texte de présentation, thèse Pasolini et Benjamin

, par Alain Naze


Dans le cadre de cette thèse, intitulée, Temps et récit chez Walter Benjamin et Pier Paolo Pasolini, il s’agissait de faire entrer en résonance les pensées de deux auteurs et/ou philosophes et/ou cinéastes, de façon à envisager la possibilité de penser sous la catégorie deleuzienne de la « grande identité » ce qui m’est apparu, d’abord sur un mode intuitif, comme un certain nombre d’affinités entre Pasolini et Benjamin. Il s’agissait donc, initialement, de tester la possibilité de dépasser le caractère un peu arbitraire de cette « rencontre » entre eux, c’est-à-dire entre deux hommes qui ne se sont ni vus, ni connus, ni lus. L’idée était donc d’envisager la possibilité de construire une « grande identité » entre Benjamin et Pasolini, à l’image de celle qu’a pu mettre en place Gilles Deleuze, relativement à Spinoza et Nietzsche.
Par conséquent, et dans le sillage de cette entreprise deleuzienne, il fallait prendre garde à ne pas nier les différences entre les deux auteurs, cette « grande identité » entre Benjamin et Pasolini n’étant en effet pensable que sur un fond de différences (en se souvenant qu’il n’y a même de ressemblances qu’entre des différences). Le terme de la tentative consistait à envisager, dans cette optique, la possibilité de faire apparaître un tout autre système de pensée, à partir de la rencontre même de ces différences (un système qui, au sens strict, ne soit plus ni du Benjamin, ni du Pasolini). Que l’absence de véritable « philosophie de l’histoire », chez Pasolini, ait pu, en fin de parcours, donner le sentiment que Benjamin, dès lors, cheminait seul, ou à peu près, cela ne me semble pas constituer un empêchement à la construction d’une « grande identité » entre les deux. En effet, si l’on reconnaît en Benjamin et en Pasolini, dans ce travail, bien plus des « personnages conceptuels » que des personnes, chacun d’entre eux se définit alors bien davantage comme « agent d’énonciation » - et il s’ensuit, par conséquent, que la rencontre entre ces deux personnages conceptuels a, elle-même, permis le repérage d’un plan d’immanence tiers, relativement auquel il importe assez peu de savoir, au fond, lequel prend la parole en effet, ici ou là, leur commune présence étant assurée dans l’énonciation elle-même, pour autant qu’elle s’actualise en effet sur ce plan. Pour juger de l’effectivité de ce plan, il resterait à nommer l’effet produit par ces rapprochements/frottements entre les deux auteurs, pour désigner, donc, ce « bougé » qui me semble caractériser les figures de Benjamin et de Pasolini, à l’issue du parcours. Ce travail s’inscrivant résolument dans le champ de la philosophie, il ne s’est pas voulu de simple comparaison, tenant en cela à éviter de figer les auteurs étudiés, c’est-à-dire de les réduire à des « monuments » de la culture, qu’il s’agirait d’analyser pour eux-mêmes, simplement. Tout au contraire, rompant avec toute religion de l’auteur visant à le constituer en corps sacré, ce travail a cherché à faire fonctionner les deux auteurs comme des « objets de pensée », en cherchant à dépasser la simple exactitude documentaire au profit de rapprochements éclairants. En revanche, il est évident, dans l’éventualité d’une publication de ce travail, que l’actuelle absence d’une mention faisant état du nom des traducteurs de Benjamin et de Pasolini devrait être rectifiée.

