Pasolini, l’autobiographie comme fiction consciente

, par Alain Naze


Il est souvent considéré que l’œuvre multiforme de Pasolini est largement autobiographique, ou en tout cas riche de références plus ou moins transparentes à sa propre existence, certains allant même jusqu’à envisager que toute son œuvre ne constituerait peut-être au fond rien d’autre qu’un ininterrompu et fourmillant autoportrait. De son côté, Pasolini n’est pas avare de propos semblant aller dans ce sens, ni non plus de clins d’œil qui confirmeraient en effet l’hypothèse, d’autant qu’il ne refuse jamais de proposer lui-même une interprétation pour ses propres réalisations, ou ses choix d’existence. A partir de là, nombre de lectures de ses travaux vont emprunter la voie biographique, parfois jusqu’à la caricature (Dominique. Fernandez ), parfois aussi en teintant cette approche de mysticisme (Giuseppe Zigaina ). La mort violente de l’auteur n’a pu, d’ailleurs, que renforcer cette tendance à envisager l’œuvre à partir de la vie (de la mort, en l’occurrence) de Pasolini, d’autant que certains en font un quasi-suicide, point à partir duquel ils réinterprètent notamment ses toutes dernières productions Il ne s’agit certes pas, contre cette pente, de faire valoir l’idée que l’œuvre pasolinienne serait sans rapport avec l’existence de son auteur, l’omniprésence même, dans ses films comme dans ses livres, d’éléments récurrents, et constituant visiblement ses propres obsessions, témoignant à l’évidence contre cela. Il s’agit seulement de prendre acte du fait que Pasolini, loin de nous livrer, presque naïvement, certains pans de son existence, ce qui serait possible, construit bien plutôt, délibérément, un récit autobiographique, prenant appui sur une multiplicité de supports, qui vont de ses propres œuvres aux interviewes accordées. Ce n’est pas qu’en tout cela il nous « baladerait » purement et simplement, à l’image du réalisateur incarné par Orson Welles, se jouant du journaliste, tout en usant bien des mots de Pasolini, dans La ricotta ; c’est plutôt que, bien conscient que toute autobiographie est une construction, une réécriture de ce qui est réellement vécu, Pasolini préfère se livrer consciemment à cette reconstruction qui, si elle ne vise sans doute guère à une objectivité factuelle, aurait au moins le mérite de faire sens. Ce n’est donc que sous ce rapport que son travail pourrait être considéré comme une autobiographie ininterrompue, dont Œdipe roi constituerait alors peut-être le point culminant, en ce que, selon l’aveu du cinéaste lui-même, on se trouverait là face à son film la plus autobiographique. On ne pourra opérer, ici, relativement à l’œuvre pasolinienne en son ensemble, que quelques prélèvements significatifs, qu’on se gardera pourtant d’interpréter, et qu’on placera bien plutôt en regard du traitement cinématographique qu’il réserve à la tragédie de Sophocle. Ce n’est pas qu’on ait à reprendre nécessairement à notre compte le jugement de Pasolini quant à l’aspect supposé autobiographique d’Œdipe roi, c’est seulement que cette affirmation de Pasolini fait de ce film une sorte de type-idéal de la construction pasolinienne de sa propre biographie dans son œuvre – sous ce rapport, alors, Œdipe roi constituerait peut-être le lieu privilégié (un des lieux privilégiés, en tout cas), en vue de cerner la logique selon laquelle l’auteur donne en effet à entendre quelque chose de lui-même, précisément en ce point de jonction entre un récit ancien et un dispositif moderne d’interprétation.

