Mon Pierre Rivière

, par Philippe Roy


Mon Pierre Rivière, ayant égorgé sa mère, sa sœur et son frère… si tu savais tout ce que l’on dit encore sur toi. Pour les uns tu es le Pierre Rivière névrosé ou monomaniaque, débile ou incestueux. Pour d’autres tu es le Pierre Rivière d’une situation juridique à laquelle résiste une femme, ta mère, contre la loi des pères à laquelle tu veux encore donner grâce. Tu veux venger ton père ridicule et ridiculisé en cette période historique où le charivari n’est plus là pour réguler socialement les anomalies sociales, en cette période de bouleversement de la paysannerie. Pour d’autres tu es le Pierre Rivière du sublime, celui du parricide aux yeux roux, l’écrivain-criminel qui fascine tous les esthètes de salon. Tu es aussi le Pierre Rivière des lectures qui se colportent par lesquelles tu te propulses dans l’histoire, la religion, le monde, l’univers et avec lesquelles tu aimes réfléchir. Tu lis tout, même un fragment qui eût servi à torcher le derrière. Où étais-tu Pierre Rivière ? dans les écritures ou dans le bocage normand ? ou dans l’un et l’autre lorsque tu t’es mis à écrire ton mémoire ?

Mais mon Pierre Rivière, n’es-tu pas qu’un geste ? Tu le dis de toi-même : moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère. Par ce geste, moi, je suis Pierre Rivière. Mais plus encore je me nomme « Pierre Rivière » en inscrivant mon geste dans un mémoire, une longue mémoire. « Pierre Rivière » est le nom propre d’un geste que tu te donnes en l’inscrivant dans la lignée des noms-propres-gestes de ton mémoire : Chatillon, Eléazar, Charlotte Corday, Henri de la Roquejacquelain etc. et que dire du calibene, nom propre que tu as donné à un outil pour tuer, l’actualisateur d’un geste. Le geste viendrait donc souder nominations et acte, écriture sur ta vie et écriture de ta vie ? N’as-tu pas, dès que tu as commencé à écrire, un peu sur papier mais plutôt dans ta tête, été appelé par ce geste autant que tu l’appelais, devant être à (h)auteur de lui ? Ton geste aurait commencé avec ton écriture spirituelle et le passage à l’acte de ton geste, son effectuation, serait le passage de l’écriture de ta vie à celle de ta vie. L’acte étant solution de continuité de ces deux écritures parce que le geste est condition d’elles deux. Pas d’écritures sans ce geste. Le geste a donc une présence avant l’acte, pendant l’acte et après, le geste est geste-événement. Ce pourquoi il hante le lieu où il est arrivé n’étant pas déterminé par lui, n’étant pas seulement ce qui se dit de l’acte-en-son-lieu. L’acte passe, non le geste. Le geste est dans un temps qui ne passe pas, spirituel. Il procède de la part de l’acte qui ne passe pas, ce pourquoi il rôde encore à la Faucterie.

Une des forces du film d’Allio est de suggérer cette a-chronologie du geste-événement, ayant déjà eu lieu au début du film, allant arriver ensuite puis arrivant enfin, mais il suggère aussi, en doublant les images de la vie de Pierre Rivière par des lectures de son mémoire en voix off, que l’écriture sur sa vie s’est peut-être faite simultanément à sa vie. Que la conduite de récit (je reprends ce terme à Pierre Janet) a précédé l’écriture du mémoire sur papier. Ta fabuleuse mémoire, mon Pierre Rivière, n’était donc telle que parce qu’elle fût le premier mémoire écrit en acte dans ta vie ? Il y aurait donc une première écriture par mémorisation (de ta vie mais aussi de tes lectures), une deuxième élaborant le mémoire et s’appuyant sur la première et enfin un passage de l’écriture du deuxième à l’écriture dans ta vie par passage à l’acte. Ces trois écritures venant s’inscrire dans le champ vaste des écritures et de ce dont parlent celles-ci, champ auquel appartiennent ces lectures qui ont forgé ton désir du geste affecté par ceux des grands noms.

