Vous ne verrez rien en Birmanie

, par Jean-Louis Déotte


< L’auteur, philosophe, et son épouse sociologue ont effectué en décembre 2007 un voyage en Birmanie qui les a conduits successivement à Rangoon, Mandalay et Bagan, soit les deux principales villes du pays et son cœur historico-cultuel>

A Rangoon, les signes tangibles de la répression et du couvre-feu sont rares, quelques sacs de sable de protection subsistent à certains carrefours dans le quartier des Ministères, mais comme ces derniers ont été abandonnés lors du transfert de la capitale politique à Nay-Pi-Thaw, dans le centre stratégico-astrologique du pays, leur présence est plutôt symbolique. Le couvre-feu a été levé depuis longtemps (le 20 octobre 2007) et il y a beaucoup moins de militaires présents et visibles dans les villes que dans les gares parisiennes. Voire, il n’y en a pas. C’est que le quadrillage de la population est sectorisé, par quartier d’habitations et que les chauffeurs de taxi (entre autres) font du renseignement en faisant mine de s’intéresser à votre séjour. On peut recenser 800 000 informateurs directs ou indirects dans le pays. Les touristes sont rares, sauf dans la région de Bagan où le pouvoir de séduction des 4000 édifices religieux, stupa et temples, reste intact. Peut-être que le degré de liberté d’une société se jauge à la visibilité de ses forces de police : l’invisibilité serait la marque d’une dictature de plein exercice ? Et inversement ? Un certain nombre de régions frontalières ou les zones minières (en particulier autour de Putoa et Mogok, région qui fascina tant Kessel (La Vallée des rubis) restent interdites aux étrangers, c’est également le cas de la zone du gazoduc exploité par Total (Kanbauk). Non pas que l’armée y pratiquerait actuellement le travail forcé comme on l’entend dire ici ou là (la charte des conditions de travail est respectée et appliquée par Total dans la zone), mais en raison des incursions possibles des « rebelles » Karen et des détrousseurs Môn, afin de sécuriser la zone. La guerre de maquis se poursuit plus au Nord sur la frontière thaïlandaise, avec ses embuscades et représailles (destruction de villages et de cultures observées par les satellites). L’armée poursuit les groupes qui se réfugient alors en Thaïlande, à partir de laquelle ils pourraient mener des actions de déstabilisation du pouvoir central birman. Mais ils ne le font pas, un accord a certainement été passé entre le pouvoir thaï et les Karens : l’hospitalité contre l’approvisionnement en énergie. Il est courant en sciences politiques et en économie de comparer des pays voisins, les conditions matérielles de l’un étant grosso-modo celles de l’autre et les échanges entre eux équilibrant les flux (cf. l’Allemagne et la France). Sauf évidemment si les régimes politiques sont dissemblables : la comparaison entre la Birmanie et la Thaïlande est de ce point de vue éloquente. Passer de la première à la seconde rappellera aux voyageurs des années 70-80 le contraste entre la RDA et la RFA, le côté déglingué et provincial de l’une, l’américanisation oublieuse de l’autre. Le « socialisme dans un seul pays » birman a coupé le pays des circuits financiers internationaux (sauf avec les pays voisins de l’ASEAN), ainsi que des échanges communicationnels mondiaux : il est difficile et fort coûteux de téléphoner à l’étranger et il faut chercher à Rangoon, et seulement là-bas, les cafés-internet où d’habiles techniciens savent contourner la censure de la Toile. Sinon votre boîte e-mail la plus anodine restera inaccessible, de même que google ou yahoo. L’étranger doit donc arriver avec ses liasses de dollars et devra chercher en ville le commerçant qui prendra le risque de vous les échanger en kyats à un taux avantageux. En sus de la monnaie locale, la junte pour interdire ce trafic quotidien, diffuse des dollars locaux (FEC) qui n’ont d’utilité que dans les hôtels de luxe et les agences qu’elle contrôle, ces dernières refusant les kyats au fumet si caractéristique… Les aspects les plus ubuesques de la junte sont connus : Rangoon est la ville la plus calme d’Asie parce que la circulation des deux-roues est interdite…Il y aurait plusieurs raisons à cela, mais selon la rumeur la plus commune, la voiture du Numéro 1 Than Shwe aurait été prise dans un embouteillage et harcelée par un groupe de motards casqués. Résultat : interdiction totale de circuler, d’où un surencombrement des vieux bus dont certains doivent dater de la présence britannique ou de l’occupation nippone. La junte déclare l’indépendance énergétique du pays et se convertit à l ‘écologie. Ses experts programment un vaste plan de culture du jatropha, une mauvaise herbe toxique mais dont la graine distillée peut donner un excellent bio-carburant. Sans formation ni connaissances spéciales, les paysans obéissent tant bien que mal, surtout dans les zones peu exploitables. Problème technique : il n’y a pas de raffinerie pour élaborer ce produit ! Le voyageur isolé comprend bien vite que tous ses problèmes bureaucratiques auraient été levés grâce à une agence de voyage organisant des circuits birmans à partir de chez lui. Mais cela suppose, de près ou de loin, verser son obole à la junte, le principal agent économique du pays, les militaires et leurs familles se reconvertissant en habiles managers :
Air Bagan dirigé par U Taiza (gendre de Than Shwe et l’un des homme les plus riche de Birmanie).
Myanmar Airways
UMEH
Myanmar Treasure Resorts
Yuzana hôtels
Aureum Palace
Ngapali Beach hôtel
Ainsi que les hôtels Inya Lake, Thamada et Strand à Yangon.