Pour commencer, signalons qu’il n’est pas rare que, face à tel ou tel passage d’un texte de Pasolini, on réagisse en considérant que ce qu’il livre de lui-même, ainsi, au lecteur, est « trop beau pour être vrai », dans le sens où l’on serait face à la présentation de faits, ou de réflexions s’insérant trop bien dans telle ou telle grille interprétative, bien souvent marxiste et/ou freudienne en l’occurrence. On a alors le sentiment d’être face à des pseudo-faits, face à une pseudo-réalité, reconstruite – précisément aux conditions de la théorie interprétative susceptible de l’accueillir. En disant cela ainsi, le risque est cependant réintroduit de considérer qu’à travers une telle pratique Pasolini userait de rouerie (et il est roué en effet), qu’il se jouerait réellement de nous, au lieu de nous livrer la réalité de ces faits passés, ou au moins des souvenirs qu’il en garde. Il faut donc préciser à nouveau qu’il ne s’agit pas de considérer que Pasolini nous cache ici quelque chose, en ce que s’il nous livrait ses souvenirs effectifs, ceux-ci seraient également réélaborés, filtrés – la seule différence, ici, consistant dans le fait que Pasolini ne veut livrer de son intimité, notamment psychique, que ceux de ses souvenirs qu’il a pris la peine de réélaborer consciemment. Peut-être même certains de ses « souvenirs » ne se fondent-ils sur aucun matériau précis, susceptible de jouer le rôle d’antécédent vis-à-vis de cette reconstruction (qui accèderait alors au statut paradoxal de reconstruction originaire) ? Cette volonté de se réapproprier consciemment certains processus inconscients est d’ailleurs fort présente chez Pasolini, et se trouve liée d’emblée à la dimension politique de son œuvre : s’il se désole, notamment dans Pétrole, du fait que les jeunes des années 70 puissent citer, par leur chevelure, leur pilosité en général, leurs vêtements, telle ou telle période de l’histoire, c’est en tant qu’ils le feraient de manière inconsciente, selon le conformisme propre aux effets de mode. L’anachronisme inconscient serait signe d’aliénation, vidant ainsi cet entrechoc des temporalités de son potentiel révolutionnaire (pour parler avec Benjamin, mais entrechoc que, par ailleurs, Pasolini utilise très consciemment, notamment dans Pétrole, justement, ou encore dans Salo ou les 120 journées de Sodome, ou encore dans le scénario du film non réalisé sur saint Paul). Livrant des souvenirs qui parleraient malgré lui, Pasolini aurait le sentiment, s’exprimant publiquement, de s’exposer à son insu – de donner à voir, à saisir en tout cas, des processus psychiques, sociaux, historiques auxquels il est soumis -, alors qu’il est toujours prompt à reconnaître, notamment dans des interviewes, que ses choix témoignent sans doute de motifs psychiques, socio-historiques, etc. très profonds, qu’il ne maîtrise pas. Ce n’est donc pas que Pasolini s’inscrive dans le fantasme d’une toute-puissance lui permettant de maîtriser tout ce qui lui advient, c’est bien plutôt qu’il cherche à maîtriser le plus possible le discours relatif à ce qu’il ne maîtrise pas.
Comment se fait-il qu’il soit communiste ? Comment rendre compte de son homosexualité ? Comment est-il devenu artiste ? Autant de questions, et d’autres encore, que l’œuvre de Pasolini ne répugne pas à aborder, à travers des formes diverses. Et d’abord dans ce livre qui s’énonce comme autobiographique : Qui je suis. Cela dit, on peut douter que la promesse de Jean-Pierre Milelli, en introduction de ce livre, qu’il a traduit en français, soit honorée – selon lui, « […] sans préjuger de sa valeur littéraire, ce texte inédit de Pier Paolo Pasolini constitue un document particulièrement précieux pour mieux comprendre les rapports entre la vie et l’œuvre du poète, romancier, essayiste et cinéaste italien » . Il semble bien que la proposition doive être reformulée en sens inverse : sans préjuger des enseignements qu’il apportera sur les rapports entre la vie et l’œuvre de Pasolini, voici un livre dont la valeur littéraire n’est pas douteuse. Voyons donc, d’abord, le propos de Pasolini, quant à son engagement communiste :
