive, et il ne s’agit donc pas, bien sûr, d’identifier la logique homonationaliste et la logique anti-colonisatrice de Fanon. Ce qu’il s’agissait ici d’indiquer, c’est seulement l’extrême danger qu’il y a à sexualiser l’ennemi, fût-ce en n’effectuant ce geste que sur le mode parodique de la réappropriation du stigmate. La figure de l’hétéro-flic n’est exempte d’un tel danger qu’à la condition de reconnaître que tous les hétéros ne sont pas des flics, et que, parmi les homosexuels, certains sont bien des hétéro-flics, par exemple lorsqu’ils cherchent à rendre l’homosexualité respectable en lui faisant emprunter les voies d’une existence hétéro-normée et, indissociablement, en faisant la chasse à tout ce qui répugne à cette homo-normativité (aujourd’hui, c’est le discours antimusulman développé par tout un pan du mouvement LGBTQI qui irait dans ce sens). En revanche, lorsque Fanon exclut la possibilité, pour des Antillais, d’être homosexuels autrement que par opportunisme économique, il dessine comme en creux la frontière qui désignerait un ennemi de l’intérieur : un Antillais, vivant aux Antilles, et qui serait homosexuel par goût. N’apercevant pas que la figure fantasmatique du Noir construite par le colon, outre les traits d’une hétérosexualité débordante, intègre ceux d’une passivité efféminée, Fanon reprend ainsi à son compte un élément de l’imagerie colonialiste, sans aucunement le priver de sa faculté stigmatisante.
C’est en cela que l’évocation de l’homonationalisme contemporain présentait ici un intérêt : à l’image d’une homosexualité qui ne saurait être que blanche, précisément du côté de cet homonationalisme (renvoyant ainsi vers des sexualités perverses, voire criminelles, les formes non hétérosexuelles de sexualité chez les non-Blancs), avec Fanon, c’est le Noir qui ne saurait être qu’hétérosexuel (logique renvoyant ainsi du côté de Noirs aliénés, blanchis si l’on veut, dont l’imaginaire même aurait été colonisé, les Noirs qui seraient homosexuels de préférence). Dans les deux cas, la frontière ami / ennemi passe par l’imagerie sexuelle fantasmatique, et en cela, on reprend bien à son compte la logique qui fut celle des puissances colonisatrices, comme aujourd’hui elle est celle des Etats-Unis dans leur « guerre contre le terrorisme » - c’est en cela que la lutte des vaincus se compromet définitivement en s’inscrivant ainsi, de fait, dans le registre discursif des vainqueurs, y compris dans les formes que ce dernier a pu revêtir notamment à Abou Ghraib.

