Et s’il était déjà minuit dans le siècle ? [2/8]

, par Alain Brossat


Comment un tel scandale perpétuel peut-il être normalisé ? Comment le silence, l’abstention, l’évitement, la dérobade instituée en ligne de conduite peuvent-ils prospérer indéfiniment sous ce régime de l’événement, de la politique qu’il faut bien appeler par son nom – la terreur ou, si l’on veut, le terrorisme ? De quel poids les crimes cumulés commis par les principales franchises du terrorisme islamiste international (Al Qaida, Etat islamique...) pèsent-ils auprès de ceux que, depuis plus d’un an, massivement, mais dans le prolongement d’une suite immémoriale de violences destinées en priorité à empêcher le peuple palestinien d’exister parmi les autres peuples – sans oublier tout le reste (guerres du Liban, bombardements et actions de commando en Syrie...) ?
Le terrorisme qui trouve sa pleine mesure est étatique – et Israël en est le prophète, la tête chercheuse inlassable. Israël innove en permanence en matière non pas de contre-terrorisme mais de terrorisme d’Etat et, à ce titre, pas seulement pour son propre compte mais pour tous ses amis et alliés – en pratiquant à une échelle jusqu’ici inconnue la doctrine de l’emploi de moyens disproportionnés destinés à produire un effet de saturation sur le terrain, aussi bien à Gaza qu’au Liban, en décapitant avec une précision sélective accablante les groupes ennemis, en recourant à une technologie destructrice d’une sophistication jusqu’ici inconnue (les bippers piégés), en recourant à de nouvelles méthodes d’attrition, de démoralisation et de terrorisation de la population parés des alibis humanitaires les plus cyniques – les appels à évacuer telle ou telle zone avant bombardements, puis en ciblant les déplacés qui se sont pliés à ces injonctions, etc.
L’armée israélienne n’en finit pas d’innover en la matière, dans le registre d’une stratégie qui ne fait plus aucune différence entre opposition armée et population civile et dont le principe est très ouvertement exterminationniste – en vue d’anéantir l’adversaire, tout est permis et il faut « assécher le marais », donc s’en prendre directement aux populations dans lesquelles s’immerge l’ennemi. Les méthodes expérimentées aujourd’hui par les Israéliens à Gaza s’inscrivent dans le droit fil de celles des militaires états-uniens au Vietnam, français en Algérie, celles de la contre-insurrection dans un contexte où le lien entre les mouvements armés et la population est intime. Mais elles ne se contentent pas de s’inscrire dans cette filiation, elles la renouvellent et les radicalisent. Aussi bien les Français que les Américains s’appuyaient, avec des résultats variables, sur des supplétifs locaux dans l’idée notamment de mobiliser une partie des populations locales, par l’intermédiaire de ceux-ci, à leurs côté, contre les insurgés. Les Israéliens, eux, se contentent d’informateurs stipendiés, considérant les Palestiniens, uniformément, comme l’ennemi, ce qui est cohérent avec le déni qu’ils pratiquent constamment de leur existence comme peuple.
Dans leurs pratiques d’attrition, de destruction et d’extermination, ils ne font plus de différence entre les combattants et la population. Le massacre de plusieurs dizaines de civils pour prix de l’élimination d’un cadre du Hamas ou du Hezbollah est devenu une norme de leur stratégie contre-insurrectionnelle. Et le pire, c’est que l’opinion internationale, particulièrement occidentale, s’y accoutume et, au train où vont les choses, n’y trouvera bientôt plus rien à redire.
De ce point de vue aussi, les affinités de cette puissance étatique avec l’Etat nazi sont frappantes – l’ennemi, ce n’est pas seulement ce qui résiste activement, c’est, à l’échelle de toute population, un corps vivant collectif, en tant qu’il se contente de résister en survivant. Ce que les dirigeants et les militaires israéliens pratiquent, ce n’est plus tant une guerre que ce que Michel Foucault appelle une thanatopolitique continue, avec ses moments d’intensification et ses paroxysmes, comme c’est le cas depuis le 7 octobre 2023. Ce qu’il s’agit de réduire à une condition purement résiduelle, c’est une population dans son ensemble, assignée à sa provenance ethnique, culturelle, historique – les Palestiniens – faire en sorte que leur destin soit celui qui a échu aux peuples premiers d’Amérique du Nord – des Indiens dans leurs réserves. Les Israéliens conduisent de plus en plus ouvertement une guerre des races et, comme toutes les guerres des races, celle-ci est placée sous le signe des fantasmagories – les Palestiniens ne sont pas une race mais un peuple et les Israéliens eux-mêmes, sont tout sauf une race.