Présentation de la thèse :
Pour fonder, ou plus exactement pour construire ce rapprochement, cette mise en résonance de Benjamin et de Pasolini, il a fallu d’abord déterminer les lieux philosophiques autour desquels se révélaient de la façon la plus sensible des affinités entre les deux auteurs, de façon à pouvoir juger de la profondeur et de l’éventuelle fécondité de ces résonances. C’est donc essentiellement autour de la question du langage que s’est effectué le nouage le plus profond entre Benjamin et Pasolini, autour des thèmes du « nom », de la « traduction », d’abord, puis également autour de ceux du « récit » et de la « transmission », impliquant un certain rapport au langage. Le rapport au temps, ainsi, s’est trouvé placé au centre de la réflexion, dès le départ, que ce soit autour de la question de « l’origine » par exemple (quel statut temporel conférer à cette origine du langage, située dans le « cri » chez Pasolini, et dans la langue adamique, chez Benjamin ?), ou autour de la question de la temporalité produite par telle ou telle forme de récit ? C’est donc « tout naturellement », si l’on peut dire, que ce travail se devait de déboucher sur une réflexion sur l’histoire, tout y conduisant, des considérations benjaminiennes autour de la question de la traduction aux propos pasoliniens relatifs au triomphe de la langue italienne standard (instrumentale) dans l’univers contemporain du consumérisme. Au fond, le motif messianique se trouvait inscrit au cœur de ce travail dès les premières réflexions sur le langage, que ce soit à travers l’ouverture messianique propre à la traduction, chez Benjamin, ou bien à travers l’idée pasolinienne de « survivances » inscrites dans la langue parlée, par-delà la disparition de ce qu’il nomme les « purs parlants ». Evidemment, les modalités selon lesquelles se dégage ce motif messianique diffèrent grandement de l’un à l’autre, la composante kabbalistique de la conception benjaminienne du langage cédant la place, chez Pasolini, à une composante de type corporel (la prononciation enracinée dans les corps).
Dès le moment de la réflexion autour du langage (la première partie de la thèse) est apparue l’idée que l’interrogation de l’un et de l’autre, relativement à l’origine (l’origine du langage, en l’occurrence), ne débouchait aucunement sur un désir de restauration d’une origine perdue. De ce point de vue, l’écho messianique de la traduction n’aboutit pas à la reconstitution d’un langage originaire chez Benjamin, pas plus que Pasolini ne cherche à reconstituer la moindre langue « pure », celle-ci étant définie comme strictement théorique, comme idéal-régulateur. Ce point pouvant apparaître parfois comme ambigu chez Pasolini, j’ai cherché à montrer comment il était possible (et intéressant) de tirer la position pasolinienne du côté du phénomène originaire, pour éviter de laisser place à la possibilité d’une régression effective vers l’origine (d’une actualisation effective de l’origine). A cette occasion, il est évident que je ne suis pas resté enfermé dans un rôle de commentateur, mais que je suis intervenu ici, non pas pour indiquer, contre Pasolini, ce qu’il aurait dû penser, mais bien plutôt pour tirer tout le profit possible de la réflexion pasolinienne sur le langage, dans le cadre d’une mise en résonance avec la théorie benjaminienne du langage – par conséquent, un plan de réflexion se découvre bien ici, qui n’émerge qu’à la faveur du rapprochement Benjamin/Pasolini : c’est en se situant sur ce plan que cette intervention consistant à arracher Pasolini à l’image jungienne pour le conduire vers le phénomène originaire goethéen prend sens (indiquant ce qu’il aurait pu penser), et non à partir d’une préférence philosophique qui serait strictement mienne, arbitraire à ce compte.

