Pour une politique plébéienne

, par Alain Brossat


Quand je parle de la plèbe, de la figure du plébéien, je suis toujours porté par tempérament à mettre en avant des gestes, des conduites, des attitudes ou des mots qui se rattachent au grand motif du soulèvement, du refus, de la rébellion. Je voudrais essayer, dans cet exposé, d’envisager une hypothétique politique plébéienne non seulement sous un autre angle mais carrément en adoptant l’angle opposé, ou bien, en termes de dépense, en envisageant les effets d’une inversion d’énergie dans la mise en application de ce que seraient ces fameux gestes, conduites, attitudes, voire actions plébéiens. Mon angle sera donc ici plutôt celui de ce que l’on pourrait appeler l’échappée ou la dé-prise que celui de l’affrontement. Je remarque en passant que le grand motif (foucaldien) devenu un peu nébuleux à force d’avoir trop servi, le motif général de la résistance, peut se décliner aussi bien sur le mode actif, voire contre-offensif, que sur celui de l’esquive ou de l’inertie.
Mon point de départ est double. Pour commencer, il y aurait l’idée, empruntée à Foucault qui lui-même, il faut l’admettre, l’emprunte à la tradition libérale, selon laquelle « il y a comme une loi d’excès interne au développement du pouvoir » ou bien, pour dire la même chose avec d’autres mots, « on tend toujours à trop gouverner ». La polarisation entre gouvernants et gouvernés constituant un invariant (sur fond de redéploiements incessants) de la répartition, de l’exercice et la circulation du pouvoir. La pente naturelle du pouvoir, en tant qu’il est exercé, tout particulièrement comme pouvoir gouvernemental, au sens le plus extensif du terme, gouvernement des corps et des âmes, des cités et des populations, des humains et des animaux (etc.) est d’accroître ses prises et ses intensités, de s’augmenter sans relâche. Pas besoin, je crois, de gloser longuement sur ce motif qui est assez évident pour nous : dans nos sociétés, plus l’autorité publique, l’Etat se soucie de votre santé, de votre sécurité, de votre éducation, etc. - et plus vous faites l’objet d’une multitude de prises destinées à gouverner votre vie dans toutes ses formes et sous tous ses rapports. Ces processus d’inflation par diversification, extension, spécification des dispositifs de pouvoir sont inscrits au cœur de ce que Foucault appelle biopolitique, biopouvoir.
Si l’on adopte cet axiome foucaldien, dans sa généralité même, alors il est bien clair que le geste premier d’une politique plébéienne, en tant que le plébéien serait peut-être celui qui se rebiffe résolument contre l’idée que sa condition de gouverné serait naturelle et sans alternative, ce geste premier serait celui qui consiste non seulement à résister aux prises gouvernementales visant à s’exercer sur lui, mais, plus globalement, à se rendre ingouvernable et, ce faisant, à se mettre en travers de l’opération gouvernementale elle-même. Et encore une fois, ce geste peut, a priori, aussi bien prendre la forme de l’esquive, de la cavale, de la fuite que celui de la riposte, du « non ! » hurlé, voire du coup de poing dans la gueule, de ce que Foucault appelle l’insurrection de conduite.
Selon cette première approche, une conduite plébéienne, ou bien l’effort pour entrer dans un devenir-plébéien, cela consisterait à radicaliser dans la mesure du possible l’aspiration à « ne pas être tellement gouverné », à être « moins gouverné », voire à « ne pas être gouverné du tout » (toutes ces formules me viennent de Foucault).
La seconde ligne de force de la réflexion, c’est la critique de la figure la plus courante de la résistance, celle qui consiste à opposer une force à une autre force, à composer une force pour établir un rapport de forces, précisément, ceci dans le but d’arrêter, de neutraliser, voire de renverser la force qui exerce son emprise sur nous – une emprise que nous pouvons nommer de toutes sortes de façons – domination, oppression, exploitation, hégémonie, mainmise, etc. Le problème que nous rencontrons régulièrement lorsque nous entrons dans ce geste de résistance, c’est qu’il nous entraîne subrepticement à adopter des conduites et des postures mimétiques. Il y a ce que j’appelle un piège mimétique, une sorte de spirale du mimétisme qui va nous contraindre à nous établir, au nom de l’efficacité et du réalisme souvent, dans le même diagramme que ce à quoi nous résistons et nous opposons et dont l’effet va être que notre différence, en tant que fondement et ressort de notre opposition, va se trouver résorbée et dissoute par le mécanisme mimétique et que nous allons nous mettre à ressembler furieusement, pris dans la durée dialectique de la confrontation, à ce à quoi nous avons entrepris de résister et de nous opposer.