Face à cette situation, dans cette configuration, la pure et simple indignation est un piège et une impasse : il ne s’agit pas de s’indigner de ce que les gardiens des valeurs – les démocrates, les progressistes, les humanistes, les amis du peuple et des peuples assistent à cette frairie barbare sans réagir, en spectateurs passifs. C’est là une approche du problème non seulement superficielle, épidermique mais biaisée, fausse dans ses prémisses. On ne soulignera jamais trop que les démocraties occidentales, à commencer par leurs dirigeants et leurs élites, mais incluant aussi ce que l’on persiste, sans doute à mauvais escient, à appeler leurs opinions (des publics entièrement appareillés et anesthésiés par le dispositif général d’une « communication » devenue de plus en plus indistincte de la propagande, en vérité) ne sont pas, ici, les spectateurs passifs d’un « drame » à grande échelle.
Ils sont, les uns comme les autres, partie prenante, plus ou moins actifs et consciemment engagés, d’une politique conduite par un Etat criminel qui les engage tous, directement et indirectement. Ceci à commencer par tous ceux et celles qui, en France et dans les pays occidentaux, opinent que la « montée de l’antisémitisme » est vraiment la principale préoccupation du moment. Ceux qui prêtent la main à cette perpétuelle diversion sont inclus dans le champ de cette politique criminelle et de ce désastre.
Par conséquent, l’indignation dont le débouché naturel et l’adjuration perpétuelle des gouvernants à « en faire plus » en vue de modérer les passions destructrices et conquérante de l’appareil de mort israélien fourvoie en permanence les gardiens des valeurs : le problème premier n’est pas de « convaincre » les élites de pouvoir (de tout poil) de se mobiliser davantage en vue de cessez-le-feu salvateurs, il est de prendre la mesure de ce que signifie la configuration générale dans laquelle, en vérité, ces élites sont, obstinément autant qu’hyprocritement, mais activement, à un titre ou un autre, derrière les Israéliens, à leurs côtés. C’est de ce désastre qu’il importe de prendre la pleine mesure, car ce qui est ici clairement dessiné, ce sont les contours d’un désastre non pas local mais global et dont l’Occident, id est le monde essentiellement blanc, démocratique et Nord global, est à la fois le promoteur et le centre de gravité.

Le cœur du désastre, c’est cette insanité pure : ce sont les gardiens de la démocratie globale, ceux qui ont fait de ce signifiant maître le pivot de la lutte contre leurs adversaires et concurrents désignés de plus en plus ouvertement comme ennemis absolus, systémiques, ; ce sont ceux qui sont en croisade perpétuelle contre le terrorisme à l’échelle nationale et internationale, contre les Etats voyous et l’hydre totalitaire, ceux qui ont fait de la défense des droits de l’homme et de la promotion des valeurs démocratiques leur crédo indéracinable ; ce sont ceux qui se proclament vicaires de l’ordre international fondé sur le droit (ou, comme ils disent maintenant plus prudemment, sur des « règles ») ; ce sont ceux qui n’en finissent pas de mettre en avant la promotion des normes et des valeurs civilisées comme les fondements légitimes de leur hégémonie à l’échelle globale – ce sont ceux-là qui depuis le 7 octobre 2023 ont été les soutiens les plus constants, obstinés, invariants du terrorisme étatique de masse, des exterminations pratiqués par la puissance israélienne.
Le désastre actuel, c’est cet agencement du nom de la démocratie et de la démocratie comme bloc de puissance plus ou moins informel (mais appuyé sur de solides institutions comme l’OTAN) sur la politique de la terre brûlée poursuivie avec esprit de suite par l’Etat israélien. Une politique du chaos conduite par des fascistes, des suprémacistes animés d’un appétit de destruction et de conquête illimité. Par des gens dont la guerre est l’élément de prédilection. Dont la force est le seul critère, dont la destruction est devenu l’élément naturel. Le cœur du désastre contemporain, c’est cela : ce sont les puissances, les gouvernants, les « influenceurs » globaux (blancs, démocrates, Nord global) qui ont fait de la défense et la promotion des droits de l’homme, du droit en général et des « valeurs » leur oriflamme et qui sont les soutiens les plus obstinés de cette nouvelle peste brune qui se donne libre court tous azimuts au Proche-Orient ; ceci, sous les couleurs d’Israël, Etat sans constitution mais dont la légitimité se fonde sur la mémoire du génocide perpétré par les nazis ; Etat-réparation se prévalant sans fin de son capital victimaire. Ce sont ces croisés de la démocratie globale qui, au nom notamment de la cause en principe la plus vertueuse qui soit, la lutte contre l’antisémitisme, ont persévéré dans le soutien indéfectible à la machine de mort israélienne.

