L’image politique de Omar D. Devoir de mémoire (2007)

, par Jean-Louis Déotte


1) Certains pensent que les images sont comme les objets techniques : neutres. A disposition. Que ce serait l’utilisateur qui en ferait un bon usage ou non, qu’il y aurait des images politiques ou non. L’analogie peut s’avérer riche, à condition de rappeler qu’un outil n’est pas neutre. Encore moins un ensemble d’outils appelé machine. Parce qu’une machine transforme le milieu naturel auquel elle s’applique et le transforme en « milieu associé » en intégrant un certain nombre de ses structures (Simondon). Il y a belle lurette que les images ont intégré les structures de tel ou tel milieu social-historique, le modifiant en retour. Ce qui implique qu’un corpus d’images doit être mis en rapport avec son milieu associé, en l’occurrence, social et politique, qui lui donne sens. Le livre de photographies d’Omar D. est de ceux-là : il doit être compulsé en rapport avec le collectif des « mères de disparus » qui lui donne sens. Mais ce collectif n’aurait pas existé sans ces représentations, sans ces témoignages, sans ces lettres envoyées en vain par des parents de disparus politiques aux représentants d’un Etat qui n’a pas besoin de peuple. Le peuple algérien pour l’Etat du même nom est un peuple en trop : les revenus de l’exploitation de l’énergie pétrolière constituant une rente largement suffisante.

2) Les images politiques nous retiendront particulièrement, parce qu’elles sont à l’entrecroisement de deux logiques indépendantes au moins : la politique, la technique, ici imageante. Ces deux logiques elles-mêmes dépendent de régimes différents du symbolique. On peut caractériser certains régimes du symbolique : le régime narratif qui est le fait des sociétés contre l’Etat et des sociétés traditionnelles ou païennes, le régime de la révélation qui est le fait des sociétés théologico-politiques comme le Christianisme ou l’Islam, le régime délibératif pour les sociétés démocratiques-capitalistes. Ce sont ces régimes qui permettent aux groupes sociaux de s’individuer.

3) Chaque régime entretient un rapport spécifique à l’événement : le premier fait tout pour l’exténuer au nom de la répétition du même (l’ordre social légué par les ancêtres mythiques), le second le transforme en avènement majeur (cf. l’écriture des tables de la Loi par Moïse) conditionnant tout espoir de retour, le troisième s’ouvre au grand large de l’indétermination symbolique.

4) En effet, Lefort à la suite de sa lecture de Tocqueville (La démocratie en Amérique) détermine ce régime social-historique par l’indétermination croissante des repères symboliques, sur les ruines d’une société théologico-politique de l’incorporation et de l’incarnation (cf. l’Ancien Régime en France). La thèse est la suivante : à partir du moment où la société ne s’incarne plus dans le corps du roi, tout ce qui apparaissait jusqu’alors comme donné d’avance par une sorte de don divin du sens ou de destination (la finalité de l’ordre social, les partages sociaux et sexuels, les moyens de parvenir aux buts collectifs, etc) devient objet d’une délibération et donc d’un débat où les parties ne cessent de se diviser sur tout et n’importe quoi.

5) Non seulement pouvoir, savoir et loi se désintriquent, mais cette première différenciation en entraîne d’autres, on peut parler d’ontologies régionales, puisque des pans entiers de réalité se détachent des autres, acquerrant à chaque fois légitimité, savoir et pouvoir (la religion, la science, l’éthique, l’esthétique, la technique, etc). C’est le constat que faisait déjà Schiller à l’extrême fin du XVIIIè siècle, celui d’une humanité et d’un homme divisés. De là selon lui et à partir de lui, l’utopie d’un homme et d’une société réconciliés du fait de l’esthétique (Lettres sur l’éducation esthétique de l’humanité). Il est évident que ce mouvement de différenciation démocratique s’entretient de lui-même et que les limites du symbolique reculent constamment, générant selon Lefort une angoisse de démembrement de ce qui restait de corps social. Les fictions catastrophistes d’une société unidimensionnelle, d’un spectacle généralisé aliénant tout comportement authentique parce que supposé harmonieux, les idylles rousseauistes d’une bonne société ne connaissant pas l’inégalité, etc, sont à la mesure de cette différenciation croissante.

6) Très tôt , Lefort a analysé le totalitarisme nécessairement moderne, comme une tentative pour générer fantasmatiquement un corps social et politique réunifié sous la tutelle d’un égocrate (Hitler, Staline, Mao, etc). Le totalitarisme était donc décrit comme le risque majeur de la démocratie, un désir de fusion logé au cœur de l’expérience démocratique de la division.