Je n’aurai ici que l’embarras du choix pour illustrer mon propos, rien ne ressemblant plus à un ministre bourgeois qu’un ministre socialiste ou communiste, rien ne ressemblant plus à un pollueur industriel américain ou européen que son émule chinois qui, à l’origine, a entrepris de lutter et faire mieux que le précédent dans le but d’en renverser l’hégémonie – en imitant ses façons de faire et en empruntant sa technologie.
Il nous faut donc réfléchir à la façon dont le geste de la résistance qui conduit insidieusement à ce que la force qui résiste se fasse l’émule de ce à quoi elle résiste, ou bien à ce que se forme entre l’une et l’autre cette sorte de conflictualité complémentaire qui tend à les rendre inséparables (les syndicats et les gouvernements dans des pays comme le nôtre), réfléchir à la façon dont ce geste de résistance tend, donc, à s’annuler et se dissoudre dans ces processus de captation mimétique. Pour dire les choses façon très accélérée, très expéditive, je soutiendrai que le paradigme de cette aporie de la résistance, c’est l’histoire du mouvement ouvrier depuis un siècle et demi, c’est l’histoire des partis ouvriers ou « de gauche », si vous voulez, c’est la figure (l’imaginaire symbolique) du prolétaire. L’un qui résiste tendant à passer avec armes et bagages à son corps défendant du côté de cet autre dont il n’a cessé de se rapprocher et de devenir inséparable, tout en le combattant.
La figure du plébéien serait donc celle qui s’oppose à celle du prolétaire devenu le partenaire social du capitaliste qui veut bien consentir encore à l’employer et avec lequel il a, selon le récit dominant aujourd’hui, infiniment plus d’intérêts communs que de motifs de discorde. Le plébéien/la plébéienne sera, dans ce contexte, celui/celle qui se pose très sérieusement la question de savoir où serait l’issue permettant de s’extraire hors de ce piège mimétique. Et d’autres termes : quelle serai(en)t la ou les figure(s) d’une résistance qui explore des lignes de fuite, des échappées hors de cette topographie détestable dans laquelle s’annule toute différence vitale ?
Attention : il ne s’agit pas de dire qu’il serait question de s’installer dans une position où, tout à coup et l’on ne sait par quel miracle, on aurait échappé aux relations de pouvoir, où l’on se tiendrait hors de portée de toute emprise ou mainmise, en état d’apesanteur ou d’extraterritorialité par rapport aux réseaux de pouvoir – ayant reconquis, dans cette fugue sa liberté ou sa souveraineté absolue. Cette figure, on le sait, est, on le sait, bien davantage littéraire que politique et Robinson Crusoe plutôt un roman sur la colonie (la relation coloniale) que sur la liberté absolue ou le hors-pouvoir. Ce qu’il s’agit plutôt de tenter de cerner, c’est le processus, la dynamique, le mouvement et pour tout dire l’effort par lequel pour pourrions tendre à nous dé-gouvernementaliser (pardon pour le barbarisme), c’est-à-dire devenir asymptotiquement ingouvernables, dans les conditions actuelles de ce qu’est le gouvernement des vivants – un gouvernement qui, distinctement, porte la marque de l’intolérable.
Une politique plébéienne consistant donc à dessiner une ligne de force, un tracé – celui qui consiste à « devenir plèbe », cela aurait en premier lieu pour objet ou enjeu l’invention d’un ensemble de gestes, attitudes, actions, conduites (etc.) consistant à faire opposition ou rendre ineffectuables ceux des gestes gouvernementaux d’emprise et de mainmise que nous refusons le plus distinctement, le plus énergiquement – à chaque sujet, individuel ou collectif, d’en établir la liste et d’en fixer les priorités. Par exemple, puisqu’il faut bien prendre des exemples destinés à enraciner cette démarche dans notre présent, un sujet plébéien aurait à cœur aujourd’hui de se montrer totalement rétif à ce qui tend à lui assigner la position de sujet-à-protéger face à la menace terroriste et donc conditionné à accepter le « coût » de cette protection en termes de dispositifs d’exception, de répression et d’atteintes aux libertés publiques. Le mouvement de déprise ou d’échappée hors des rapports de pouvoir réglés (par la situation) va consister ici à s’auto-constituer comme sujet rétif, sujet porteur des puissances d’un refus actif et affirmatif de compter comme l’une des unités composant le troupeau protégé. Cela ne se réduit pas à une objection ou une réserve de conscience, cela trouve son débouché dans des mouvements actifs, des conduites de résistance ou d’obstruction et d’opposition – je ne suis pas dupe des récits qui visent à valider et rendre sans alternative les « protections » que vous prétendez m’accorder, je sais à quoi m’en tenir à propos de votre gouvernement à la peur et à la sécurité, je suis l’adversaire déclaré de votre état d’exception et je ne ménage pas mes efforts pour passer entre les mailles de cette nasse policière.