Si bien des militaires américains ayant participé à des séances de tortures à Abou Ghraib ont cherché à utiliser le moyen de défense consistant à soutenir que s’ils se sont conduits ainsi, c’est-à-dire, par exemple, s’ils ont empilé des corps de prisonniers nus en une pyramide humaine, avec les connotations sexuelles qu’une promiscuité si extrême implique, ou encore s’ils ont violé des hommes avec leur matraque, c’est à cause d’un manque de formation, qui ne leur a pas permis de mesurer l’écart culturel, rendant ces scènes encore plus insupportables à ceux qui les subissaient. Or, l’image orientaliste se trouvant derrière ce discours de justification, discrédite immédiatement la portée auto-justificative de telles paroles, en ce que c’est précisément à partir de cette compréhension fantasmée de l’univers musulman que ces tortures, en leurs formes spécifiques ont été imaginées. C’est précisément parce que cette image unifiante du monde musulman en faisait un univers où l’homosexualité aurait été chose taboue (ce qui ne signifie précisément pas inexistante), que ces formes de tortures ont été envisagées comme particulièrement efficaces, éventuellement à titre de moyen de chantage pour obtenir des informations (selon cette image du monde musulman, les prisonniers auraient tellement craint que leurs proches voient ces photos qu’ils auraient été prêts à fournir nombre d’informations). Comme l’écrit Jasbir Puar : « […] cette compréhension des normes sexuelles au Moyen-Orient – la sexualité est réprimée mais la perversion bouillonne sous le couvercle – est héritière d’une tradition orientaliste séculaire, de ce même fantasme orientaliste qui a certainement été au cœur des photographies des tortures commises à Abou Graib » (16).
Or, ce qu’il faut bien voir, c’est que ces violences et actes de torture ne se contentent pas de dériver de cette imagerie orientaliste, selon laquelle le corps musulman témoignerait d’une sexualité débordante et déviante, mais qu’elles produisent effectivement ce corps fantasmé. Jasbir Puar ajoute même que « non seulement la force performative de la torture produit son objet, mais elle participe à la reproduction de ce qu’elle nomme » (17). Autrement dit, la vision des images de torture d’Abou Graib aurait tendance à renforcer l’efficacité de l’image fantasmée ayant présidé au choix du type de torture. C’est bien ce que confirme indirectement Judith Butler, lorsqu’elle évoque les vidéos enregistrées de l’arrestation brutale de Rodney King : « “l’épistémè raciste du regard” produit l’objet du passage à tabac – le corps assujetti de l’homme noir – comme dangereux et menaçant »(18). Par conséquent, on peut s’interroger, avec Jasbir Puar, quant à « la pertinence politique qu’il y a à désigner ces actes de torture comme des actes gays simulés » (19), car, ce faisant, cette désignation tendrait à valider l’image du musulman comme « pédé », selon la grille raciste à travers laquelle elle interpréterait l’image livrée au regard. En témoignent très clairement les mots d’un soldat chargé de garder des prisonniers, à Abou Graib : « J’ai vu deux détenus, nus. L’un se masturbait face à l’autre, qui était à genoux, la bouche ouverte. […] J’ai vu le sergent-chef Frederick se diriger vers moi, et il a dit “Regarde ce que ces animaux font quand on les laisse tout seuls pendant deux secondes”. J’ai entendu la soldate de première classe England crier “Il bande” » (20). Ce que cette scène révèle, comme l’indique Jasbir Puar, c’est que : « L’identité est constituée performativement par la preuve – ici, le fait de bander – qui est censée être le résultat » (21). Ainsi, au travers d’une telle désignation de ces actes de torture comme « actes gays simulés », on renforcerait la performativité de ces actes, et conforterait donc la position de l’homonationalisme, au moyen de l’image inversée, et valorisée, de l’homosexualité que ce dernier renverrait. Mais si l’on adopte la démarche inverse, c’est-à-dire si l’on déconnecte ces actes de barbarie de leur charge sexuelle, il ne s’agirait alors certes pas de nier cette dimension dans les tortures infligées, en ce qu’il est incontestable que « la sexualité constitue une composante centrale et essentielle de l’agencement machinique qu’est le patriotisme américain », mais cela permettrait de prendre en compte le fait que toutes ces tortures n’ont pas nécessairement été comprises comme sexuelles : « Imposer la nudité, en soi, n’est pas automatiquement et intrinsèquement sexuel ; pour que cet acte ait une signification sexuelle, érotique, il faut la lui donner », souligne avec raison Jasbir Puar (22). Il s’agirait, au fond, en ne caractérisant pas ces actes comme, en soi, sexuels, de viser à rendre inopérantes des technologies sexuelles, dont on a vu avec Foucault qu’elles ne se contentent pas de refléter les corps sexuels nommés, mais qu’elles les créent et les régulent. La production des victimes, par leur « représentation […] comme réprimées, barbares, fermées, rustres et même homophobes » (23), et donc comme figure inversée des sujets américains normativés gays et féministes, pourrait donc être endiguée, mise à distance, au profit de leur représentation comme victimes de pouvoirs de mort. Comme le dit en effet très justement Jasbir Puar, « on peut dire que l’agression sexualisée est une facette normalisée de la vie d’un prisonnier, et que le “sexuel” est toujours déjà inscrit dans les réseaux de pouvoir nécropolitiques qui impliquent la conquête corporelle, la domination coloniale, et la mort » (24). C’est ainsi que l’image de ce prisonnier d’Abou Graib tenu en laisse par sa tortionnaire, peut renvoyer à une relation sadomasochiste, à connotation sexuelle par conséquent, si on la charge effectivement de cette signification, mais si on ne privilégie pas cette lecture, on peut s’accorder avec Pierandrea Amato, pour voir en cette image la trace même de la réduction du terroriste supposé en sous-homme :
« Les clichés d’Abou Graib saisissent une situation à tel point élémentaire, comme celle de tenir un chien en laisse, par exemple, qu’elle pourrait servir de règle à une vision du monde que la guerre contre le terrorisme devrait assumer sans équivoque : l’autre, notre ennemi, la plèbe du monde, constituent le seuil au-delà duquel l’homme n’est plus véritablement homme » (25).
Il s’ensuit que l’inscription de l’ennemi dans un registre sexuel, chez Fanon, crée une continuité de logique, relativement à la sexualisation de l’ennemi, de la part des colonisateurs. Au fond, en créant l’image du Blanc à l’imaginaire intrinsèquement homosexuel, Fanon pensait sans doute créer une image inverse à l’image orientaliste enfermant le Noir dans une hétérosexualité hyper-virile – c’est là que pouvaient peut-être jouer les ressorts d’une réappropriation parodique du stigmate. Mais en ce cas, à supposer que chez Fanon, on se situait en effet dans ce registre, ce qui n’est pas du tout certain, rappelons-le, même dans ce cas, donc, il reproduirait, de fait, un schéma (une certaine forme de sexualisation posée comme tératologique de l’ennemi) par lequel, en sexualisant l’ennemi, je prépare une emprise sur son corps, j’ouvre la voie à une domination, dont on voit mal en quoi elle se distinguerait encore de celle mise en place par le colonialisme, mise à mort de l’ennemi incluse. Ce n’est donc pas l’éventualité d’une mise à mort de l’ennemi (inévitable dans la lutte de décolonisation envisagée par Fanon) qui pose problème ici, du moins pas en soi, mais le partage, par Fanon, des opérations de construction sexualisée de l’ennemi, avec le colonisateur. Et puis l’homophobie de Fanon, fût-elle stratégique, n’en résonne pas moins au niveau imaginaire, et le fait qu’il n’ait pas aperçu la dualité de l’image sexuelle que le colonisateur construisait du Noir (en en oubliant la dimension de passivité sexuelle, comme on l’a vu) l’empêche symboliquement de pouvoir jouer, à titre de référence, le rôle de défenseur, à l’égard des corps martyrisés d’Abou Graib. Inscrivant le corps de l’ennemi dans le dispositif général de la sexualité, Fanon ne dispose plus d’un point d’extériorité, par lequel il pourrait condamner ce moyen d’emprise sur les corps, cette violence psychologique préfigurant toutes les violences physiques possibles.