Il nous faut ici infléchir notre approche de la question des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, du génocide ; il nous faut, à l’épreuve de Gaza et de tout ce qui entoure sa destruction depuis le 7 octobre, changer les termes de la conversation sur la criminalité d’Etat dans son état de plus extrême concentration – avec tout ce qui s’y associe : le mal radical, l’imprescriptible, l’extrême, l’impardonnable, tous ces motifs où la morale s’entremêle au théologico-politique qui ont saturé le débat intellectuel en Occident au cours des dernières décennies du siècle dernier en référence à la Shoah et sous l’effet notamment du film du même nom réalisé par Claude Lanzmann.
Selon l’approche légitimée du génocide dont le cadre a été fixé par le promoteur du terme, Raphaël Lemkin, un juriste, celui-ci se définit selon ses caractéristiques propres, qui appellent une qualification juridique spécifique – les crimes contre l’humanité, le crime de génocide sont imprescriptibles dans la mesure même où l’objet génocide présente des traits propres distinctement identifiables ; parmi ceux-ci, l’intention de la puissance criminelle occupe une place primordiale, ainsi que les moyens qui s’y rattachent : intention de faire disparaître un groupe humain désigné selon ses caractéristiques ethniques, raciales, religieuses, sociales éventuellement, et mise en œuvre du processus exterminateur destiné à parvenir à cette fin. Les moyens employés, les procédures et techniques de la mise en œuvre de l’élimination de cette population supposée homogène peuvent varier considérablement, mais il s’agit bien toujours de retrancher un segment d’humanité considéré comme inférieur, déshumanisé, décrié comme nuisible et dangereux.
L’approche du génocide qui a imposé son autorité dans la tradition établie par Lemkin est fondée sur ces prémisses – l’intention proprement génocidaire du « perpétrateur », la systématicité du projet exterminateur et celle des moyens mis en œuvre – il s’agit bien d’éliminer le groupe visé jusqu’au bout, jusqu’au dernier, comme on dit couramment.
L’entreprise génocidaire fondée sur la combinaison de la destruction systématique du cadre de vie, des massacres, notamment par voie aérienne, et du nettoyage ethnique, telle que l’Etat israélien la conduit à Gaza, conduit à infléchir cette approche. D’une part, la destruction de la population visée, les Palestiniens, prend la forme d’une attrition de plus en plus massive et brutale destinée à réduire progressivement cette population à une condition purement résiduelle ; elle diffère en ce sens, dans sa mise en œuvre, des exterminations mises en œuvre par les nazis ou les génocidaires rwandais. Elle relève d’une autre forme de rationalisation de l’élimination de la population concernée, même si, pour l’essentiel, la visée stratégique, l’horizon « historique » de l’opération demeure la même – réduire à néant les chances, la possibilité pour un peuple ou une population de vivre parmi les autres peuples, d’occuper sa place, son espace propre sur la Terre.
D’autre part, et c’est bien là le point crucial, le trait propre de l’entreprise génocidaire conduite par Israël à Gaza est manifeste, il se détecte à l’œil nu, tant il est massif, pour peu que l’on ne se dérobe pas à son examen : ce qui rend cette œuvre de mort possible, ce qui créé ses conditions même de possibilité, ce n’est pas la puissance propre du perpétrateur, la disproportion abyssale, intrinsèque, des forces entre le criminel et sa victime (comme c’est le cas aussi bien lors de la mise en œuvre de la Shoah par les nazis qui, alors, dominent toute l’Europe ou bien lorsque s’accomplit le génocide des Tutsis au Rwanda). Ce qui créé en premier lieu les conditions du génocide, c’est un facteur externe : le soutien apporté à l’Etat d’Israël, soutien tous azimuts mais à la violence armée en premier lieu, par une vaste coalition de forces extérieures, au centre de laquelle se trouvent les démocratie occidentales.
Tout le monde sait qu’Israël dépend entièrement, aussi bien militairement, technologiquement, que politiquement de ce soutien. Privées des équipements militaires dernier cri fourni par les démocraties occidentales, les Etats-Unis en première ligne, Israël serait tout à fait incapable de conduire à bien les opérations de destruction tous azimuts qu’il conduit sur tous les fronts, à Gaza, au Liban, en Syrie, en Iran – sans parler, bien sûr, de l’indéfectible soutien moral (propagandiste) apporté par cette coalition à ces opérations.
Il y a bien longtemps déjà que l’Armée israélienne ne conduit plus que des opérations de guerre totalement asymétrique, à l’instar de l’Armée des Etats-Unis en Irak et en Afghanistan, des opérations de guerre de bureau dont font les frais avant tout des populations civiles, avec des pertes toujours plus disproportionnés entre une armée disposant de tous les moyens technologiques lui permettant de frapper l’adversaire à distance, sans s’exposer et des opposants munis, au mieux, d’armes légères ou d’équipements de fortune. Il y a bien longtemps que le mythe de Tsahal, armée du peuple résistant vaillamment à l’assaut de ses voisins coalisés et bien décidés à rejeter les Juifs à la mer, il y a bien longtemps que ce mythe a volé en éclats. Pas davantage à Gaza qu’en Cisjordanie, ce n’est pas une guerre dans le sens classique du terme que conduit l’Armée israélienne contre les Palestiniens, armés ou pas, ce sont des opérations de ratissage, de « pacification » et de contre-insurrection coloniale, de plus en plus distinctement inscrites dans un horizon exterminationniste.