On voit bien à travers cet exemple, comme on le verrait à propos de toutes sortes d’autres, qu’il ne s’agit pas d’entretenir quelque illusion que ce soit quant à la possibilité pour nous de trouver la porte de sortie hors de la sphère du gouvernement des vivants. Il s’agit bien plutôt de mobiliser de l’énergie et déployer des puissances qui, en travaillant à lever ou compliquer toutes sortes de mainmises gouvernementales, s’inscrivent sur la ligne d’horizon d’une multiplication des embarras et des empêchements destinés à desserrer les emprises de ce gouvernement, dans sa globalité comme dans ses détails, à opposer nos réserves d’énergie plébéienne à la propension des pouvoirs institués à proliférer. Il s’agit au fond de travailler continûment à affaiblir et rendre litigieux ce qui, constamment, vise ou a pour effet de nous amoindrir et de nous diminuer (en termes de puissance vitale, de déploiement de nos capacités et d’exercice de notre liberté), ceci en nous emmaillotant dans des dispositifs de pouvoir toujours plus serrés. Quand Foucault parle de notre aspiration à être « moins gouvernés », voire à ne plus l’être « du tout », il ne parle pas de l’aspiration à un état qui constituerait le tout autre de notre dépendance ou soumission actuelle, mais bien d’une ligne d’horizon – celle dans laquelle il s’agit d’inscrire nos conduites, sans retomber dans l’illusion téléologique du « but final », illusion choyée par les tenants de la religion marxiste de l’Histoire sous le nom de « communisme ».
On voit bien que le geste consistant à se déprendre ou à faire défection finit par croiser le chemin de l’autre geste de la résistance, celui qui consiste à composer une force pour l’opposer à une autre. La défection ne trouve en effet son sens et (pas seulement son efficacité) qu’à produire des effets d’entrave ou d’interruption, sur le terrain, et donc se donner du corps collectif, à entrer dans la dimension du commun, bien au delà d’une éthique pauvre de l’échappée individuelle. La déprise ou la défection ne prennent leur sens qu’à être contagieuses – la contagion étant ici la figure que l’on pourrait opposer à l’imitation – la mimétique. En même temps, je serai porté à insister sur le fait que c’est bien chaque sujet, quel qu’il soit, tête de pipe par tête de pipe, qui doit produire cet effort consistant à opérer cette ascèse, cette réduction première : celle qui consiste à suspendre le mouvement premier et automatique par lequel il va entrer dans des jeux de pouvoir, d’affrontements de force dont la première caractéristique est qu’ils inscrivent ceux qui s’y investissent dans un « donné », dans des conditions générales dont le propre est qu’elles reconduisent toute différence proclamée et affichée comme volonté à l’inertie du même. C’est, dans les démocraties protoplasmiques d’aujourd’hui, ce que l’on pourrait appeler le paradigme du Palais d’hiver : vous croyez prendre le Palais d’Hiver, il y a bien quelque chose comme un assaut victorieux sur le Palais d’hiver, mais ce qui, dans les conditions générales données est réglé comme du papier à musique, c’est qu’en fin de compte, c’est le Palais d’hiver qui vous prendra. Ce qui veut dire, très concrètement que tout le monde sait que si par un hasard hautement improbable que Mélenchon gagnait la prochaine élection présidentielle, ce que nous aurions sur les bras, c’est un nouveau Tsipras, en lieu et place de la vraie bifurcation espérée, avec les possibles inespérés indexés sur celle-ci. Sur ce point, il me semble que l’expérience politique et historique globale des dernières décennies nous permet d’être absolument péremptoires – l’annulation de la différence radicale par la « conquête » et l’exercice du pouvoir est une figure centrale de la vie des démocratie contemporaines, une hydre aux cent têtes, celle de Lula et celle de Dilma Rousseff, celle de Tsipras, celle de Beppe Grillo et de ses cinq étoiles, demain celle de Pablo Iglesias, etc.