Il est évident que si la junte a en 1988 montré aux camarades chinois comment résoudre la question estudiantine (cortèges de manifestants abattus à la mitrailleuse, corps immédiatement évacués, absence totale d’images, cf. : Karen Connelly : La cage aux Lézards, 2007), les manifestations de cette année, inaugurées par les moines, relayées par la jeunesse, ont connu un tout autre traitement. La présence des télévisions étrangères, les téléphones satellitaires, internet, les appareils photos numériques, l’existence d’une opposition bien organisée depuis 1988 en Norvège et sa radio-TV (Democratic Voice of Burma DVB) servant d’efficace relais, probablement le refus d’une partie de l’armée de brutaliser les moines, voire des désaffections, suivies de mises aux arrêts (neuf généraux ont été arrêtés pour ne pas avoir suivi correctement les ordres), des complicités (le cortège de moines passant inopinément devant la demeure d’Aung San Su Kee, les barrages de barbelés ayant été tout à coup levés), les négociations entre les leaders du mouvement et la police pour déterminer les parcours des cortèges, etc, tout cela dessine une situation bien différente. La répression a été en effet modulée, et son analyse montre, à rebours, que l’espace politique birman comme tout espace politique est nécessairement appareillé : il suffit de suivre les mesures techniques mises en place par la junte, progressivement. Il y eut le classique couvre-feu, progressivement reculé, ce qui a permis à la jeunesse birmane de continuer à festoyer, mais surtout à l’armée d’arrêter massivement dans les monastères, sans témoins. En 1988, la junte avait utilisé de nombreux repris de justice pour réprimer les manifestants, elle découvrit alors sa faiblesse. Aujourd’hui on estime à cet égard que ses forces (tous corps confondus, armée officielle : Tatmadaw et milices) sont équivalentes numériquement à celles des moines dans le pays (400 000). En septembre dernier, les nervis reçurent individuellement 30 000 kyats (20 dollars par jour) pour se déguiser en militants pro-juntes. Dans les régions, la junte organisa des contre-manifestations et des meetings en procédant à un recrutement forcé dans les villages, chaque famille étant obligée de prêter un homme à cette fin, forme spectaculaire du travail forcé. La répression a été sévère (une trentaine de morts), mais ceux qui furent arrêtés ne furent souvent qu’interrogés sur les responsables de l’opposition et furent étonnés de se voir aussi facilement libérés. Ce qui constitua une première mondiale, c’est d’avoir bloqué internet en prétendant que le câble sous-marin s’était rompu accidentellement, c’est, ayant repéré d’où avaient été prises les photos de manifestation (la Travel Tower), de faire irruption dans les locaux des institutions internationales (OMS, etc) pour saisir le contenu (photos, vidéos) des ordinateurs. D’ailleurs, bien souvent des informaticiens de l’armée restèrent dans ces bureaux vides, probablement pour pirater les ordinateurs, ce qui rend aujourd’hui prudents les utilisateurs de ces machines, on n’utilise plus l’intranet ou on ne communique plus par internet avec autant de désinvolture. Il n’y eut pas de protestations de l’ONU face à ces violations de domicile. Le contrôle de la presse fut renforcé, la télévision diffusa des danses folkloriques et des messages de propagande et on coupa dans les villages les générateurs pour empêcher les paysans de capter les télévisions satellitaires, ce qui les obligea à se retourner vers la BBC. Mais si la junte a cru frapper ces fourmilières du bouddhisme politique qu’étaient certains monastères, les fourmis se sont aujourd’hui dispersées, les moines ont, comme ils le disent, « changé de couleur » en troquant leur robe pour l’habit civil et sont retournés dans leurs villages où l’on peut penser qu’ils font progresser la compréhension politique. Comme le montre Martine Lefeuvre-Déotte, les moines dans certains monastères visités, n’hésitent pas à entrer en contact avec l’étranger, à donner des informations sur la situation, à se faire photographier avec lui, etc. L’étranger ne se trouve donc pas enfermé dans sa chambre d’hôtel, assistant à une incompréhensible répression comme l’enfant du Silence de Bergman. Il est donc imbécile de boycotter le tourisme en Birmanie : il faut y aller en respectant certaines précautions, discuter avec ceux qui en ont le désir, manifester notre respect aux opposants. En se retirant dans sa capitale astrologique, pour échapper à une invasion US comme en Irak ( !), le pouvoir manifeste surtout la peur que lui procure le peuple birman. C’est Versailles contre Paris. Rangoon s’en trouve appauvrie, les riches s’étaient fait bâtir des demeures délirantes, souvent en apposant à un édifice quelconque une invraisemblable façade néo-classique. L’architecture palladienne a été la première architecture internationale, de la Russie impériale aux états sudistes. Il est étonnant de la retrouver aussi bien à Bangkok, surplombant et parachevant les tours prétentieuses de la seconde vague internationale, celle qui est issue du Bauhaus. On y surprend des temples assyriens à plusieurs centaines de mètres de hauteur, un panthéon romain ou parisien, la parabole d’un temple japonais, un ironique petit phare postmoderne. Qu’il est difficile de « finaliser » une architecture industrielle, qui est par principe constructif sérielle et donc ne se préoccupe pas de forme ! Ainsi, la forme revient-elle, comme un fantôme ou un esprit, un supplément d’âme, mais pour y loger quoi, pour quelle fonction ? La seule solution cohérente, c’est de parachever l’ensemble par un mat de télécom, puisque la communication est devenue notre destination universelle (le : « Il faut communiquer ! »).

