L’immigration est-elle une question ?

, par Jean-Louis Déotte


Nous avions écrit dans une petite revue des années 8O : Vous avez dit interculturel ?, publiée par l’Ecole normale de Caen que l’immigration serait en France la seule question politique critique à venir. Par « critique », il fallait entendre discriminante, un véritable motif de division démocratique, au sens de feu Cl.Lefort (cf. L’invention démocratique).
L’essentiel de notre travail dans cette institution, et en particulier celui de Martine Lefeuvre-Déotte, auteur d’une thèse remarquée sur les procès d’excision en France, consistait à rappeler que la France avait toujours été un pays d’immigration, en particulier au XIXè siècle avec les immigrations belges, italiennes et espagnoles dont l’intégration avait été aussi problématique, avec des émeutes raciales dans le sud de la France,des massacres d’Italiens (Aigues Mortes, 1893) .
Il en alla de même au XXè siècle, où se succédèrent pour le travail dans les mines et la sidérurgie, les Polonais, les Arméniens fuyant en 1915 le génocide, différentes catégories de Russes, révolutionnaires ou aristocrates (1905-1917), les Juifs d’Europe centrale fuyant l’antisémitisme,les Algériens dès avant la seconde guerre mondiale. On peut dire aujourd’hui qu’à Paris et dans les banlieues des grandes cités, cohabitent plus ou moins pacifiquement des populations provenant du défunt empire français, ainsi que des réfugiés politiques (serbes et croates, étasuniens fuyant le régime de Bush junior), des paysans chinois des provinces centrales, des jeunes femmes japonaises ne supportant pas le machisme nippon, etc.
Les industries de guerre, l’enrôlement lui-même dès la première Guerre mondiale, puis l’industrialisation durant les Trente Glorieuses (jusqu’en 1974), en particulier le développement de l’industrie automobile (L’établi de R.Linhart) tout cela contribua à aspirer des populations considérables, que les firmes allaient chercher par bateaux entiers en Afrique, lesquelles, grâce au droit au regroupement familial s’établirent dans de nouveaux quartiers de banlieue. On assista parallèlement à un éclatement de la ville qu’on peut faire commencer au milieu du XIXè siècle, quand le préfet de Paris, le baron Haussmann, auquel Napoléon III avait donné les pleins pouvoirs sur l’avenir de la capitale, chassa les ouvriers du centre de Paris, vers la périphérie des faubourgs. Le droit à la ville devint un enjeu politique majeur (H.Lefebvre). Ainsi le sociologue Henri Lefebvre interprète-t-il l’insurrection de la Commune de Paris (1871) comme une tentative des ouvriers faubouriens pour se réapproprier le centre de la ville dont ils avaient été chassés. Car, il n’y a pas de ville sans cette centralité qui conditionne la politique. Raison pour laquelle, l’Hôtel de Ville de Paris fut l’enjeu majeur de toutes ces luttes ( Geffroy : biographie de Blanqui). Un autre facteur urbain est central : le tracé de vastes perspectives destinées à la circulation (le quartier de l’Opéra totalement restructuré par Haussmann) est à l’origine d’une ville sans rues, d’une ville où, au nom de la circulation, la rue cesse d’être le lieu des rencontres et des échanges. Ces deux éléments majeurs, la division entre centre et périphérie, la disparition de la rue, sont à l’origine du surgissement de l’urbain. Or l’urbain n’est pas qu’une réalité nationale, au sens où les campagnes françaises sont désormais sous sa dépendance (rurbanisation : mixte de ruralité et d’urbanité, émiettement de l’habitat donnant le primat à la circulation automobile, chaque bourg devenant comme un fragment d’urbain), mais c’est une réalité mondiale. Aujourd’hui, plus de la moitié des habitants de la planète vit dans des villes. Par ailleurs, avec les transports ferroviaires rapides (TGV), on assiste à une topologie soumise à un nouveau facteur : la vitesse. Les grandes villes n’appartiennent plus au même espace que les bourgs de province qui se vident peu à peu, à l’image de Toulouse qui aspire littéralement sa province. Ces surfaces de circulation sont parallèles et incomparables. Ce phénomène est mondial. Comme Lefebvre l’avait reconnu, on assiste à une production de l’espace comme marchandise et comme politique. Ce n’est pas la dernière crise mondiale du capitalisme qui viendra le démentir : c’est bien la spéculation immobilière qui a créé cette bulle qui a ébranlé tous les Etats, qui se retrouvent aujourd’hui dans la situation paradoxale de défendre leur endettement public face à des banques qu’ils ont pourtant contribué à renflouer !