on sait qu’il a fréquemment lié cet engagement avec l’idée d’une fidélité à son frère Guido, mais ici les choses sont présentées un peu différemment, en deux temps, façon de séparer engagement marxiste (apparemment indéfectible, le plus profond) et engagement communiste (plus contingent, comme le montre le cas du frère) : dans le premier moment, on lit ceci : « Je pleure encore, chaque fois que j’y pense, / sur mon frère Guido, / partisan tué par d’autres partisans, communistes / (il était du Parti d’Action ; / c’était moi qui l’avais conseillé ; / lui avait commencé la Résistance / comme communiste) » ; et, dans le second temps, un autre niveau de causalité semble mobilisé : « Comment suis-je devenu marxiste ? / Eh bien… j’allais parmi de petites fleurs / printanières, blanches et azurées, / celles qui naissent juste après les primevères, / - et un peu avant que les acacias / ne se couvrent de fleurs, / parfumées comme de la chair / qui se décompose dans la chaleur sublime de la plus belle saison - / et j’écrivais sur les rives de petits étangs / que, là-bas, dans le pays de ma mère, / d’un de ces noms / intraduisibles on appelle fonde, / avec les fils des paysans / qui se baignaient innocemment / (parce qu’ils étaient impassibles devant leur vie / alors que je les croyais conscients / de ce qu’ils étaient) / j’écrivais les poèmes du Rossignol / de l’Eglise catholique. / C’était en 43 : / en 45 tout fut différent. / Ces fils de paysans, un peu plus âgés, / se mirent un jour un foulard rouge autour du cou / et marchèrent / vers le chef-lieu de canton, avec ses portes / et ses petits palais vénitiens. / C’est ainsi que je sus que c’étaient / des journaliers, / et qu’il y avait donc des patrons. / Je fus du côté des journaliers, et je lus Marx » .
Dans tout ce passage, on retrouve bien des motifs récurrents dans l’œuvre de Pasolini (notamment ce foulard rouge des journaliers, qu’on trouvait déjà dans le roman de jeunesse Le rêve d’une chose – titre composé à partir d’une citation de Marx -, mais foulard qu’on retrouve encore à l’autre bout de l’œuvre, dans Pétrole, où il fonctionne à la manière d’un signifiant récurrent), mais en ce qui concerne notre questionnement proprement dit, on relèvera que la prise de conscience est placée au centre de son engagement marxiste par l’auteur : c’est parce qu’il aurait constaté, chez ces jeunes paysans du Frioul, la naissance d’une conscience de classe, et qu’il se serait senti solidaire d’eux, qu’il aurait lu Marx. Oui, c’est ce qui est dit. Mais, juste après la question : « Comment suis-je devenu marxiste ? », Pasolini se lance d’abord dans une longue description du pays de sa mère, du Frioul – et l’on comprend qu’il évoque cela pour indiquer qu’il n’est pas sans éprouver un attrait érotique pour ces jeunes paysans se baignant, tout « impassibles devant leur vie » qu’ils puissent être. Il ne s’agirait donc pas de lier son marxisme à l’érotisme de façon directe, puisque par ailleurs, notamment dans son poème Les cendres de Gramsci, il professe plutôt un amour, de fait, pour les garçons pauvres, dépourvus de conscience de classe, et sans doute en partie parce qu’ils en sont dépourvus, en contradiction, donc, avec sa position intellectuelle marxiste. Son marxisme serait donc lié à sa volonté de ne pas être « impassible devant [la] vie », en même temps qu’au désir d’être lié à ceux qu’il aime, ces jeunes paysans. On voit déjà que la démarche de Pasolini est complexe, en ce qu’il y a bien lieu de croire qu’en effet il nous livre quelque chose, qu’au sens strict, il ne nous ment pas, mais qu’on a bien du mal à démêler les choses, en vue de savoir ce qu’ici il nous livre exactement. Ainsi, c’est bien davantage une Stimmung qu’il évoque ici, qu’il réactualise quasiment, à travers cette forme semi-poétique, bien plutôt, donc, que des souvenirs au sens strict. En cela, il nous livre bien quelque chose, mais, dans le même mouvement, il fait aussi intervenir un événement originaire (ici, par exemple, le bain des garçons, puis, quelques années après, leur lutte contre les patrons, « un jour », avec ce foulard rouge noué autour du cou), censé cristalliser tous les éléments constitutifs de cette disposition d’esprit (qui est l’objet de la remémoration) – et il est facile de comprendre pourquoi les versions de l’événement originaire ne coïncideront pas toujours les unes avec les autres : si l’événement originaire remplit sa fonction, c’est là l’essentiel. Pour l’engagement politique, il y a toujours la référence à Guido, son frère, bien sûr – même si le lien de cause à effet ne laisse pas d’être complexe, car si l’engagement de son frère a d’abord été communiste, ce sont aussi des communistes qui l’ont tué -, mais pour le reste, les journaliers sont parfois remplacés par la lecture de Rimbaud… L’invention pasolinienne est donc tout entière dans cet événement originaire, et d’une certaine façon, dès que, pour chacun d’entre nous, il s’agit de s’expliquer sur ses propres choix d’existence, la rationalisation a posteriori à laquelle on se livre entraîne une opération de fictionnalisation – c’est ce processus de reformulation que Pasolini veut conduire consciemment.