Pour conclure, on peut dire que Fanon n’est pas parvenu à dévitaliser l’image orientaliste du Noir, en voulant produire un contre-modèle imagé/imaginaire du Blanc, d’une part parce qu’il recourt à la même logique d’une imagerie fantasmatique (à l’image d’un Bataille cherchant bien imprudemment à opposer certaines images mythiques spécifiques pour contrebalancer l’efficacité des mythologies fascistes), et d’autre part parce qu’il oublie que l’image orientaliste du Noir inclut une sexualité passive. En construisant donc l’image se voulant inverse d’un imaginaire noir intrinsèquement hétérosexuel, Fanon se trouve conduit à placer le combat des colonisés sur le terrain même du combat des vainqueurs, ce qui revient à dire que, dans une certaine mesure, il fait siennes les armes de l’ennemi. Fanon agira de même, lorsqu’il lui arrivera, dans le cadre de la lutte des Algériens pour se libérer du joug français, de se réjouir de ce que le mouvement révolutionnaire algérien, dans son combat, ait pu entraîner la chute de pans entiers de la société algérienne traditionnelle. Ce discours moderniste partage alors avec l’entreprise colonialiste – ce qui ne signifie évidemment pas que l’intention soit la même dans les deux cas ! – une même volonté d’en finir avec un univers jugé superstitieux, rétrograde. En prenant au contraire appui sur cette tradition, en faisant d’elle le levier pour une révolte, Fanon aurait pu découvrir cette « scandaleuse force révolutionnaire » du passé dont parlait Pasolini, ce qui aurait conduit les formes de la lutte anticolonialiste qu’il préconisait à s’arracher au registre discursif à travers lequel l’oppression coloniale avait trouvé son médium. Ce n’est qu’au moyen d’une telle rupture avec une logique des vainqueurs que Fanon aurait pu s’affranchir sans ambiguïté et par avance de toute possibilité d’établissement d’une certaine continuité entre sa construction d’une image sexualisée de l’ennemi et la construction sexuelle de l’ennemi musulman, par les Etats-Unis, au lendemain du 11 Septembre. Mieux : c’est en prenant ses distances à l’égard de la logique d’une histoire des vainqueurs que Fanon aurait pu nous aider dans la saisie de la logique à l’œuvre derrière la production des photos d’Abou Graib. Ne l’ayant pas fait, il n’a ici, quant à cette question précise, rien à nous dire, l’approche de Fanon laissant apparaître comme son point aveugle le fait qu’une inscription de l’ennemi dans le registre de la sexualité l’offre à toutes les formes possibles d’emprise sur les corps.

1 - Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, Paris, La Fabrique, 2016.

2 - Thierry Schaffauser, « Les indigènes de la république sont nos amiEs », source Internet : http://yagg.com/2016/03/21/les-indi...

3 Ibid

4. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Le Seuil, 1952

5 - Ibid., p.146.

6 - Ibid., p.143.

7 Ibid

8 - Ibid., p.145.

9 - Ibid., p.146.

10 - Jean-Paul Sartre, Saint Genet. Comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952.

11 - Cité in Jasbir K. Puar, Homonationalisme. Politiques queer après le 11 septembre, trad. Maxime Cervulle et Judy Minx, Paris, Editions Amsterdam, 2012, p.15.

12 - Edward W. Said, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, trad. Catherine Malamoud, Paris, Le Seuil, 2005, p.511.

13 - Jasbir K. Puar, Homonationalisme. Op. cit., p.12.

14 - Ibid., p.115-116.

15 - Ibid., p.17-18.

16 - Ibid., p.73.

17 Ibid., p.78.

18 - Ibid., p.145 - Jasbir K. Puar cite ici Judith Butler.

19 - Ibid., p.78.

20 - Témoignage cité par Seymour Hersh, et repris par Jasbir Puar, op. cit, p.79.

21 - Jasbir Puar, op. cit., p.79.

22 - Ibid., p.109.

23 - Ibid., p.110.

24 - Ibid.

25 - Pierandrea Amato, Poses. Abou Graib, dix ans après, trad. Jean-Pierre Cometti, Post-éditions 2015, p59.