Le passage à la question du récit s’est d’abord effectué à partir de la question de l’oralité, ou plus exactement à partir du problème du récit traditionnel. Il s’agissait, au fond, de se demander si le récit pouvait survivre à la mort de sa forme traditionnelle, orale. La question de la nostalgie se posait là encore : et de la même façon, il a bien fallu convenir qu’il n’y avait nulle tentative, ni chez l’un, ni chez l’autre, de réactiver ce type de récits. Il s’agissait seulement d’envisager de nouvelles manières de raconter. Sans entrer dans le détail des analyses, ces nouvelles formes ont pu chercher à faire une place à la langue orale, à l’intérieur de formes résolument modernes de récits (les romans romains de Pasolini par exemple, ou encore les petits récits figurant dans Rastelli raconte… chez Benjamin), mais elles ont pu s’en affranchir radicalement (avec l’éloge benjaminien du « roman pur » gidien, comme avec la fermeture sur soi de l’univers langagier de Salo ou les 120 journées de Sodome, chez Pasolini). Plutôt qu’une recherche consistant à sauver, en tant que telles, des formes de récits anciennes, il s’est agi, chez l’un et chez l’autre, de rechercher de nouvelles manières de raconter, notamment à travers le recours au cinéma. C’est dans cette optique que j’ai proposé l’expression de « pseudo-récit », pour désigner (en marge de la définition pasolinienne de ce terme) les récits au sein desquels on peut sentir la caméra, c’est-à-dire les récits pour lesquels les « ficelles » de l’art de raconter cessent d’être cachées. C’est dans cette optique encore que l’art de Brecht a pu intéresser Benjamin, même si j’ai cherché à montrer, en m’appuyant essentiellement ici sur les thèses de Florence Dupont, en quoi le théâtre brechtien reste peut-être essentiellement aristotélicien, c’est-à-dire lié à une forme de récit, relativement indépendante de la forme théâtrale en tant que telle. Autrement dit, des nouvelles formes de narration peuvent apparaître, dans des registres artistiques divers, mais elles ne seront vraiment intéressantes, nouvelles, qu’à la condition de repenser les formes du récit de façon interne : cinématographiquement pour le cinéma, théâtralement pour le théâtre, etc. C’est ainsi que le cinéma de Pasolini peut sembler lié à l’art traditionnel de raconter (Les mille et une nuits, L’Evangile, la Trilogie de la vie, etc.), mais en fait, il ne l’est que superficiellement, Pasolini mettant bien en place des films ayant la structure de « pseudo-récits », cinématographiquement parlant – l’apparente transparence des récits filmiques pasoliniens tenant à son art du montage, recréant artificiellement une continuité temporelle, c’est-à-dire un effet de naturel, tout en ne sacrifiant pas à la technique du plan-séquence.
Si le lien avec l’histoire (avec un grand H) est présent dans les films de Pasolini, notamment à travers l’idée des corps sous-prolétariens dispensant leurs dernières lumières dans les films de la Trilogie, c’est sans doute à travers la question du drame baroque, envisagée par Benjamin, que la réflexion s’est orientée, le plus nettement, vers le thème de l’histoire. En effet, relativement au « temps triste » du Trauerspiel (du drame baroque), la coupure, « l’arrêt messianique » dira Benjamin, constitue la possibilité même du passage à un temps « tragique », voire « messianique ». Or, si le Paris, capitale du XIXe siècle, ce livre benjaminien sur les passages, est bien considéré, par son auteur lui-même, comme le quasi-équivalent, pour le XIXe siècle, du livre sur le baroque, c’est que l’équivalence contemporaine des choses, sous le règne de la marchandise, répond à leur équivalente vanité dans le cadre du drame baroque. C’est donc dans cette réflexion benjaminienne autour du théâtre baroque que prend tout son sens la notion d’ « état d’exception », reprise à Carl Schmitt – le retournement benjaminien consistera, dans les « Thèses sur l’histoire », à définir un « véritable » état d’exception, comme étant celui qui reste à instaurer, précisément d’un point de vue révolutionnaire. Mais cette notion de coupure, d’interruption, est loin d’être étrangère à Pasolini lui-même, lequel la met bien en œuvre, notamment à travers les images des Mille et une nuits, en lesquelles les figurants fixent la caméra.