Pour ce qui relève de son homosexualité, du moins lorsqu’il cherche à la référer explicitement à l’idée qu’il se fait, ou en tout cas qu’il nous présente, de la psychanalyse et du complexe d’Oedipe, il évoque régulièrement, presque rituellement le contraste entre son père et sa mère (sa mère, enracinée dans le Frioul, profondément liée à cet univers paysan aimé de Pasolini – « [l]a chose la plus importante de ma vie / a été ma mère » écrit-il -, et son père, militaire et fasciste ; à sa mère se rattachera donc le dialecte frioulan, au père l’italien, langue du centralisme fasciste). Dès lors, la mise en place du complexe d’Œdipe est déjà quasiment effectuée, et il n’y a pas à s’étonner s’il envoie à son père son premier recueil de poèmes édité, en frioulan : « […] signe de notre haine, signe inéluctable, / signe qui, pour une enquête scientifique, / ne trompe pas, / - qui ne peut tromper -, ce livre qui lui était dédié / était écrit en dialecte frioulan ! / Le dialecte de ma mère ! / Le dialecte d’un monde / petit, qu’il ne pouvait pas ne pas mépriser / - ou tout au moins accepter / avec la patience d’un père… » . Ainsi, au-delà de l’opposition du fils au père, Pasolini n’oublie pas d’évoquer un dépassement, de sa part, de cette haine du père : d’ailleurs, de ce point de vue, à présent qu’il a 44 ans, il écrit : « je le vois hors de mon histoire, / dans un épisode qui m’est totalement étranger, / dans lequel je suis un héros objectif coupable » ; mais il prend aussi la peine d’évoquer, de façon relativement voilée (c’est-à-dire, fort visible, donc) l’ambiguïté de son complexe oedipien, qu’il désire sans doute référer à son homosexualité : « […] je dois rappeler / que, outre mon amour initial pour ma mère, / il y eut aussi un amour pour lui : / et un amour sensuel. / Je dois rappeler mes petits pas de garçonnet / de trois ans, / […] mes petits pas au bord d’une route / frappée par un soleil qui n’était pas de ma vie / mais de celle de mes parents, / vers le fossé où mon père, jeune homme, / était en train d’uriner… » . Les trois points de suspension après le mot « uriner », cette fois, font penser à un clin d’œil trop appuyé au lecteur, mais ce n’est pas certain – on pourrait y lire aussi une forme de pudeur, dispensant de dire trop crûment les choses, celles peut-être d’un Œdipe inversé ?