Ce dont il faut mesurer toute la portée, c’est donc ceci : la puissance de mort israélienne n’existe que pour autant qu’elle est portée à bout de bras par ses soutiens, notamment occidentaux. En ce sens, le génocide en cours à Gaza est une œuvre de mort en partage : les puissances qui en fournissent les moyens et en fournissent la couverture politique en partagent pleinement la responsabilité. Cette figure est nouvelle, comme formation historique – les perpétrateurs de génocide, habituellement, agissent seuls, pour leur propre compte, ce qui a pour effet qu’ils portent seuls, face à l’Histoire, la responsabilité de leurs crimes – dirigeants nazis, génocidaires rwandais, Khmers rouges, sans oublier les commanditaires et exécutants du génocide arménien de 1915...
Un pas plus loin, on pourrait aller jusqu’à dire que les dirigeants israéliens sont en mission lorsqu’ils mettent en œuvre comme ils le font actuellement la « solution » qu’ils entendent apporter à la supposée « question palestinienne » – celle qui consiste à rendre caduque d’une façon définitive toute chance pour les Palestiniens d’exister comme peuple parmi les peuples. Ils agissent ici moins en proxies qu’en délégués – c’est à eux que revient le sale boulot, mais, le faisant, ils ont toutes les raisons de se sentir assurés de leurs arrières. Avec le retour de Trump aux affaires et la montée au pouvoir dans le Nord global de néo-fascistes tous plus fans de Netanyahou et du suprémacisme israélien que les autres, ces agencements deviendront toujours plus clairs. C’est une machine de guerre globale qui s’active en vue de faire disparaître, comme ils disent, le « problème palestinien ». Mais le problème pour nous, bien sûr, ce n’est pas le peuple palestinien, c’est cette machine de mort aux multiples agencements.

Alain Brossat

à suivre...