L’anticléricalisme sera primaire ou ne sera pas !

, par Alain Brossat


La lettre de Jean-Louis n’appelle pas de réponse, elle se suffit parfaitement à elle-même, mais elle est suffisamment engagée et sans fioritures pour susciter l’envie d’ « enchaîner » sur elle, comme on le fait dans une conversation entre amis.
J’en partage plus d’une affirmation, je suis plus réservé sur d’autres et, sous réserve d’approfondissement du débat, en désaccord sur d’autres points.
Jean-Louis met le doigt sur une faiblesse majeure du texte de présentation de notre association qui est entré en discussion – nous pensons nous y présenter sous notre meilleur profil en disant ce qui infecte l’air du temps et contre quoi nous sommes, résolument – mais nous semblons bien incapables d’affirmer ce pour quoi nous sommes, d’une manière aussi résolue. Il a raison. Mais si nous commençons à le faire, il va falloir que nous repartions d’une sorte de point zéro, de tabula rasa – tous les mots puissants vers lesquels nous sommes portés à nous orienter alors sont à redéfinir : « justice sociale », « émancipation », « vivre ensemble », etc. Ce sont des mots puissants qui ont souffert, ont été malmenés, traînés dans le fumier de la politique courante. Comment les ressaisir et en faire une assise solide qui nous permette de repartir d’un bon pied ? Pas en dressant des catalogues, Jean-Louis a raison. La seule façon d’avancer, je l’emprunterai ici à Badiou : c’est de poser des axiomes. Je n’en mentionnerai qu’un seul, parce qu’il est explosif, je veux dire que sa puissance polémique dans le présent est inépuisable et, là, j’emprunte à Rancière : l’égalité des intelligences. Toute politique qui ne se fonde pas sur ce postulat ne mérite pas d’être prise en considération. Et là, nous avons un motif qui, pris littéralement, est infiniment plus difficile à dénaturer que, disons, « justice sociale »,solidarité ou, même, émancipation.

Est-ce le même axiome que l’on pose lorsqu’on dit : toutes les religions sont également respectables ? Peut-être bien, si l’on entend par là que la notion même d’une hiérarchisation des mérites et qualités respectifs des religions est une entreprise infâme, quels qu’en soient les propagateurs. Mais il faudrait aussitôt pouvoir ajouter que cette respectabilité est, dans tous les cas, conditionnelle ou plutôt réversible : c’est le propre en effet de toute religion « en situation » de pouvoir se rendre insupportable aux « autres », de pouvoir verser dans le sectarisme et l’obscurantisme. Donc : toutes les religions sont au même titre exactement respectables, au même titre exactement qu’elles sont susceptibles, en situation, de devenir « irrespectables ». Ce qui est tout autre chose que proclamer que toutes les religions sont, par définition, à rejeter en tant que superstitions – un mantra qui, pour nous venir de loin, en France, et ce pour des motifs historiques qui ne sont pas inconsistants, n’en contribue pas moins à rendre les choses encore plus obscures lorsque l’on a à tenter de se tenir à la hauteur de phénomènes ou d’événements comme ce qui s’est imposé à nous dans le contexte de l’ « actualité Charlie » et de ses suites.

A la question que pose Jean-Louis : l’anticléricalisme hérité des grands affrontements idéologiques et politiques du XIX° et du XX° siècle a-t-il encore une actualité dans notre présent, le cléricalisme est-il encore une réalité dans la France d’aujourd’hui ?, je crois qu’il faut apporter une réponse claire. Premièrement, ce dont il est ici question, c’est de l’Eglise catholique et de ses rapports avec la société française, en termes d’emprise. Cette Eglise, comme « pouvoir », a cessé d’exercer une hégémonie globale entendue comme « pastorat » au sens foucaldien du terme, depuis pas mal de temps déjà. Mais pour autant, elle n’a pas renoncé du tout à exercer une emprise sur la vie sociale et les conduites – bien au delà des « croyances » et de la foi, donc. Elle n’a pas renoncé à se prononcer sur la sexualité des gens, à énoncer ses propres prescriptions et interdictions. Il lui arrive d’interférer dans le champ des pratiques culturelles et artistiques. Certains de ses courants sont partie prenante de phénomènes réactionnaires comme La Manif pour tous, etc. Donc, en ce sens, la guerre contre le cléricalisme catholique (un phénomène qui ne concerne pas le catholicisme comme foi mais l’Eglise comme institution et pouvoir) n’est pas achevé et ne le sera jamais. Ce n’est plus une lutte de même intensité qu’au début du XX° siècle, évidemment, mais on sait bien qu’en la matière, la messe n’est jamais dite (!) : le cléricalisme catholique est susceptible de reprendre du poil de la bête dans telle ou telle occurrence politique favorable : là où le pastorat catholique exercé par les Eglises locales est encore hégémonique, aux Philippines, en Colombie, certains pays d’Afrique, éventuellement, les résultats se voient à l’oeil nu : c’est la hiérarchie de l’Eglise catholique qui, en Colombie, a fait échouer sciemment le référendum sur les accords de paix avec les FARC, accords négociés pendant des années et condition d’une sortie de la guerre civile sans fin qui ravage le pays.
Disant ceci, je me sentirai tout à fait à l’aise pour répondre « non » à la question posée par Jean-Louis, quand il la formule dans ces termes : « Pensez-vous qu’il y ait un danger catholique en France ? ». Non, bien sûr, ce n’est pas des catholiques, en général, que je me défie, mais d’une certaine prélature catholique, de ce qui, dans l’Eglise de France, me fait un peu penser à un appareil stalinien. Une réalité que je n’invente pas, qui a noms et adresses – à l’image d’un certain Mgr Barbarin qui fit tout pour éluder la réalité des crimes sexuels commis dans son diocèse, comme les évêques et cardinaux du stalinisme niaient l’existence des camps sibériens.