Mais c’est le plus souvent une structure oedipienne classique qu’il fait valoir dans ses quasi-souvenirs, y compris sous une forme indirecte, comme celle de l’amour des sonorités de la langue frioulane (la langue de la mère), amour se mêlant inextricablement, se nouant à son amour des garçons, dans le cadre d’un « souvenir » d’enfance, particulièrement parlant, et à ce titre, exemplaire de la construction narrative par laquelle il se constitue une autobiographie. Ce passage intervient dans un texte théorique consacré au langage, dans le cadre de L’expérience hérétique, et le fait même de mêler ici les niveaux tient bien à la considération de cet événement comme significatif, quant à notre rapport au monde, et au langage en l’occurrence : « […] j’ai un souvenir personnel à soumettre à l’analyse de laboratoires mieux équipés que le mien. J’avais trois ans, trois ans et demi […]. Je ne savais pas encore écrire […]. Par conséquent, ma langue n’était qu’orale. A travers cette langue, j’étais en train de m’adapter à Belluno (c’était la quatrième mutation : Bologne, Parme, Conegliano, Belluno). Il y avait des voisins, un jardin d’enfants, des petits garçons qui jouaient au ballon dans le square devant la gare […]. A cette époque-là, je crois que je m’entendais encore assez bien avec mon père. J’étais exceptionnellement capricieux, c’est-à-dire névrosé, probablement, mais sage. Envers ma mère (qui était enceinte mais je ne m’en souviens pas), mes dispositions étaient celles de toute ma vie : un amour désespéré. Il est à noter qu’environ un an, un an et demi plus tôt, à Conegliano (je vois encore le grand lit de mes parents, tout ceci se passe sur son immense étendue blanche), j’avais fait un cycle de rêves « à épisodes », où je perdais ma mère, et je la cherchais dans les rues rouges et pleines d’arcades de mon fantasme de Bologne (superbe, dans sa tristesse infinie) ; et je finissais par monter certains escaliers intérieurs, dans l’obscurité, vers des appartements de familles d’amis, pour demander où elle était, etc. Or, dans la période de Belluno, justement entre trois ans et trois ans et demi, j’ai éprouvé les premières tortures de l’amour sexuel, identiques à celles que j’éprouverais ensuite, jusqu’à aujourd’hui (atrocement aiguës entre seize et trente ans) : une douceur terrible et anxieuse, qui vous prend aux entrailles et les consume, les brûle, les tord, comme une vague chaude, poignante, devant l’objet d’amour. De cet objet d’amour, je crois que je me rappelle seulement les jambes – et précisément le creux derrière les genoux, avec les tendons raidis – et la synthèse de ses traits de créature distraite, forte, heureuse et protectrice (mais traîtresse, toujours appelée ailleurs). Un jour je suis allé chercher cet objet de mon émoi, tendre et terrible, chez elle : j’ai monté le perron de la petite villa de Belluno – que j’ai encore devant les yeux -, j’ai frappé à la porte, j’ai demandé ; j’entends encore les mots négatifs, me disant qu’elle n’était pas là. Je ne savais évidemment pas de quoi il s’agissait, je ne ressentais que la nature physique de la présence de ce sentiment, si dense et si cuisante qu’elle me tordait le ventre. Je me suis donc trouvé dans la nécessité physique de « nommer » ce sentiment, et, dans mon état de locuteur seulement vocal, non écrivant, j’ai inventé un terme. Ce terme était, je m’en souviens très bien, « TETA VELETA »
[…] « Teta veleta » faisait parfaitement partie de ma « langue », de l’institution linguistique dont je disposais. Il me semble qu’à l’époque je n’ai jamais avoué ce terme à personne (car je sentais que le sentiment ainsi défini était merveilleux mais honteux) […] » .