L’ascèse plébéienne va donc consister à faire son deuil ou opérer effectivement, rationnellement et pas seulement affectivement (en se laissant envahir par le grand dégoût et le découragement), la réduction destinée à nous émanciper de ces figures où s’abîme tout geste ou programme d’émancipation. Il ne s’agit donc pas seulement de ne pas « tomber amoureux du pouvoir », comme l’ont fait les Lula et les autres, sans s’en rendre compte, en entreprenant d’occuper l’Etat pour la meilleure des causes. Il s’agit bien d’entrer dans cette disposition nouvelle et a priori déconcertante selon laquelle ou dans laquelle « faire de la politique » consistera à s’abstenir de tenter de « conquérir » quoi que ce soit mais au contraire à se soustraire, se faire insaisissable, grain de sable dans les rouages du pouvoir, mécanique d’inversion de l’énergétique du pouvoir, etc. Il ne s’agirait pas tant de produire une légende des sans-pouvoir, un romantisme du non-pouvoir (de ceux d’en-bas), comme cela a été théorisé au temps de la dissidence dans les pays de l’Est européen (Vaclav Havel, que cela n’a pas empêché de devenir président de la République tchèque...) que de rendre constamment litigieux et moins évident l’exercice du pouvoir et l’accomplissement des gestes du gouvernement des vivants.
Je parle ici de rétivité, on pourrait aussi invoquer l’indocilité. Dans la mesure où, comme le rappelle Foucault, le gouvernement moderne des vivants repose pour une bonne part sur les disciplines et où ce que visent à produire en premier lieu les disciplines, c’est la docilité, plutôt que l’obéissance de cadavre, c’est alors l’indocilité, plutôt que les gestes de tout ou rien, les refus d’obtempérer dramatiques ou les rébellions ouvertes qui sont susceptibles de miner, saper, les bases mêmes du gouvernement des vivants tel qu’il s’impose à nous comme sans alternative. La docilité n’est pas sans affinités avec ce que La Boétie appelait la servitude volontaire et qui, de l’alter ego de Montaigne à Orwell en passant par Marat, constitue le secret le mieux gardé de la soumission de la masse à l’autorité, despotique ou non, du petit nombre.
L’indocilité, c’est donc la recherche de lignes de fuite hors du champ dans lequel nous sommes astreints au régime des disciplines, c’est-à-dire entravés dans nos mouvements vitaux et créateurs, amputés de nombre de nos virtualités vitales. La ligne de force de l’indocilité (comme de la rétivité), c’est celle de l’insaisissable ou de l’inassignable – en cultivant notre indocilité et notre rétivité, nous tendons à nous établir dans une position dans laquelle nous sommes effectivement ou virtuellement en cavale par rapport aux disciplines et autres dispositifs de sécurité. Le refus concerté et réfléchi de participer à la comédie électorale, qui est en vérité une piètre et perpétuelle tragédie, est une figure possible de ce que j’appelle ici la cavale, le geste actif consistant à se dégager de l’emprise de la discipline électorale, votative.
Une image-concept susceptible de nous être très utile, c’est celle que présente notre ami Denetem Touam, dans un livre récent paru aux PUF, consacré à ce qu’il appelle l’art de la fugue - tout ce qui tourne autour de différentes formes existantes ou à inventer du marronnage qui est à la fois une stratégie de lutte contre l’esclavage et un mode de vie furtif destiné à permettre au sujet qui pratique cet « art » d’échapper aux chiens des maîtres et du capital. Le plébéien, dans nos sociétés est toujours, quand il entre dans un devenir-plèbe actif, peu ou prou une sorte de marron, de neg’ marron. La fugue telle que l’évoque notre ami Den, dans ses articles et dans son livre, s’apparente à la fois au retrait problématisé par Thoreau dans son célèbrissime ouvrage Walden ou le recours à la forêt et s’en distingue : il s’agit moins en effet de trouver un point de retrait en forme de « lieu sûr » ou d’hétérotopie où se replier, se ressourcer, que d’entrer dans un mouvement, une dérive, un processus actif perpétuel qui doit sans cesse se réinventer à travers de nouveaux gestes d’esquive et de déprise – le refus de participer au vote peut, en effet, devenir une pure routine ou une pose à prétention principielle, comme chez Badiou, un geste immobilisé de paresseux. La fugue, c’est, aussi bien, la disponibilité perpétuelle pour de nouveaux gestes destinés à nous permettre d’échapper à ceux dans lesquels nous nous sommes encroûtés – on pourrait rêver par exemple de prendre un jour le pouvoir dans un village, par la voie électorale, comme les situationnistes prirent la contrôle de l’Association étudiante de Strasbourg en 1967, je crois, ceci dans un but d’expérimentation d’autres formes de la vie locale, de la politique locale, etc. - moins de clubs de couture ou de clubs de bridge, une maison des migrants, un club de philo, un atelier de création cinématographique, etc.