Il me semble qu’il nous faut apprendre à dissocier rigoureusement ce qui, dans la tradition d’un certain débat français, c’est-à-dire, en effet, d’un certain confusionnisme anticlérical, se trouvait constamment amalgamé : le cléricalisme comme pouvoir d’emprise de l’Eglise dans tous ses effets spécifiques, et la spiritualité religieuse, voire la spiritualité tout court, incluant donc le motif qui a tant intéressé Foucault, celui de la spiritualité politique. Nous savons bien comment fonctionnent aujourd’hui les amalgames entre la répulsion que suscitent les attentats dont les auteurs se réclament d’une idéologie sectaire et « l’Islam » en général, décrié comme « la religion la plus con » par des énergumènes suprémacistes à la Houellebecq. Ce qui donc « fait époque » pour nous et constitue par conséquent l’objet du différend majeur, aujourd’hui, ce n’est pas ou plus la question du cléricalisme catholique et de ce qui s’y oppose, mais bien le transfert qui s’est opéré du discours se présentant comme anticlérical sur d’autres objets, l’Islam et les musulmans au premier chef. C’est ce transfert qui va permettre tous les abus et toutes les impostures, notamment celle d’un discours de plus en plus ouvertement islamophobique, occidentalocentrique, raciste, et qui, nonobstant, ne cesse de s’afficher comme « de gauche », progressiste, issu des Lumières, etc. De cet « anticléricalisme » là, non seulement nous ne voulons pas, mais nous le vomissons, tant il est le vecteur discursif du désastre en cours dans notre pays – la formation d’une hégémonie brune-bleue-rose allant de Valls à Marine Le Pen – pour dire le moins.

Je crois que Jean-Louis, dans son texte, sous-estime les effets des discriminations qui sont agencées sur ces dispositifs discursifs, celles que subissent en France les populations d’origine coloniale tout particulièrement. Il ne suffit pas d’étudier à l’université pour être épargné par le harcèlement de la BAC quand on rentre chez soi, le soir, dans sa cité et qu’on a une gueule d’Arabe ou de Subsaharien. Le mieux serait encore de faire un peu de testing in situ, tout près de chez nous, à Pantin ou Bobigny, en nous y baladant avec un ami bronzé, jeune et encapuchonné – ce qui ne constitue pas un délit. Aulnay-sous-bois est à une volée de pierres de chez nous et, pour être « français comme nous », le bon Théo n’y en a pas moins été ratonné et violé en plein jour par des flics blancs inspirés par le discours ambiant. Il y a donc bien un problème, de ce côté-ci, massif, et dont les rodomontades de ceux qui se sont mis à bouffer du Blanc (pas plus catho que juif ou autre chose, d’ailleurs) n’est que le symptôme.

Un dernier mot pour énoncer une légère surprise : Jean-Louis, avec qui je suis en dialogue amical depuis des décennies maintenant, se donne, dans ce texte un « devenir-catholique ». Je suis étonné, dans la mesure où, dans ces discussions, il me semble l’avoir le plus souvent parler en « chrétien » - entendu comme dans Témoignage chrétien... Comment faut-il entendre ce déplacement – petit ou grand ? Catholique par opposition à d’autres branches de la chrétienté, de la foi chrétienne, des spiritualités chrétiennes ? Nostalgie du « giron de l’Eglise », comme on disait naguère ?