Lettre à une femme infigurable de Gaza
Bernoussi Saltani
Frankfurt – Allemagne
Le 21 décembre 2024
Chère Infigurable de Gaza,
Cher Être humain invisibilisé dans les mass médias officiels des Occidentaux et des Arabes,
Depuis des mois, le besoin et le devoir de t’écrire me taraudent.
Mais les mots ne viennent plus vers moi pour que je les achemine vers toi.
La richesse supposée du langage, quand il s’agit de m’adresser à toi, qui est prise dans la nasse d’un impérialisme inédit, a subi une insoupçonnable banqueroute de sens.
Le dictionnaire des Officiels éructe des sens insensés, répétés en boucle par les journalistes à leur solde.
La logique d’Aristote marche sur la tête.
Pour me consoler de ne pouvoir t’écrire je lis et relis ces vers de Yannis Ritsos, écrits entre 1945 et 1947, dans Grécité :
Ce pays est aussi dur que le silence,
Il serre contre son sein ses dalles embrasées,
Il serre dans la lumière ses vignes et ses olives orphelines,
Il serre les dents. Il n’y a plus d’eau…
Depuis tant d’années, tous ont soif, tous ont faim, tous sont tués.
Assiégés par terre et par mer
La chaleur a dévoré leurs champs
Le sel imprégné leurs maisons
Le vent a jeté bas leurs portes et les pauvres lilas de la place
Leurs chiens sont morts avec leur ombre comme linceul
La pluie fouette leurs ossements.
Des vers qui évoquent la Nakba, « la grande catastrophe », de la Grèce sous l’occupation allemande et qui disent on ne peut plus justement l’actualité du vécu de la Palestine. Hasard objectif ! Sauf que la Nakba des Grecs est derrière eux depuis plus de soixante-dix ans. Par contre ta Nakba à toi, cher Être infigurable et celle de ton peuple est toujours « toujourisée ». La solution finale de la question palestinienne est programmée avec les finances et les armes de l’Occident et elle est soutenue, outrageusement, par le silence complice de nombreux régimes de par le monde et notamment arabes… Les pouvoirs arabes maquillent ce soutien par les poudres du vivre-ensemble quand il s’agit des suprémacistes sionistes auxquels ils ont cédé la terre de la Palestine qui revenait aux Palestiniens depuis 1947. Ils ont cédé la terre sans obtenir la paix. Ils ont aussi changé d’ennemis : ce ne sont plus les sionistes qui menacent leurs pouvoirs suprêmes, ce sont les Palestiniens.
Tout cela, tu le sais, chère infigurable, mais je me répète faute de trouver du nouveau à dire, faute de pouvoir faire dire au langage un nouveau langage qui exprime mieux ta tragédie inédite dans l’Histoire du XXe siècle et le début de celui que nous vivons maintenant et qui voit l’anéantissement accéléré de ton peuple.
Le vivre-ensemble tu le sais mieux que n’importe quel autre peuple.
Ton peuple, chère Infigurable, sait que les Juifs et les Arabes musulmans et chrétiens ont toujours vécu ensemble. C’est dans les pays musulmans que les Juifs des Europe orientale et occidentale se sont réfugiés pour fuir les pogroms orchestrés contre eux par la Russie et l’Allemagne, en passant par la Pologne, la Roumanie, l’Ukraine, l’Autriche et j’en passe. Puis les sionistes sont venus détruire ce vivre-ensemble au Proche-Orient, poussés au départ vers la Palestine par les Occidentaux antisémites et nazis qui voulaient se débarrasser de la présence des Juifs dans leurs pays. Mais les sionistes, ayant intégré les idéologies xénophobes et fascistes de leurs anciens persécuteurs, ne veulent pas des Palestiniens dans ce qu’ils prétendent être leur terre promise, comme cela est promis par le « Dieu d’Israël » dans la Bible. Et si la Bible avait été écrite par des Chinois ou des Hindous, leur Dieu aurait-il promis la Palestine, toute la Palestine à Israël ? Bien sûr que non, mais on n’est jamais si bien servi que par soi-même ! Et les sionistes ont fait la sourde oreille à Jésus : Dieu, s’il existe ou s’il doit exister, ne peut être que le Dieu de toute l’humanité, sans distinction de race, de sexe ou de croyance. De la Bible, Mahmoud Darwich dira : « Ce magnifique livre qui nous a fait tant de mal ! » et qui est pourtant resté la plus grande source de son inspiration poétique.
Les conséquences, tu le sais mieux que quiconque, toi qui les vis dans ta chair, ton corps, ton âme et ton cœur : une grande partie de ton peuple a été chassée de Palestine, le reste voit son territoire se réduire comme une peau de chagrin sous les actions terroristes de Haganah, puis d’Irgoun dès le début du XXe siècle, puis, par la suite, par l’État d’Israël depuis 1948. Maintenant, ces Palestiniens qui n’ont pas quitté leur foyer, bien que réduit à un mouchoir de poche, s’y retrouvent condamnés à mourir à petit et grand feux, sous le regard des démocraties occidentales.