Le dernier moment de la réflexion a donc été consacré à la question de l’histoire, essentiellement à travers les « Thèses sur l’histoire », de Benjamin, mais aussi à travers quelques remarques de Pasolini, avec leur prolongement, notamment chez Gramsci. La question, au fond, était celle du récit historique : comment écrire l’histoire, comment transmettre un récit historique qui ne néglige pas le rebut, le déchet – autrement dit, comment écrire une histoire qui ne soit pas simplement l’histoire des vainqueurs ? De ce point de vue, il est apparu que le récit construit au sein d’un temps vide et homogène laissait place, nécessairement, à une histoire fondée sur des rapports de causalité et entendue comme progrès – avec cette conséquence inévitable que les vaincus de l’histoire devaient être sacrifiés, au nom du progrès. Pour rompre avec ces conséquences, le recours au temps discontinu est apparu comme nécessaire – c’est à tout moment que le fil de l’histoire des vainqueurs peut être rompu, laissant ainsi la place au surgissement des oubliés de l’histoire. S’il y a surgissement, en effet, c’est qu’on ne se situe pas du côté du simple souvenir (Andenken), mais bien du côté de la remémoration (Eingedenken), d’où l’intérêt prononcé de Benjamin pour Proust. Il s’agit donc de laisser place à un récit rendant possible la remémoration, c’est-à-dire le retour effectif de ce qui, jamais, n’a été vécu. Dans cette optique, les généalogies pasoliniennes (de type expressif, et non causaliste) dessinent bien quelque chose de ces résurgences pensées sur le modèle de la remémoration : le corps avoue, en ses formes, dans l’intonation d’un accent, un passé qu’il ignore, non pour l’avoir oublié, au sens strict, mais pour ne l’avoir lui-même jamais vécu. Le corps se souvient de ce qu’il n’a pas vécu (soit par la manifestation d’ancêtres non connus, soit par la manifestation d’un « inconscient agricole », selon une expression de Pasolini).

Résultats :
La question qu’il serait possible de poser, au terme de ce travail, est peut-être au fond celle-ci : Que produit donc ce travail, en termes de devenir, entre Benjamin et Pasolini ?
On pourrait dire que cette rencontre arrache Pasolini à lui-même, comme elle arrache Benjamin à lui-même, non pas en défigurant qui que ce soit, mais en permettant d’actualiser, chez chacun des deux, des potentialités internes de déterritorialisation. Au fond, l’actualisation de ces virtualités résulterait d’une sorte de technique du montage à l’œuvre dans ce travail, au moyen de rencontres inopinées (entre les deux auteurs, entre leurs énoncés respectifs, entre différents énoncés d’un même auteur, etc.), et qui font sens. C’est en cela que le devenir qui s’emparerait et de Benjamin et de Pasolini, dans la présente thèse, est bien construit. C’est qu’en effet, en mettant en place une confrontation entre Pasolini et Benjamin, qui ne soit pas comparatiste, une confrontation qui ne se réduise pas à des rapprochements systématiques quant à tel ou tel point, mais cherche à déboucher sur un plan de consistance nouveau, on peut déplacer l’un et/ou l’autre, sans pour autant être reconduit à l’écrasement (au moins partiel) d’un pôle par l’autre. C’est en ce sens que Deleuze pouvait parler d’une philosophie donnant naissance à un Hegel barbu, ou à un Marx glabre. Si, donc, les conclusions de cette thèse peuvent donner l’apparence que Benjamin, relativement à la question de l’histoire en tout cas, prend le pas sur Pasolini, il serait en fait possible de conférer une orientation exactement inverse à ces conclusions, sur ce point, en envisageant, par exemple, ce que la pensée du corps, chez Pasolini, permet de faire affleurer à la surface, chez Benjamin. Il y aurait ainsi, par exemple, toute une interrogation à porter dans le domaine de la relation de Benjamin à la psychanalyse : ce que Benjamin utilise chez Freud, notamment la notion de choc, pouvant largement être utilisé indépendamment de l’essentiel du corpus freudien, cela ne nous reconduirait-il pas à un inconscient proche de celui dont parle parfois Pasolini, cet inconscient « déposé dans les choses » ? De cette façon, c’est la question même de la philosophie de l’histoire qui serait à reprendre à nouveaux frais, Pasolini, cette fois, pouvant redevenir, dans ce registre également, un pôle réellement actif dans la relation à Benjamin. Une histoire plébéienne écrite à partir des corps pauvres et discrédités constitue un programme assez exaltant pour mobiliser bien des types de chiffonniers.