7) Cet horizon délibératif est au cœur de la conception par Rancière de l’action politique (La Mésentente). En effet, ceux qui n’avaient pas encore de places socialement reconnues, les sans-part, sont amenés sur un fond d’égalité essentielle entre les locuteurs humains, à constituer un objet collectif de litige, à configurer une place publique et donc à argumenter face à ceux qui, a priori, ne les voyaient même pas (ceux qui prennent part à l’ordre social, la polis). Bref, d’invisibles, ils doivent partager autrement le sensible pour se rendre visibles. Le recours aux images, comme à la littérature, devient essentiel, Les images sont alors des armes politiques agissant même inconsciemment puisque c’est l’ensemble de notre sensibilité qui au bout du compte accepte de voir ce qui jusqu’alors restait dans l’ombre. Un nouveau milieu associé surgit donc de ce partage du sensible. Et comme la politique est affaire d’apparences que l’on donne de soi-même (W.Benjamin), toujours à son insu (Arendt), les agissants sur la scène publique doivent être appareillés pour exister aux yeux les uns des autres. Ils doivent apparaître au mieux d’eux-mêmes (c’est toujours une affaire de parure et d’éloquence) se soumettant à l’appareil esthétique dominant qui fait le tri entre ce qui peut surgir comme événement et ce qui reste inconcevable. On se souvient des portraits de groupes de Communards à Paris en 1871, tous fiers et armés sur leurs barricades, défiant l’ennemi versaillais qui plus tard se saisira de ces photos pour les condamner sur place et les fusiller. La plupart disparurent sans restes dans des fosses communes. La photographie constitue alors le seul témoignage de leurs existences. En même temps, la photographie fut utilisée comme arme politique par les vainqueurs eux-mêmes pour justifier la répression de la Semaine Sanglante : la fusillade des « otages de la rue Haxo » fut reconstituée après coup comme une scène de théâtre, avec des acteurs, et les photos largement diffusées dans la presse de l’Etat dirigé par Thiers.

8) Mais chez les uns et les autres (de Lefort à Rancière, etc), c’est le schéma marxien de la lutte des classes qui continue de s’imposer. Au fond, la division est essentiellement sociale et politique. Avec Lyotard, le champ potentiel de la division s’élargit aux conflits entre régimes du symbolique (Le Différend). C’est que Lyotard, qui avait participé activement au mouvement de libération de l’Algérie (La Guerre des Algériens), fit très tôt l’analyse de la situation coloniale, où une norme s’impose à une autre, la laissant sans voix, par exemple la norme délibérative s’imposant à la norme de révélation. Les conflits peuvent concerner des régimes hétéronomes de l’image, voire des conflits sur le refus de l’image : Lyotard mènera à partir de Kant toute une réflexion sur le sublime comme « présentation qu’il y a de l’imprésentable ». On assiste donc à un approfondissement de l’indétermination symbolique quand les repères culturels les plus intégrés implicitement s’exacerbent dans la confrontation avec d’autres repères culturels.

9) Du politique au social, du social au culturel, une révolution était en marche, souvent à grand bruit. Mais les événements les plus conséquents sont souvent silencieux : la remise en cause du partage social des sexes, le féminisme, la question du genre, la transexualité, la revendication d’une non discrimination concernant les homosexualités, ce mouvement qui touchait à la division entre sexes du fait de leur récente indistinction pouvait être encore qualifié de démocratique. Mais l’homoparentalité ? Mais les mères porteuses ? Mais les greffes d’organes ? Ce sont alors les repères anthropologiques qui à leur tour firent question, du fait de leur remise en cause, provoquée par des avancées sociales et techniques considérables. Ce qui vient en retour saper la symbolicité.

10) A cela s’est ajoutée la remise en cause d’un partage symbolique essentiel à l’humanité : celui entre les morts et les vivants du fait de la politique terroriste d’Etat inaugurée par les nazis (politique NN : Nuit et Brouillard). Cette politique est distincte des génocides, car elle vise des individualités. Plus l’individuation dans une société est forte, plus les singularités entretiennent entre elles de nombreuses relations, plus les agissants sont des apparaissants, plus la tentation est grande pour un Etat terroriste d’affaiblir les réseaux interpersonnels sans lesquels il n’y a pas de véritable individuation. En effet, si un groupe n’était qu’une somme d’individus déjà constitués, en faire disparaître un, serait sans grand effet. Le groupe trouverait même des raisons supplémentaires de lutter, par esprit de vengeance. Pour s’attaquer au réseau en tant qu’il est constitutif des individus, il faut plus efficacement s’attaquer au processus psycho-social par lequel les individus vont vers davantage d’individuation. C’est Simondon (L’individuation psychique et collective, 1989) qui permet de comprendre qu’un individu de groupe est bien davantage qu’un groupe d’individus.