Mais le désir du geste n’a-t-il pas été trop grand pour toi Pierre Rivière ? Car qu’en fût-il de ce que tu escomptais par ce geste ? a-t-il vraiment inauguré une autre vie pour ton père et pour ta grand-mère ? Etait-ce vraiment son but ? car ces motifs auraient pu t’amener à seulement te servir de ton écrit pour défendre juridiquement ton père comme tu le dis à ta sœur, même si c’est pour faire diversion. Toi même tu regrettes ton geste peu de temps après l’avoir accompli. Comment penser que ce geste était la réaction adaptée à ces motifs ? Comment as-tu pu croire que ton père fût plus heureux après avoir perdu cinq membres de sa famille (en te comptant toi et l’enfant que ta mère portait) ? tu es même allé jusqu’à imaginer que ton père pourrait te regretter si tu n’avais tué que les deux femmes, pourquoi ? Quel secret pacte te lie à ton père contre les femmes ? Quelle force donnes-tu à ce pacte au point de penser que ton père ne se remettra pas de ta perte et qu’il faut qu’à ses yeux tu deviennes vraiment odieux en tuant ton petit frère ? Comme si la mort de ce petit frère n’allait pas elle-même affecter encore plus ton père, lui qui aimait cet enfant. Tu pensais vraiment que, sans cette mort supplémentaire, ton père se réjouirait secrètement de ton geste.

Pour toi l’assassinat des deux femmes n’en était pas un, il n’était que justice, tu devais donc commettre au moins un vrai crime : tuer ton frère. Ton père offusqué te haïrait car il n’aurait même pas supporté un voleur dans sa famille. Ton geste fut donc à la fois le geste hors-la-loi qui assure l’exercice de la loi, régime de l’exception qui fait force de loi et le geste répréhensible qui te fait tomber sous elle. Ton geste est scindé et se scinde avec le couple du crime femmes/petit frère et même à travers ce dernier puisqu’il aimait ta mère et ta soeur. Deux raisons donc pour que l’on te donne la mort, l’une parce que tu as pris la place d’exception dévolue au roi et l’autre pour meurtre. Or même au sujet de cette mort double tu comptais trancher par ton suicide, refermant ton geste sur lui-même, en en faisant une entité pleine et close, une coupure immortelle désignée par ton nom, un suprême événement, un coup de serpe dans la ligne du temps. Tu ne voyais plus que ton geste, tu l’isolais, le soustrayant au mauvais calcul de ses conséquences, intransitif. C’est le geste lui-même qui devint son propre motif.

Or il fort probable, Pierre Rivière, que ton nom propre soit celui d’un geste qui te pré-existait : le geste de souveraineté des Dieux, des rois, dont les écritures ont fait les grands noms. Geste de la brillance des noms des pères qui anciennement, à l’égal des empereurs romains, pouvaient avoir droit de la vie et de la mort sur leurs femmes et leurs enfants. Tu n’as peut-être été que le missionnaire, l’acteur involontaire d’un geste, son bras droit, comme ces guerriers qui mouraient pour leur patrie et pour leur roi, comme le chef des Vendéens, comme Moïse égorgeant les adorateurs du veau d’or. Tu n’es cependant pas mort pour le roi mais bien pour le geste de souveraineté. Ce pourquoi tu as indirectement contesté la personne du roi (Louis-Philippe), celui qui prétendait incarner le geste. Contre le roi et pour le geste, contre ton père et pour le geste, tels sont au fond régicide et parricide : condamnation suprême d’avoir tenu la baguette. Ton père n’avait pas de poigne, il faisait pleurer tous les dévots, lui dont tu narguais parfois l’autorité (épisode du remplissage de la voiture de cailloux). Il te fallait prendre sa place en prenant la main, place dont tu avais aussi déjà le prénom, le tuer symboliquement. Comme il fallait prendre la place de ce roi de plus en plus affaibli.