Ce que je voulais dire, donc, pour résumer ce premier développement, c’est que le motif désormais assez galvaudé de « la résistance », l’exaltation nébuleuse de toute espèce de résistance – ce motif général demande à être compliqué. En fait, nous ne sommes pas seulement appelés à résister à ce qui nous entrave, nous diminue, nous domine ou nous opprime, mais aussi bien à ce qui, dans notre propre geste d’opposer une contre-force à cette force adverse, tend à se transformer en pouvoir voué à soumettre notre opposition entendue comme désir de déprise à la règle générale des jeux de pouvoir. Dire, comme le fait Foucault, que l’on ne sort jamais vraiment des jeux de pouvoir, ce n’est pas la même chose que dire que nous devons accepter de gaieté de cœur (ou comme l’inéluctable pur et simple) d’entrer dans la spirale des jeux de pouvoir, en devenir des acteurs enthousiastes et nous vouer ainsi à devenir des gens de pouvoir. Le plébéien sait bien que l’on ne peut pas s’établir dans des espaces d’immunité hors d’atteinte des rapports de pouvoir, mais il n’aspire pas pour autant à exercer le pouvoir, du pouvoir, car l’exercice du pouvoir, de toute espèce de pouvoir, c’est ce qui tend en toutes circonstances à reformer la figure maudite de la mainmise et ce qui s’oppose à une politique de l’autonomie.
Une politique plébéienne passe donc par une critique permanente des rapports de pouvoir, sous toutes leurs formes. La critique est un processus continué, elle est donc très différente de figures comme le décret, de poses illusoires indexées sur le tout ou rien, le plus jamais, etc. Un enseignant qu’inspire la veine plébéien ne décrète pas qu’il ne va plus exercer aucune espèce de « pouvoir » dans la relation pédagogique, il travaille à déconstruire dans son enseignement les relations de pouvoir, à en rendre la critique publique et pratique, il expérimente d’autres types de relations. Une parole enseignante peut avoir par exemple de l’autorité, trouver une certaine autorité sans être autoritaire et passer par des prises d’ascendant plus ou moins ouvertement disciplinaires. L’autorité, dans ce cas, elle ne découle pas de la position (de maître) de celui/celle qui énonce le discours, elle s’établit du côté de celui/celle qui en prend connaissance et en valide, de par son mouvement propre, la pertinence. L’autorité, entendue en ce sens, laisse libre (de la reconnaître ou pas) celui/celle qui suit un enseignement, écoute une parole publique, une proposition politique, etc., elle ne s’impose pas dans un système hiérarchique, elle ne contrevient pas à l’égalité supposée de celui/celle qui parle et de celui/celle qui écoute. Le domaine ou le milieu dans lequel elle s’exerce n’est pas la transmission, mais la circulation de la pensée. C’est la raison pour laquelle une parole plébéienne peut « faire autorité », trouver une certaine autorité sans trahir ses prémisses, tout simplement parce que nous parlons toujours, quelle que soit la position dans laquelle nous sommes établis, dans un certain horizon de vérité et que le propre de « la vérité », quel que soit son statut et quel que soit le régime sous lequel elle est énoncée, c’est d’exercer une certaine autorité. Y compris donc, des « vérités plébéiennes » qui ne sont pas des vérités prononcées solennellement sous le sceau de l’universel, du principe inébranlable ou des valeurs sacrées, mais plutôt des vérités « faibles » indissociables de l’expérimentation, attachées aux singularités, des « fables vraies », etc..

Dans une perspective plébéienne, l’accent doit être porté , me semble-t-il, sur la critique de l’illusion selon laquelle la clé du « changement », c’est la substitution d’une forme de pouvoir, d’une force organisée, d’une idéologie à une autre. On ne se méfiera jamais assez de la magie du mot « changement » (et d’autres qui s’y associent - « réforme », « tournant », voire « révolution ») dont le propre est de cultiver le flou autour de ce qui en constitue effectivement l’objet ou la ligne d’horizon. Le « changement » est un mirage tant que ce qui ne change pas, c’est le régime de pouvoir, et notamment, tant que n’est pas radicalement remise en question la répartition immémoriale entre gouvernants et gouvernés. Toute perspective de « changement » qui n’inclut pas la mise en crise ou l’enrayement de cette relation même exclut que puisse se produire quelque bifurcation effective vers d’autres pratiques, d’autres formes de la politique, voire une autre histoire .
Si l’on prend au sérieux l’approche foucaldienne du pouvoir ou des pouvoirs, à savoir que ce qui compte en premier lieu, c’est leur mode relationnel, l’idée selon laquelle ce qui est premier, ce sont les relations de pouvoir, alors nous devons déplacer notre attention de ce qui se formule en termes de propositions de changement, contenus, engagements, promesses, programme (etc.) vers ce qui concerne la relation entre ceux qui font les propositions et ceux qui en sont les destinataires, les premiers aspirant à gouverner, exercer le pouvoir, et les seconds étant voués à être les objets de cet exercice. Ce qui doit être mis en crise et subverti, ce sont les relations de pouvoir comme relations hiérarchiques, relations de subordination, relation d’obéissance, relations disciplinaires, relations de dépendance, de soumission, de subalternité, etc.