On se trouve ici face à un récit qui fait se rejoindre des préoccupations de théorie linguistique, des considérations de type psychanalytique, et des éléments énoncés comme autobiographiques, ces derniers assurant d’ailleurs le lien entre les niveaux, et plus généralement l’unité de ce passage. On pourrait peut-être parler ici d’événement fondateur, en ce que ce souvenir est à la fois à l’origine du Pasolini poète et amoureux des sonorités de la langue liée au corps, et dans le même mouvement, inséparablement, du Pasolini homosexuel, dans cette évocation d’un choix primaire d’objet – et il a toujours lié son amour des garçons à l’amour de leur argot, de leur dialecte, ou de leur prononciation. Ce récit, énigmatique et peut-être riche d’enseignements cachés, peut donc, à cet égard, valoir comme un mythe d’origine, que Pasolini se permettrait de soumettre à un laboratoire de linguistique, mais il fonctionne aussi comme une première forme de rationalisation (de mythologisation), concernant sa propre sexualité (mais aussi concernant le langage lui-même, puisque ses propres « hypothèses de laboratoire » s’empareront de cet « événement », et de quelques autres, comme les cris et danses de Ninetto ). Si cet événement relatif au creux derrière le genou des garçons est archi-significatif, c’est qu’il nous reconduit tout bonnement à l’origine du langage (et d’autres considérations, dans L’expérience hérétique, viendront s’ajouter à celles-ci, qui orienteront en effet la réflexion vers un questionnement dédaigné par la science linguistique contemporaine, celui de l’origine du langage), et en même temps à l’origine de Pasolini lui-même, uniment comme être parlant (et entendant) et être désirant. Ce nouage entre désir et parole, qui fait naître sur les lèvres de l’enfant les syllabes des deux mots « Teta veleta », donne peut-être une des clés permettant de saisir ce qui se joue dans la formulation de son autobiographie sous la forme de petits récits, de petites mythologies : une autobiographie empruntant les voies d’un langage instrumental risquerait d’être infidèle à son objet ; mais en même temps, Pasolini ne veut pas céder à l’irrationnel, et, ainsi, toujours ses créations littéraires autobiographiques se doublent de leur analyse immanente. C’est sans doute de ce point de vue qu’on peut comprendre vraiment en quoi il est fondé à faire d’Œdipe roi son film le plus autobiographique : dans la mise en scène du mythe, il intervient lui-même, et pas seulement sous la forme du grand prêtre – il intervient pour porter le récit à une forme d’auto-compréhension de soi, à une forme de fiction heuristique. Le récit se double donc toujours de son interprétation, mais comme immanente, un peu à l’instar de ce qui se passe avec les « Visions » de Carlo, dans Pétrole, lorsqu’elles sont envisagées comme les images d’un film : Carlo se trouve sur le chariot du caméraman, et il est accompagné par trois dieux, qui rationnalisent la « Vision », qui introduisent de la rationalité, là où l’image laissée à elle-même ne donne à voir que la réalité brute, non encore passée par le filtre de la raison. Les dieux font donc une réalité de ces images, là où, laissées à elles-mêmes, elles ne se distingueraient guère du rêve. Œdipe roi peut donc jouer le rôle d’une autobiographie pasolinienne, à condition de considérer ce récit comme celui d’une origine – l’origine de Pasolini lui-même, origine présente en ce film comme dans tous les petits récits, ainsi parsemés dans l’œuvre de Pasolini. Dans ces conditions, le caractère inassignable de l’origine conduirait à attribuer au phénomène « Teta veleta », comme à ceux que retracent les aventures d’Œdipe, le statut d’origine, répétant à l’avance les éléments constitutifs d’une biographie pasolinienne. On pourra donc parler de phénomènes originaires (d’Urphänomene), tels que Goethe pouvait les concevoir, en ce que « Teta veleta » n’est pas un phénomène linguistique comme les autres, mais renvoie bien à une Ur-langue (que Pasolini identifie à une langue purement orale, et en tant que telle, introuvable empiriquement), de même qu’Œdipe lui-même n’est pas un être désirant parmi d’autres, mais le lieu même d’un Ur-désir, jamais atteint en lui-même, toujours masqué, et duquel tous les autres dériveraient. Que les événements présentés par Pasolini comme étant à l’origine de sa vocation de poète, ou de son engagement marxiste, ou de son amour des garçons n’aient pas de corrélat déterminé dans la réalité empirique qui aurait joué en effet ce rôle de cause, cela cesse de faire problème, si l’on accepte de considérer qu’en tout cela Pasolini n’évoque nullement des événements appartenant à un passé révolu, mais bien plutôt une origine qui, par avance, répète les événements à venir, mais ne relève, elle-même, aucunement de la réalité empirique. Voilà au moins pour le statut qu’on peut attribuer aux motifs récurrents dans l’œuvre de Pasolini, et qui sont conduits à remplir une fonction explicative, relativement à telle ou telle dimension propre à l’artiste ; que ces motifs aient réellement un effet heuristique, c’est une tout autre question, mais qui sort du champ de questionnement possible relativement à l’œuvre, en ce que Pasolini semble surtout se saisir de ces motifs pour en faire des éléments de sa création artistique, les moments de rationalisation répondant plus, eux, au désir de comprendre du lecteur, du spectateur, à un besoin de mobiliser son intérêt, son attention, comme il le fera tout au long de sa carrière de cinéaste, livrant pour ainsi dire, et sans se faire prier, un petit guide d’interprétation rapide pour telle ou telle œuvre. Ne prenons pas ces moments de rationalisation trop au sérieux, surtout quand ils concernent la personne de Pasolini (quand ils portent sur le langage, c’est autre chose), ils valent comme une approche très générale, qui n’a de valeur effective que dans ses détails – mais, précisément, ces détails rendent insignifiant, ou au moins inessentiel, le bel ordonnancement de l’explication canonique puisée auprès de Marx ou de Freud. C’est la vengeance du petit récit, contre le grand récit, si l’on veut. C’est peut-être en étant muni de ces précautions qu’on peut alors approcher et saisir le caractère autobiographique du film Œdipe roi.

