Recension du livre de Joachim Daniel Dupuis : AUTOPSIE D’UN MORT-VIVANT George A. Romero et les zombies

, par Roman Dominguez Jiménez


Le livre de Joachim Dupuis n’est pas un livre sur le cinéma de Romero, ni encore un livre sur les zombies en tant qu’une des métaphores les plus puissantes de l’état d’esprit de nos sociétés contemporaines, c’est plutôt la carte ou la feuille de route d’une dérive de notre civilisation. Or, cette dérive passerait par le cinéma non pas parce que celui-ci est une technique neutre et apte à montrer de manière audiovisuelle ce qui nous arrive, ce que nous subissons dans nos sociétés de contrôle, pour parler comme Deleuze (et comme Foucault), mais parce que le cinéma serait aussi, comme le montre Dupuis, une technique de pouvoir. Dès lors la filiation technique du cinéma ne se limiterait pas à la photographie et à la chronophotographie, ni encore au panorama et au kaléidoscope circulaire. Techniquement, ou mieux dit technico-politiquement, le cinéma serait d’une certaine manière héritier du panoptique. Mais dans le cinéma nous n’avons plus un œil central qui surveille en surplombant les conduites des individus, c’est l’œil qui se trouve désormais sous la mainmise d’un dispositif qui investit le regard de masses : « il s’agit de maintenir les regards de personnages dans la direction d’un autre regard qui les domine… [le cinéma] donne la possibilité au spectateur de vivre l’état hypnotique mais aussi de le voir s’effectuer ». À sa manière Benjamin avait aussi repéré, dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, ce trait qui pour Dupuis va fonder le trait vampirique du cinéma : à la place du comédien de théâtre, pour Benjamin, l’interprète du cinéma ne pourra jamais atteindre une communion « auréatique » avec son public. Il sera toujours soumis à l’autorité d’un public absent par le biais du décalage temporaire entre la prise de vue, la sélection mise en œuvre par des experts (monteur, réalisateur producteur) et le visionnage en salle. Cette sorte de mainmise de l’interprète par une masse qui exerce son pouvoir en absence sera nommée par Benjamin Kultus des Publikums. De son côté, le public sera enchanté, hypnotisé, par le « faux rayonnement », « charme faisandé », (Faulingen Schimmer, ce qui pourrait être traduit littéralement par « lueur pourrie ») de la vedette, qui finit par instituer un Starkultus mise en œuvre par l’industrie (1). Alors, la condition du cinéma classique sera celle d’un culte perverti à deux faces : d’un côté l’hypnose subie par l’interprète soumis au test cinématographique, et de l’autre l’hypnose exercée par l’industrie sur les masses par le biais d’idoles de pacotille. Pour Benjamin la rédemption de ce culte ne peut venir que lorsque les masses s’approprient ce dispositif par-delà évidemment des nécessités de l’industrie capitaliste.
Or, la nouveauté de l’approche de Dupuis ne vient pas certainement de la caractérisation du cinéma comme dispositif hypnotique de masse, ni encore de la distinction qu’il fait entre l’usage familier de l’hypnose par la psychanalyse et l’usage de masse du cinéma, mais du dépassement de ce cadre inaugural par un vampirisme de second degré. En ce sens Dupuis va plus loin que Jean-Louis Scheffer et Bellour : le cinéma ne nous coupe plus du monde (L’Homme ordinaire du cinéma) ; il n’est plus un dispositif d’hypnose, du magnétisme animal (Le corps du cinéma). Pour Dupuis donc, le cinéma aurait subi une mutation vers un dispositif de commotion. C’est-à-dire, aujourd’hui le cinéma n’aurait plus d’intérêt à nous « faire rêver », à nous faire comprendre la vie comme un rêve (ou un film), ni à nous tenir dans un état catatonique dont l’expression à l’écran seraient les zombies cinématographiques de première génération, les automates de Métropolis, mais en nous maintenir en état d’éveil constant. Ce n’est certainement pas la conscience qui se dévoile dans cet éveil. Bien au contraire, nous ne rêvons plus mais nous ne finissons pas non plus de nous réveiller. C’est que le « geste-fantôme », porté par des coups mutilants (dont la séquence de la douche de Psycho est le signe), et qui nous force à un actuel intermittent, s’est substitué à l’ancien geste-vampire, qui nous plongeait dans le virtuel. Dupuis prolonge donc la thèse de Jonathan Crary (24/7, le capitalisme à l’assaut du sommeil) : si le capitalisme contemporain ne nous laisse pas dormir, l’état de corrélatif de l’audiovisuel est celui du stroboscope (le cinéma, mais aussi les smartphones, les tablettes, dont le mode opératoire est celui d’un alarme discontinue de réveil).