Dans nos sociétés, la pensée de l’émancipation, qui suppose en premier lieu, la mise en mouvement du sujet saisi par la dynamique émancipatrice, a progressivement été remplacée par une idéologie de la pédagogie universelle dont la caractéristique première est qu’elle reconduit et renforce l’hétéronomie du sujet « pédagogisé » - on va vous expliquer, bande de bœufs ! Ce que nous devons donc retrouver, c’est le fil d’une politique de l’émancipation qui passe moins, dans une perspective plébéienne, par l’élaboration de programmes miracles destinés à livrer en kit l’alternative globale à ce système capitaliste qui nous exploite, nous opprime et empoisonne la planète que par la critique radicale et systématique des rapports de pouvoirs qui font de nous des sujets politiques perpétuellement atrophiés et, plus généralement, des sujets vivants en veilleuse et des somnambules.
Ce dont nous ne prenons pas suffisamment la mesure en général, lorsque nous sommes bercés par la douce musique du « changement » véhiculée par tel ou tel acteur de la politique institutionnelle, c’est la force d’inertie des choses et des rapports vivants (pas seulement économiques) dans nos sociétés et dont l’effet sur les politique réformistes et même les programmes radicaux est constant : la montagne accouche d’une souris et celui/celle qui avait été plébiscité pour donner un grand coup de pied dans la fourmilière en devient le concierge déférent et assure la continuité des choses, le garant du « système »...
Ce constat, mainte fois renouvelé, nourrit dans l’époque actuelle, un discours, une disposition d’esprit collective auxquels les anglo-saxons ont donné injustement un prénom de femme : Tina, l’acronyme de la formule ressassée : There is no alternative, il n’y a pas d’alternative. Il n’y a pas d’alternative aux conditions générales existantes, on ne peut pas faire bouger les lignes, le système est verrouillé – nous connaissons ce motif d’époque par cœur, et savons qu’il est l’alibi par excellence de toutes les défections et de tous les abandons politiques, du triomphe du régime de la déploration ou du ricanement substitués à l’action politique.
Mais d’un autre côté, l’alternative à Tina n’est certainement pas ce volontarisme ou cet activisme à tout crin qui furent le propre de ma génération militante, dans les années 1970, et qui reposait sur l’illusion d’une sorte de toute puissance de l’engagement militant, du collectif révolutionnaire à l’âge de l’ « actualité de la révolution » - une foi ou une présomption dont l’envers était ceci : nous ne nous interrogions jamais au fond sur le régime des relations de pouvoir sous lequel nous inscrivions notre action, ni n’étions attentifs à la question de la topologie dans laquelle nous investissions nos forces. Cette inattention, c’est notamment ce qui a eu pour effet différé que les déplacements d’investissement peuvent ensuite se produire sans grands problèmes et que l’activiste trotskyste va constituer un excellent matériau à partir duquel fabriquer du journaliste de déférence, du prof d’université, du patron de société de com’, du sénateur socialiste, etc.
La voie est donc très étroite entre ce que l’on pourrait appeler (d’un terme emprunté à Lénine) l’oblomovisme contemporain – (Oblomov étant le nom du personnage principal d’un roman de l’écrivain russe de la fin du XIX° siècle, Gontcharov, et qui a fait de cette figure le symbole, le quasi-concept de l’inertie, de la paresse, de l’impuissance et du gémissement perpétuel de l’intelligentsia russe à l’âge du tsarisme finissant) , la voie est très étroite et très mince le fil du rasoir, donc, entre l’oblomovisme qui s’est abattu sur la, voire les générations qui suivent celle des soixante-huitards, et ce volontarisme qui, quand il découvre ses limites, est souvent prompt à s’adapter aux circonstances et à se transformer en « réalisme » - le bois dont sont faits les Kouchner et toute la cohorte des anciens maos très ardents devenus gens de l’Etat ou intellectuels en uniforme, tout en haut de la pyramide des élites, bien souvent.
Cette image de la porte étroite qui nous donnerait à nouveau accès à une vie politique et que j’essaie de placer ici sous le signe de la plèbe ou du plébéien, on peut, je pense, la rapprocher de ce que Foucault dit avec insistance dans différents entretiens : la politique est entièrement à réinventer, à ré-imaginer, à reconfigurer. Ce qui veut dire pour lui en premier lieu que la politique des partis comme politique soumise aux conditions de l’Etat, assignée à l’étatisme, c’est ce dont nous devons en premier lieu nous émanciper. C’est un vaste programme et je n’ai pas le temps de me lancer ici dans sa discussion. Je me contenterai d’énoncer deux conditions qui me paraissent requise pour que nous puissions nous avancer sur le seuil de la porte étroite.