On remarquera, pour commencer, que la distinction opérée par Aristote, dans La Poétique, entre « qualité » (on dirait « caractère » - poiotès) et « personnage », nous impose de penser le caractère comme déduit du personnage, et ce personnage, comme déduit de l’action. Il s’ensuit, selon les mots de Florence Dupont, que « Œdipe, le héros préféré d’Aristote, pris dans une série de péripéties et de reconnaissances, n’a pas de caractères indépendamment de ce qui lui arrive ». Autrement dit, et cela intéresse directement notre réflexion, Aristote pourrait, à la limite, se passer du personnage, le but de la tragédie étant l’action – par conséquent, le personnage n’a pas d’autre épaisseur (celle de son caractère) que celle que lui confère l’action. Or, si l’on reprend l’idée de Freud selon laquelle les péripéties d’Œdipe sont au fond celles que tous les humains partagent dans le cadre de la scène du rêve, alors, en effet, nous sommes tous ce personnage d’Œdipe, seulement plus chanceux que lui, « dans la mesure où nous ne sommes pas devenus névropathes », selon la formule de Freud, pour n’avoir pas réalisé ces actions autrement qu’en songe. De ce point de vue, Pasolini est fondé à faire d’Œdipe roi un film autobiographique, et s’il présente cet aspect encore davantage pour le réalisateur que pour le spectateur, c’est que le cinéaste y a intégré des éléments de sa propre histoire (mythologie) personnelle, qui font de ce personnage d’Œdipe porté à l’écran un double du cinéaste – la jonction entre le prologue et le corps du film s’effectue à travers les pieds de l’enfant, que le père prend dans ses mains à la fin de l’épisode muet, et que l’on retrouve, attachés, dans la séquence de l’esclave transportant l’enfant hors de la cité de Thèbes, ces pieds liés si forts qu’ils ont enflé. Les caractères qui vont constituer le personnage d’Œdipe sont issus du texte de Sophocle lui-même, et à ce titre, si l’on considère la reprise freudienne du schéma de la tragédie grecque d’Œdipe, alors, les spectateurs sont fondés à y voir également un film qui parle d’eux (la mère de l’enfant du prologue est Silvana Mangano, comme elle jouera aussi le rôle de Jocaste) ; c’est surtout dans le prologue et l’épilogue (tous deux quasiment muets) que l’intervention de Pasolini se fait sentir le plus nettement, et confère au personnage d’Œdipe des traits (des caractères) qui deviennent trop particuliers pour être encore tout à fait ceux du spectateur (à l’image de cette ville de garnison dans laquelle grandit l’enfant, et de ce père militaire, etc.). Comme le fait remarquer Bernard Eisenschitz, dans son analyse du prologue d’Œdipe roi, « [l]’empêchement matériel de tourner dans le Frioul de sa propre enfance, l’angoisse du tournage après la phase plus « inspirée » de l’écriture du scénario, ont amené Pasolini à concentrer la plus grande émotion dans chaque plan du prologue, souvenirs d’enfance « à la fois très synthétisés et très riches » [Pasolini dixit - AN]. On a montré la grande élaboration formelle de ces séquences, où les couleurs, l’intensité des expressions, les formes à l’intérieur du plan, les rapports de forme, durée, etc., de plan à plan, contribuent à reconstituer une scène originaire, à la fois dans sa dimension individuelle et mythique (« cette scène appartient au passé – ontogénétique ou phylogénétique – de l’individu et constitue un événement qui peut être de l’ordre du mythe, mais qui est déjà là, avant toute signification apportée après coup » [Laplanche et Pontalis – AN] ». On retrouve bien là le principe déjà indiqué, et qui oriente le sens que prend l’autobiographie chez Pasolini : si l’individuel paraît