Toutes les villes françaises ont été le théâtre d’émeutes dans leurs banlieues (2005), dans des quartiers qu’on appelle pudiquement « sensibles ». Or ces quartiers n’étaient pas surgis de terre anarchiquement, la France s’enorgueillit d’administrer rationnellement son territoire par le biais de la planification, dont un des exemples les plus terribles est le fameux « plan Voisin » proposé par Le Corbusier et qui planifiait avant-guerre la destruction d’une bonne partie de Paris et la construction d’un espace rationnel régi selon la loi des fonctions (séparation de la circulation automobile de celle des piétons, séparation de l’habitat, de la production industrielle et des loisirs). Une ceinture de villes nouvelles avait été imposée par De Gaulle et son préfet Delouvrier (Marne la Vallée, Créteil, Cergy-Pontoise, Saint Quentin en Yvelines, etc) afin d’endiguer l’afflux des provinciaux et de les établir à une trentaine de kilomètres de Paris. Ces villes sont aujourd’hui essentiellement peuplées d’immigrés et non des cadres qu’on attendait. Il en a été de même ailleurs, et quelquefois malgré la volonté affichée des municipalités de gauche, comme à la Villeneuve de Grenoble, où la mixité sociale avait été initialement parfaitement respectée. La raison de cette évolution est simple : ceux qui avaient du travail ont progressivement été remplacés par ceux qui n’en avaient pas, les appartements ont cessé d’être entretenus, les cadres ont rejoint les banlieues résidentielles, où la maison avec son jardinet est censée réconcilier l’homme et la nature. Une zone péri-urbaine s’est constituée, opposant comme des ennemies les cités HLM et les zones pavillonnaires. Il devient impossible aux cadres de devenir propriétaires à Paris, la ville ne peut plus héberger ceux qui la font vivre (voirie, instituteurs, infirmières, etc), elle devient un « pied à terre » pour les riches étrangers qui ne font qu’y résider le temps d’un été, comme à Venise. Ceux qui sont partis vivre en banlieue, ne pouvant travailler sur place, passent une bonne partie de leur temps dans des moyens de communication saturés. Puis, on découvre que la planification étatique des années 60 avait tout simplement oublié de relier les quartiers de banlieue entre eux, comme si la structure hypercentralisée de la France était incontournable. Le plus absurde, c’est que pratiquement toutes les lignes du métro rapide (RER) se coupent en une seule station (Les Halles), tournant le dos à la conception d’un véritable réseau métropolitain, ce qui permet à tous les jeunes banlieusards de s’y retrouver, voire de s’y affronter. L’inconscient de la ville ressurgit donc au cœur de l’urbain, à deux pas d’un des quartiers les plus chics (Le Marais). Les jeunes des banlieues n’ont donc que le choix : où se retrouver dans une station souterraine s’ouvrant sur une sorte de mall, comme en Asie ou en Amérique, soit rester désoeuvrés dans leurs quartiers où règne l’ennui le plus profond, la misère psychologique, à la merci des bandes et de leurs trafics de drogues. Ces dernières tirent un excellent parti de ce cloisonnement absurde des quartiers : puisque les communications sont déjà si difficiles entre quartiers populaires, les bandes tentent de briser les derniers liens en se rendant maîtresses du territoire. D’où les affrontements entre elles pour le contrôle d’un territoire et les attaques d’autobus. Marseille est le théâtre d’une lutte sans merci entre bandes de très jeunes gens qui échappent au « code d’honneur » de la mafia vieillissante. La réponse du pouvoir est violente, hypersécuritaire, il ne fait pas bon être jeune, surtout si l’on a le teint un peu basané. La sociologie se penche sur ces dysfonctionnements, elle réclame de pouvoir réutiliser les notions, pourtant détestables, de race et d’ethnie, pour mieux cerner les problèmes, pendant que d’autres études mettent l’accent sur le racisme des Français qui n’acceptent pas le spectacle de l’émancipation des anciennes colonies. Désormais, la police obtient le droit d’intervenir en amont lors de la construction de nouveaux grands ensembles, il faut cesser de construire des immeubles à toit plat où se réfugieraient les émeutiers pour caillasser les forces de l’ordre, il faut repenser l’éclairage et finalement redessiner des rues…Bref, il faudrait refaire de la ville à la place de l’urbain.
C’est bien le lieu où l’on habite qui est discriminant. La distinction sociale est une affaire de quartier. L’habileté politique de l’extrême droite a été de transformer la question spatiale en question raciale, et donc de faire de l’immigration une cible. Et cela au nom d’une métaphysique de l’identité nationale, laquelle serait constamment menacée par telle ou telle ethnie. La dernière visée fut la population Rom, qu’il serait bien difficile à circonscrire ethniquement, puisqu’on confond allègrement les « gens du voyage », les « tsiganes », les « manouches », etc. Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agit d’une population européenne, nomade en voie de sédentarisation, peut-être même la seule véritablement européenne, puisqu’on la retrouve partout en Europe, selon des variantes. Or, là encore, c’est la question de l’espace qui était fondamentale. Si la loi les concernant avait été appliquée correctement, chaque municipalité importante aurait dû ouvrir et gérer une aire d’accueil.Tel ne fut pas le cas, dès lors ces nomades durent s’installer sur des terrains ne leur appartenant pas en droit, un peu comme les Mapuches au Chili. C’est donc au nom de la défense de la propriété privée que leurs camps furent démolis et les populations renvoyées en Roumanie au grand scandale de la Commission européenne qui a décidé de condamner la France parce qu’elle ne respecte pas ce droit communautaire essentiel qu’est la libre circulation des biens et des personnes.