La première, contre Tina, est l’idée toute simple selon laquelle il y a toujours quelque chose à faire et qui n’est pas susceptible d’être immédiatement recodé et recyclé aux conditions de la domination ou du gouvernement des vivants. Il y a toujours des espaces, des moments dans lesquelles l’occasion nous est donnée non seulement, bien sûr, d’éprouver l’intolérable, mais de déployer contre lui les puissances affirmatives et imaginatives du non. De contribuer à ce que se composent des forces contre un grand projet mégalomaniaque, une politique d’inhospitalité institutionnalisée, des actions néo-impériales de l’Etat, etc. Nous qui ne vivons pas sous les bombes à Alep, ni dans des camps de réfugiés, ni sous occupation israélienne à Hebron ou Jenine, nous sommes, à l’opposé de ce que nous susurre Tina, l’endormeuse, totalement libres de faire ou de ne pas faire – je me ferai ici l’avocat d’une conception entièrement sartrienne de la liberté. Ce que nous ne faisons pas, à ce niveau, c’est ce que nous avons choisi, par inertie, de ne pas faire. Nous faisons toujours une chose plutôt qu’une autre, et la constitution d’un ethos plébéien passe évidemment par l’enchaînement de toutes sortes de choix et de gestes s’inscrivant dans un horizon et une dynamique plébéiennes.
La seconde condition, c’est de ne jamais nous laisser entraîner dans des actions, des enchaînements de gestes dont la destination serait d’exercer le pouvoir à la place (l’expression est ici à prendre dans son caractère littéral) des mauvais gouvernants. Le jeu plébéien consiste non pas à remplacer un mauvais pouvoir par un autre qui se promet et nous promet d’être bon, mais à mettre en crise les rapports de pouvoir, en compliquer la mise en œuvre, à y produire des effets de désorientation – qui commande qui ?, qui contrôle qui ?, qui est le maître et qui le disciple ou le serviteur ?, etc. C’est ici que le geste de la défection, celui qui consiste à dessiner une ligne de fuite, à prêcher d’exemple en prenant la tangente plutôt qu’en entrant dans le jeu de l’opposant loyal et calculable, c’est ici que ce geste revêt toute son importance.
« Faire de la politique » ou plus exactement imaginer, à travers des gestes pratiques, une politique plébéienne, cela va donc passer par une sorte de « mise en crise » des valeurs ou des normes sur lesquelles habituellement nous indexons la politique. La politique institutionnelle et parlementaire, dans nos sociétés, c’est toute une représentation, un théâtre de la visibilité, de l’exposition, de la « mise en lumière ». Au temps de la société de surveillance qui est l’autre nom, autrement plus probant, de ce que les autres nomment « démocratie », une politique plébéienne cultiverait plutôt, elle, tout ce qui contribue à rendre ses acteurs insaisissables – la nuit, l’ombre, les sous-bois, les catacombes, le moins d’usage possible des dispositifs par lesquels on s’expose sottement à la surveillance, etc. Aux antipodes, par exemple, de ce que fait un mouvement comme celui des Indigènes de la République qui, par certains traits, pourrait sembler cultiver la veine plébéienne – mais qui n’a jamais résisté à l’attrait des sunlights des plateaux de télé et est entré allègrement dans l’âge de la politique par tweets... La radicalité ne se mesure pas à son exhibition mais plutôt à la rigueur et la constance avec laquelle elle se met en œuvre – c’est la raison pour laquelle les plébéiens ne s’exhibent pas sur les plateaux de télé, ne parlent pas aux journalistes, ne font pas étalage de leur nom et se masquent le visage lorsqu’ils vont au combat avant de rompre et de se fondre dans le paysage.

Il est plus que temps que j’en vienne à une conclusion. Celle-ci sera entièrement en trompe l’oeil puisqu’au lieu de boucler la boucle, elle relancera le débat dans trois directions qui, chaque fois, seraient propres à susciter d’interminables développements et discussions. Pour être aussi concis que possible, je formule ces trois points sur un mode dogmatique :

- Premièrement, la matrice de la « démocratie » contemporaine, ce n’est pas la politique grecque, je veux dire le monde enchanté de la polis et du discours de Périclès, c’est la politique romaine. Et la matrice de la politique romaine, ce n’est pas ce « quand même » qui nous enchante dans le discours de Périclès (même les gens de peu seront comptés comme citoyens pouvant faire entendre leur voix, égaux devant la loi) mais au contraire le statut litigieux de ceux qui sont là sans vraiment compter – la plèbe. La plèbe, c’est l’élément subalterne de la population qui ne « compte » vraiment que lorsque les patriciens sont contraints à aller dans le sens du rassemblement plutôt que de la séparation et de la discrimination. Ce double jeu, on l’identifie sans difficulté dans la politique des élites des démocraties contemporaines – ce qui en fait des oligarchies réelles et des démocraties de showroom.