11) Pour le dire autrement, la guerre classique met en cause des groupes d’individus, où les individus ont entre eux des relations déjà établies et stables, la plupart du temps hiérarchiques (l’armée), la « sale » guerre, des individus de groupe où le groupe est en cours d’individuation, où les individus s’ouvrent toujours plus à de nouvelles relations entre eux. La « sale » guerre génère de l’angoisse chez chacun parce qu’elle s’attaque au transindividuel, au processus par lequel des individus en relation s’individuent en rapport à l’individuation du groupe qui les porte et qu’ils portent.

12) La guerre classique troue les réseaux relationnels déjà constitués, les individus survivants après un travail de deuil doivent contourner les vides laissés par les pertes humaines. La nouvelle guerre, qui est essentiellement une guerre civile, une guerre menée par l’Etat terroriste contre la société, fait régresser le processus d’individuation. Elle est, à proprement parler, antisociale. C’est la raison pour laquelle, l’angoisse, qui est un retour du préindividuel, submerge les individus (J.H.Barthélémy, à paraître). L’angoisse provoquée par la disparition d’un proche est beaucoup plus invalidante que sa mort avérée, suivie des rituels funéraires, lesquels replacent le décédé dans une généalogie. La mort prolonge, d’une certaine manière, les rapports que les vivants entretenaient entre eux, tout en instaurant entre le mort et eux une césure qui va devenir de plus en plus grande. La disparition, au contraire, c’est brusquement l’absence de liens : l’individuation s’effondre. D’autant que les individus qu’on a fait disparaître l’ont été comme apparaissants au mieux d’eux-mêmes.

13) Plus radicalement, si un groupe s’individue du fait de l’individuation de ses membres, certains d’entre eux émergent comme étant des sur-individus : des individus reconnus par tous comme des représentants indiscutables (politiquement, artistiquement, socialement, etc). Les atteindre, en les faisant disparaître, c’est en quelque sorte priver le processus d’individuation de pilotes. La « sale » guerre est sélective, elle engloutit le fils aîné et non pas le cadet, le leader de l’organisation « terroriste » et non pas le militant lambda, le chanteur étoile et non pas un fan. Le nombre de disparus au Chili sous Pinochet fut limité, ce qui n’entrava pas la politique de terreur, bien au contraire. Les purges de Staline, surtout dans les années 30, furent davantage « chirurgicales », même à très grande échelle, que génocidaires. Alors que le nazisme était essentialiste (principe de race) et donc génocidaire.

14) C’est la raison pour laquelle les photos d’Omar D. sont à la fois psychiques et collectives, ne se contentant pas comme le ferait un Boltanski de livrer des photos d’identité agrandies et pour cela floues, d’anonymes. Les disparus sont là, mais aussi le milieu géographique, rural ou urbain ; social : les lieux conviviaux, le café, la rue, les places ; le travail : le portage, la cuisine, la lessive ; la maison : le milieu familial, la mère, la chambre à coucher, la cuisine, l’enfance, le passé, la phratrie.
Le contraste est radical avec la série Algérie, Portraits (2003) où les costumes d’apparat des différentes régions l’emportaient avec les visages hiératiques, souvent pris de biais. L’ordre symbolique traditionnel régnait encore. C’était l’Algérie d’avant la colonisation. En 2007, après la seconde guerre d’Algérie, la frontalité s’impose, tout est dégradé, les lieux publics ne sont que souvenirs : l’espace social n’a pas été davantage épargné que les hommes. Les lettres envoyées aux « autorités » et restées sans réponse témoignent de l’angoisse de toutes ces familles.

15)Le pouvoir central a voulu imiter le grand Mandela, mais il a oublié qu’il y avait deux objectifs aux commissions mises en place en Afrique du Sud : Vérité et réconciliation. Sans vérité, il n’y aura pas de réconciliation, car il n’y aura pas de réindividuation psychique et collective, mais un peuple collectivement livré à l’angoisse du préindividuel. C’est dire que les photos d’Omar D. ont une portée plus anthropologique que politique : il s’agit de restaurer la possibilité d’un échange symbolique entre les morts et les vivants et non d’édifier des monuments aux morts.

J.L.Déotte est professeur des Universités en philosophie à Paris 8 Saint Denis. Il a édité sur la question de la disparition politique, avec A.Brossat :
L’époque de la disparition, chez L’Harmattan
La mort dissoute, ibidem.