toujours mythifié, c’est qu’on est face à la reconstitution d’une « scène originaire » qui, en tant que telle, est bien surchargée de significations par cette reconstruction, mais dans le même temps, constitue le seul type de manifestation possible, pour une origine. Pasolini en est lui-même bien conscient, comme lorsqu’il évoque l’événement fondateur de son amour pour la langue orale, et qu’il fait remonter à « [u]n matin de l’été 1941, […] sur le balcon extérieur, en bois, de la maison de [s]a mère », où il entendit la voix de Livio, solide paysan du voisinage, qui fit résonner, entre les mots de sa conversation, celui de « ROSADA », car pour le caractériser, il parle bien de « souvenir hallucinatoire » : « Quelle que fût mon occupation ce matin-là, peinture ou écriture, je suis sûr de m’être interrompu subitement : cela fait partie de mon souvenir hallucinatoire ». Là encore, origine intimement liée de son amour de la langue orale, et de celui des garçons de cet univers rural parlant cette langue – cette condensation même apparente en effet cette représentation aux formations oniriques, et pourtant, si hallucination il y a, elle est bien de l’ordre du souvenir. Tout comme serait de l’ordre du souvenir, mais inconscient, et sous la forme du symptôme, l’habitude du personnage d’Œdipe, incarné par Franco Citti, de placer devant sa bouche le dos de sa main, aux moments de grande tension. En cela aussi, on a intervention de Pasolini lui-même, étant entendu que ce n’est pas le personnage de la tradition en tant que tel qui revêt quelque caractère névrotique, Œdipe n’étant pas lui-même pris dans les rets de ce qui deviendra le complexe oedipien, mais bien plongé dans la réalité ; on se trouve ici face à la mise en scène de cette non-adhérence au monde que constitue, pour Pasolini, l’appartenance à un monde moderne et petit-bourgeois, c’est-à-dire, privé de corps. Le souvenir de la scène originaire peut donc prendre des formes variées, entre la reconstruction mythifiée de ladite scène, et sa survie à travers les symptômes, mais dans les deux cas, il confère consistance à cette origine, même inassignable, même inobjectivable. Finalement, on pourrait dire que Pasolini, en construisant son autoportrait à travers ses œuvres et ses diverses interventions, met en scène cet épisode originaire, sous des modalités variées, mais qui confinent à l’auto-analyse. En cela Pasolini n’ignorait sans doute pas ces mots de Freud, selon lesquels « une vraie auto-analyse est impossible », du fait que s’analyser soi-même supposerait la capacité d’utiliser, nous concernant, « de[s] connaissances objectivement acquises ». Reste alors l’intérêt d’opérer de multiples variations autour de motifs psychanalytiques et / ou marxistes, qui, s’ils n’ont guère d’effets heuristiques quant à la personne de l’auteur, ses choix, ses comportements, procurent au moins des figures variées à l’œuvre elle-même, notamment en ce qui concerne la constitution de récits – mais c’est aussi la signification de ceux-ci qui peut être relancée par moments, comme lorsque le motif analytique vient croiser celui de la linguistique, car en ce cas, s’il s’agit moins d’éclairer l’origine du Pasolini amoureux de la langue orale, que d’approcher l’origine de la langue elle-même, en ce cas, donc, les vertus heuristiques du récit sont restaurées, intactes, et Pasolini peut rejoindre Benjamin, selon des modalités différenciées (au « cri » du premier correspondrait la « langue adamique » du second), dans le cadre d’une interrogation intempestive du langage , susceptible d’éclairer ce que peut la langue, une fois placé entre parenthèses son usage instrumental.