- Deuxièmement, ce qui nous incite perpétuellement à aller dans le sens d’un devenir plébéien dont le propre est d’être fondé sur la notion de l’hétérogénéité fondamentale de notre « monde » à celui des patriciens (pas seulement de nos intérêts), donc à rejeter en bloc tout le boniment citoyenniste (la fausse évidence selon laquelle « le citoyen » est l’unité de compte de la vie politique réelle dans nos sociétés), c’est tout simplement le fait que les patriciens en général, les élites gouvernantes et les gens de l’Etat en particulier sont des menteurs pathologiques. Je sais bien que c’est là une formule « populiste » par excellence, mais je voudrais en expliciter le fond de vérité indestructible. D’abord, ces gens-là mentent au « public », c’est-à-dire travestissent la réalité, dissimulent leurs intentions en recourant aux fameux « éléments de langage » de manière si routinière qu’ils ne se rendent même plus compte du fait qu’ils mentent, le mensonge et le travestissement de la réalité sont devenus les éléments naturels de leur mode d’expression. A force d’habitude et de routine, ils mentent tous pour ainsi dire de bonne foi, pour l’intérêt supérieur (de quoi ? - on ne sait pas exactement), et toujours plus ou moins en service commandé, ce qui les allège de toute espèce de scrupule.
La racine du mensonge institué et perpétuel, dans ce contexte, c’est la dénaturation de toute notion d’engagement ou de promesse. Tout le monde sait désormais que lorsque les candidats au gouvernement des vivants se présentent devant ceux qu’ils ont l’ambition de « représenter », les engagements qu’ils prennent et les promesses qu’ils font n’engagent que ceux qui sont assez crétins pour les croire. Cette situation a pour effet que toute notion d’un pacte ou d’un contrat liant entre eux gens d’en haut et gens d’en bas, gouvernants et gouvernés, patriciens et plébéiens est sans assise aucune dans nos sociétés. Ce que la dénaturation de l’engagement ou de la promesse a produit, c’est la disparition de tout élément de confiance, car on sait que la confiance est, à la base, fondée sur l’anticipation des conséquences dans l’avenir d’une parole prononcée aujourd’hui ou d’une disposition, d’un agrément établi dans le présent – ce mécanisme élémentaire de la confiance dont l’effet est que nous mettons encore nos économies à la banque plutôt que sous notre matelas ( à tort, peut-être) a été saccagé dans la sphère politique par l’usage publicitaire et plébiscitaire que les élites gouvernantes font de l’engagement et la promesse. Pour cette raison, notre défiance perpétuelle à leur égard prend la forme d’une défection perpétuelle et décidée – cause toujours, nous savons à quoi nous en tenir à propos de ce que tu nous annonces, la main sur le cœur...

- Troisièmement, le plébéien a un sens acéré du fait que nos engagements politiques sont placés dans notre époque sous une sorte de condition d’urgence. On a changé de paradigme depuis les années 1970, où le motif de l’urgence se déclinait en étroite association avec « l’actualité de la révolution » (mondiale – « Un, deux, trois Vietnam... »), mais cet élément d’intensification de la vie politique se retrouve dans les enjeux actuels – la question climatique non moins que l’accueil de réfugiés. Du coup, si nous voulons nous tenir à la hauteur de l’urgence, la question que nous devons nous affronter doit être saisie dans toute son ampleur : moins : que pourrais-je bien faire pour me rendre utile ? Que : que faire aujourd’hui pour sauver le monde ? - je ne dis pas « sauver la planète », motif crypto-écolo aussi mièvre qu’éculé. Nous savons que, sauf conditions tout à fait exceptionnelles, nos actions et nos gestes plébéiens produisent des effets infimes. Et c’est pour cette raison précisément, même si cela apparaît paradoxal, que nous devons entrer dans cette disposition où nous allons considérer que chacun d’entre ces gestes a pour vocation de sauver le monde. A la limite, je dirai, il sauve le monde à la mesure de son « inutilité » même. Si nous ne n ’entrons pas dans cette destination, messianique si vous voulez, à propos de ce que nous faisons dans notre condition de gens de peu et d’incomptés, alors nous ne faisons rien. C’est, si vous préférez, une forme d’héroïsme anti-héroïque que l’on peut facilement tourner en dérision mais qui seule est susceptible de nous relancer, au quotidien, dans un monde rongé par la bêtise ou ce que les théoriciens de la théologie de la libération appellent tout simplement « la Bête ».