Mon Pierre Rivière tu as été le jouet d’un geste politique qui était en guerre avec le geste de souveraineté populaire des lumières qui n’acceptait plus que la loi soit celle du plus fort (comme chez les romains, les hurons, les hottentots, les alquongins) ce pourquoi les femmes pouvaient commander à présent. Tu devais à la fois ré-affirmer le geste de souveraineté paternelle-et-royale et à la fois assurer un meilleur avenir à ton père, scission sans synthèse de ton geste. D’un côté geste non adapté à cette fin qu’était l’avenir de ton père, de l’autre geste valant pour lui-même car réactivant la souveraineté royale de la force. Conduit par la main, tu as été emporté par l’étrange histoire des gestes. Tu as pris la main parce que tu as été pris par la main. Et quand tu as lâché ta serpe tu t’es rendu compte tout à coup que Pierre Rivière n’avait plus lieu d’être, que tu étais redevenu le petit Rivière dont la vie coule dans un village normand « abîmes entrouverez-vous sous mes pieds, terre engloutissez-moi ». Cette main que tu voulais aussi lever contre toi, pour te sacrifier, n’était tout à coup plus du tout la tienne ce pourquoi quand tu résolus de te pendre, la crainte des jugements de Dieu retint ta main, gracié à contrecoeur. Tu avais perdu la main, tu la retrouveras en prison.

Tu n’étais peut-être donc pas si fou quand tu disais que tu es de partout et que c’est le souverain Dieu qui te conduit et que tu l’adores. Le geste de souveraineté qui t’a conduit, qui t’a fait désirer, était là bien avant toi, venant de partout. Hors de l’horizontalité des causes il est venu vers toi diagonalement, en lisière, pour te tomber dessus verticalement. Impossible de faire l’histoire horizontale de ce qui arrive verticalement. Ton geste n’était que la retombée d’autres gestes en conflit. Tes coups de serpe visaient donc moins les corps de tes victimes qu’un autre geste, pour toi virtuellement là, celui des lumières. Sous les faits il faut toujours rechercher les combattants virtuels-réels. Il y a une histoire secrète des gestes sous l’histoire des faits. Par les vies communes, les dires, les livres et les spectacles, les gestes se propagent et n’appartiennent à personne. Ce pourquoi toutes les batailles continuent loin des grands champs de bataille, même dans les campagnes le geste fait campagne. Mais il le fait toujours selon la situation, se répétant différemment, à la croisée de l’horizontalité des motifs, des causes, des raisons et de sa verticalité en lisière de geste-événement, croisée qui est son acte. Il cherche à s’appliquer, comme le premier baiser d’une rencontre amoureuse qui vient interrompre le jeu des séductions qui, seul, ne mènerait jamais à lui. Le baiser est l’acte du geste amoureux différemment répété, en lisière dès qu’il y a séductions. Le geste n’est jamais réductible aux jeux circonstanciés des causes, des actions et des réactions, même si son acte prend place dans leur trame. Il vaut pour lui-même tout en se présentant comme une réaction puisqu’à l’occasion d’elle. Dans la chaîne des transitivités se glisse l’intransitivité des gestes.
Mon Pierre Rivière ton geste fut et ne fut pas une réaction contre ces femmes qui peinaient ton père. La première partie de ton mémoire présente les motifs d’une réaction (une vengeance), la deuxième la défense d’un geste. Le passage à l’acte devait naturellement venir faire se croiser réaction et geste puisque le geste influait déjà sur la réaction (puisque ta mère prenait le pouvoir) et la réaction sur le geste puisqu’elle appelait sa réactivation. Mais le geste se superposait très mal à la réaction, le crime du petit frère n’arrangeant rien, aggravant même l’écart. Ton geste ne pouvait pas venir se loger dans la trame des causes ou même s’y replacer discursivement, justifié après coup. Il ne pouvait apparaître que déplacé (c’est un euphémisme…), semblant venir de nulle part, geste fou car sans horizontalité nouvelle, sans chaîne transitive crédible, sans suite donc, mais pas sans héritage. Le geste royal de droit de vie et de mort est venu s’échouer dans tes bras, non raccordable à la personne du roi. Tu hérites de ce geste mais tu ne peux en être l’héritier. Ton geste est l’affirmation-sauvetage d’un geste politique dont tu ne peux pas prendre la relève. L’impasse du geste fait que son acte passe mal, il reste en travers de nos gorges. Mon Pierre Rivière pourquoi n’as-tu pas simplement égorgé ta mère, ta sœur et ton frère ?