Remarques Si les Birmans restent fascinés par la détentrice du prix Nobel de la paix, c’est peut-être davantage parce qu’elle est la fille du héros de l’indépendance, le Général Aung San (et on rendra avec complicité à l’étranger un billet de kyat à son effigie), sinon ils la trouvent trop occidentalisée (études à Oxford, mariée à un Britannique). Dans cette société trifonctionnelle, la religion n’est pas l’opium du peuple, mais constitue l’armature symbolique qui supporte l’ensemble. Dans un texte écrit en 1965 pour la revue des Annales (Le paysan et l’histoire), Lyotard distinguait bien le pacte symbolique, et son imposition à tous, de l’aliénation, qui n’a de sens qu’avec le surgissement du travail salarié et du capital. En s’attaquant aux moines, c’est ce pacte que les militaires risquent de briser : l’assujettissement des paysans apparaîtra alors pour ce qu’il deviendra : une aliénation. Mais le Bouddhisme ne concerne qu’une partie de la population, reste la multiplicité des peuples « périphériques » et leurs religions païennes, chrétiennes, musulmanes, etc, on pourrait dire l’extraordinaire variété de leurs cultures (E.Leach : Les systèmes politiques des hautes terres de Birmanie, 1972.) Depuis l’indépendance, la plupart des mouvements nationaux armés ont été vaincus ou achetés (les anciens barons de la drogue mènent une vie confortable dans la Golden Valley de Rangoon après leur reddition (J.C Courdy : Birmanie, la mosaïque inachevée, 2004). Il en ira probablement de la Birmanie comme de la RDA : leur destin est lié à celui du centre, ici, en l’occurrence, la Chine. A ceci près, que l’aventure démocratique des moines peut ouvrir une autre voie : encore faudrait-il que les revendications démocratiques de liberté d’expression, de communication, d’organisation, etc, ces droits prétendument formels, puissent être reprises par des paysans, dans une société où l’égalitarisation des conditions (Tocqueville) n’est précisément pas un fait. C’est sur cette question que l’on peut vraiment interroger la politique de Total en Birmanie : les dirigeants de la firme ont raison de dire que s’ils n’étaient pas en Birmanie, d’autres (Chinois, Indiens, etc) seraient à leur place, sans le programme de développement socio-économique mis en place dans la région traversée par le gazoduc, dont profitent une vingtaine de villages. Mais c’est la dette que Total doit au peuple birman pour faire oublier les 300 millions de dollars versés annuellement à l’Etat birman, c’est-à-dire à la junte, et qui ont dû permettre l’édification d’une partie de Nay-Pi-Thaw. D’après l’étude menée par F. Christophe du groupe Golias (Total : entre marée noire et blanchiment, 2000), les bénéfices de la firme en Birmanie ne représentent qu’un pourcentage marginal du groupe. Bénéfice d’autant plus relatif si l’on considère les efforts requis pour « communiquer » sur la question. Que fait donc Total en Birmanie ? Est-ce la tête de pont qu’entretient le capitalisme français dans une région du monde où il est particulièrement peu présent ? En même temps, l’action menée par la firme à partir de Kanbauk camp, avec sa quinzaine d’experts birmans (assistantes sociales, médecins, infirmiers, agronomes, vétérinaires, etc), la construction d’écoles et de dispensaires, est efficace et dans les faits a permis de créer une zone de droit dans un pays sans constitution et où la propriété de la terre n’existe pas (« socialisme » d’Etat). Les paysans birmans n’ont pas de titres de propriété à opposer à l’armée quand cette dernière veut étendre son territoire, en particulier quand elle veut créer des parcs naturels vidés de toute exploitation ou lancer un programme agricole (jatropha, hévéa). Le paradoxe est alors le suivant : une multinationale de l’énergie soutient la présence sur place de paysans pauvres contre une junte et ses experts agronomes promouvant un programme économique et social ! Beau cas d’école pour des ingénieurs en développement durable ! Jean-Louis Déotte, Université de Paris 8 Saint Denis