Il est apparu très clairement que le gouvernement de Sarkozy, très affaibli dans les sondages, reprenait un thème de l’extrême droite pour continuer de capter son électorat. Une question relevant de la politique de l’espace a donc été transformée en question politique, avec une formule toute trouvée :l’expulsion.
Et si l’immigration n’était pas une question en elle-même, pas plus que la « question juive » dans les années 30 ? La question des années 30, c’était bien la montée en puissance des états totalitaires, lesquels devaient identifier un ennemi interne à éliminer, et qu’on transformait déjà en « question ». Le fascisme italien ne se posait pas la « question » juive dans les années 20, mais voulait écraser le mouvement communiste représenté par Gramsci et Bordiga. Ce n’est que sur le tard, sous la pression du nazisme, que les juifs italiens furent persécutés.
Ne serait-il pas plus utile de décrire les conditions de vie dans tel quartier, pourquoi, là où la vie était agréable quoique modeste, tout s’est peu à peu dégradé, les cadres sont partis, les pauvres se sont installés qui souvent étaient immigrés, du fait de la modestie des loyers et comment les habitants de souche ont sombré dans l’alcoolisme, jusqu’aux meurtres entre voisins. Ce n’était pas la faute du chômage ou de l’immigration, mais les effets d’une politique immobilière qui condamnait à la destruction un quartier, parce qu’on allait y construire des tours de bureaux (quartier de La Défense à Courbevoie).
La vraie question, c’est la politique du logement, pas la race de ceux qui les habitent.
Il est de bon ton dans une certaine gauche « républicaine et laïque » de s’attaquer au communautarisme, en particulier musulman (« l’islamisme radical »), au nom de l’universalisme de la loi. Et on a vu s’accumuler les lois contre les marques distinctives d’appartenance : hier le fichu féminin, aujourd’hui le port de la burqua. Ce qui est affligeant, c’est que les intellectuels qui ont alimenté ce type de campagne, en général hostiles au gouvernement de droite, n’ont pas été capables de fonder leurs arguments sur autre chose que le renforcement des pouvoirs de police de ce même gouvernement. En quoi le port d’un fichu en classe ou à l’Université empêchait-il la communication pédagogique ? L’exclusion de ces jeunes filles « voilées » n’avait qu’une conséquence : les renvoyer chez elles, dans un environnement supposé arriéré, les coupant ainsi de tout rapport au savoir scientifique. Quel progrès ! On peut imaginer que le sentiment d’exclusion de ces familles n’a fait que croître et qu’en réaction, c’est la burqua (le voile intégral) qui s’est imposée. Deux petites anecdotes au passage : les premières jeunes filles qui ont revendiqué le port du voile étaient juives, cela manifestait chez elles un réel refus, peut-être une certaine pudibonderie, face à l’agressivité des femmes dénudées de la publicité. Celles qui osent sortir voilées intégralement sont souvent des françaises fraîchement converties à l’Islam et non des « immigrées » refusant l’intégration. J’ai été sidéré de constater que les intellectuels qui dissertaient sur l’usage de la burqua (usage qui ne concerne que quelques milliers de femmes en France) ne fondaient leur argumentation que sur la nécessaire visibilité de chacun face à l’administration. Leur argument était simple : chacun doit pouvoir être identifié en tous lieux. Un autre décret allait dans le même sens : l’interdiction des masques et autres passe-montagnes dans les manifestations. Là encore, rien à voir avec l’universalisme de la loi, mais une exigence policière allant de pair avec la multiplication des cameras de vidéo-surveillance, dont toutes les villes s’équipent, et déjà la bonne ville de Paris dont le maire se proclame « libéral-socialiste ».
Je ne dirai pas suivant Rancière qu’il n’y a pas de racisme populaire (intervention du 14/IX/2010, publiée par Mediapart), mais seulement un racisme d’Etat, et donc dans le cas présent, une alliance de l’Etat et des intellectuels « républicains ». Car le racisme populaire existe bel et bien, en particulier contre « les voleurs de poules ». Rancière fréquente t-il la France profonde ? Mais nous nous retrouverons pour ne pas stigmatiser le « communautarisme ». Car après tout, si les immigrés cherchent à vivre ensemble, c’est probablement qu’ailleurs ils n’avaient pas de place et qu’on est mieux ensemble si la solidarité a un sens.