Mais le cinéma n’est pas arrivé à son stade de stroboscope par des raisons extérieures, voire idéologiques ou sociales, c’est plutôt son essoufflement (vers les années 70) en tant que dispositif d’hypnose qui l’a poussé à rattraper dans les dernières années ce que Romero annonçait depuis La Nuit des morts-vivants. Il se trouve que ce qu’on appelle en Occident démocratie est une catastrophe. Les zombies de Romero ne sont pas l’image ou la métaphore d’autrui qui hante la bonne conscience des démocraties (migrants, malades, subalternes), mais un symptôme qui vient du dedans et qu’on n’arrive pas à saisir : la mort-vivantitude, qui est le signe ou le pouls de cette catastrophe. La mort-vivantitude est le débris du capitalisme, l’état de nos sociétés vampirisées. Le zombie, mort-vivant contemporain, c’est ce qui reste partout où le corps utopique de la démocratie (consumérisme, pouvoir, progrès, souveraineté, finance) se pose en grandeur. Les zombies de Romero, ce ne sont pas tant des personnages, une foule qui vient du dehors pour nous déchirer, mais un affect multitudinaire qui descelle l’utopie pour nous faire entrer dans une hétérotopie sans nom, dans un espace sans figure, une Khôra qui abrite, qui constitue le vivant de nos sociétés contemporaines : le nouveau somnambule (mi-réveillé, mi-endormi).
Ce mi-somnambulisme doit beaucoup à Romero : Benjamin observait que les masses de spectateurs du cinéma avaient une perception distraite et tactile en opposition à la perception contemplative de l’individu qui regardait l’art avant « l’époque mécanisée ». La masse absorbait l’audiovisuel dans une sorte de flânerie collective et fantasmagorique. C’est Romero le premier qui rompe avec cette image. Ses films annoncent l’affect des masses des utilisateurs d’aujourd’hui, qui ne songent plus, qui ne sont plus ensorcelés, mais qui sont toujours réactives : non pas tant au sens de « forces réactives » en opposition aux « forces actives » d’après la lecture que Deleuze fait de Nietzsche, mais au sens d’être prêtes à réagir aux réflexes, comme dans les « likes » de Facebook. Les masses du cinéma en tant que dispositif d’hypnose, absorbaient l’audiovisuel pour se plonger dans les rêves des mondes fantastiques et séducteurs, tandis que les masses du dispositif de commotion n’arrivent plus à se plonger dans la rêverie, elles sont étourdies et ne finissent jamais de bien se réveiller. Cela implique un tout autre stade du tactile. Tactile pour Benjamin voulait dire absorption, digestion des images jusqu’à faire un corps collectif d’images. Tactile depuis Romero veut dire plutôt mutilation intermittente du corps en sommeil, le corps ne fait que réagir, il est contraint à réagir le plus rapidement aux impulses. Cela explique pourquoi l’industrie du cinéma de nos jours ne cesse de s’inspirer des zombies de Romero : il faut donner aux utilisateurs un visage qui soit encore capable de nous attirer dans ce champ de ruines qui est le corps collectif réactif, il faut normaliser la figure du zombie, la rendre acceptable.
Mais Dupuis nous a bien averti tout au long de son texte, le zombie fait horreur partout où il se plante, il est un plébéien (au sens d’Alain Brossat). Le zombie n’est pas l’autrui qu’on trouverait dans le visage de Levinas, mais l’inapprivoisable sans visage, l’ingouvernable comme affect et comme espace désaffecté, descellé de la démocratie. Benjamin pensait que la rédemption des masses ne pourrait venir qu’en profanant technico-politiquement le double culte imposé par l’industrie capitaliste. Après avoir lu le texte de Dupuis nous pouvons penser (si le stroboscope nous le permet encore) que la libération ne peut venir que par une appropriation non normalisatrice du devenir-zombie. Si, comme Dupuis le signale, le zombie romérien, en tant qu’hétérotopie perverse, informe, descellante, n’est pas une singularité de pouvoir, nous pouvons conclure (pour le moment) que la libération (dans l’audiovisuel et ailleurs) ne peut venir que par des gestes zombies. La politique à venir (celle qui n’a rien à voir avec les formes étatiques ni encore celles de l’industrie) sera romérienne ou ne sera pas. Et ce sera pour nous autres, les non-réconciliés, nous autres, les zombies.