Se sachant abandonnés par l’Occident qui ne jure que par les droits de l’homme et le droit international quand il s’agit de ses intérêts, et par la plupart des pouvoirs suprêmes arabes qui tiennent davantage à leur survie qu’aux valeurs humaines universelles, les Palestiniens ont tenté ce dernier acte de résistance le 7 octobre 2023, pour dire au monde qu’ils n’en peuvent plus des conditions de détention dans leur prison à ciel ouvert, du manque d’eau, d’électricité, de nourriture, de soins, de justice, de liberté, du bafouement de leur humanité et donc de leur bestialisation… Oui tout cela le monde le sait et depuis longtemps. Tout cela est évident et paradoxalement depuis les accords d’Oslo en 1993. Edward Saïd et Mahmoud Darwich avaient déjà averti Yasser Arafat du piège que constituaient ces accords. Il a eu tort de ne pas les avoir écoutés.
Chère infigurable, invisibilisée, aphonisée, anonymisée…
Dans l’attente des mots qui ne me viennent pas pour que je puisse te les offrir, je parcours souvent, en long et en large, les poèmes de Mahmoud Darwich et marque des arrêts sur des fragments qui sont pour moi des crève-cœurs :
Un jour je descendrai de ma croix.
Mais alors, comment
Rentrer chez moi, nu et nu-pieds ? (1966)
Rita dort…Elle dort et réveille ses rêves.
– Nous marierons-nous ?
– Oui.
– Quand ?
– Lorsque le lilas poussera dans les képis des soldats…
Je t’aime Rita ; Je t’aime ; Dors, je pars. (1977)
Au dernier soir sur cette terre nous détachons nos jours
De nos arbrisseaux, et comptons les côtes que nous emporterons
Et celles que nous laisserons. (1992).
(A un assassin)
Si tu avais contemplé le visage de la victime,
Réfléchi, tu te serais souvenu de ta mère dans la chambre à gaz,
Tu te serais délivré de la sagesse du fusil
Et tu aurais changé d’avis : Ce n’est pas ainsi que l’on recouvre son identité ! (2004)
(A un autre assassin)
Si tu avais laissé trente jours au fœtus,
Les possibilités auraient été autres :
L’occupation finie, le nouveau-né aurait oublié
Les temps du siège,
Il aurait grandi en bonne santé, serait devenu un jeune homme
Aurait étudié avec l’une de tes filles
L’histoire ancienne de l’Asie
Et ils auraient pu s’aimer,
Donner jour à une fille (et elle serait juive de naissance !).
Qu’as-tu donc fait ?
Ta fille est aujourd’hui veuve.
Ta petite-fille, orpheline.
Qu’as-tu fait de ta famille fugitive ?
Comment as-tu pu, d’une seule balle, abattre trois colombes ? (2004)
De cette douleur indicible, j’essaie de t’écrire malaisément, parce que les belles fêtes de la fin de cette année 2024 approchent et je sais ce que l’anniversaire de Jésus représente pour vous et pour votre peuple sur cette terre, qui vous devient de plus en plus étroite, abiotique… Mais d’abord, je voudrais que tu aies un nom et je te propose : Mariam Salim Hammad. J’espère qu’il te plaira. J’essaie aussi de deviner les traits de ton visage pour mieux te parler, pour l’écouter me parler. « Le visage parle », comme le souligne Emmanuel Levinas, convoqué par Atmane Bissani dans Politiques de la relation. Entre différend et différence [1]
Quel visage as-tu quand les drones ronronnent au-dessus de ta tête avant de lâcher leurs charges meurtrières ? Quel visage te façonnent les bombardements dans tes insomnies ? Quelle figure est la tienne quand tes voisines et leurs enfants se retrouvent démembrés ?… Des corps en morceaux de chair et d’os, souvent sans visage ! Quel teint a ton visage quand tu apprends que ces massacres perpétrés dans les hôpitaux, les écoles, les cimetières, les refuges de fortunes, les longues queues pour avoir un peu d’eau et un peu de nourriture ne sont que des mensonges relayés par des organismes internationaux antisémites, anti-israéliens, et anti-droit international ? Se défendre pour Israël et pour ses pourvoyeurs en bombes, en capitaux, en repas pour son armée, « la plus morale du monde ! », en discours de soutien indéfectible au sionisme, c’est coloniser sans limites, réprimer sans mesure, affamer sans pitié, antisémitiser toute résistance et tout organisme international ou tout état qui osent dénoncer le génocide en cours, c’est mentir sans cesse et sans vergogne aux peuples du monde, y compris aux peuples des régimes qui soutiennent l’état d’apartheid en Israël.
Tout cela tu le sais chère Infigurable, le monde à conscience vive le sait aussi. Je le répète parce que tous les jours les lobbyistes des mass médias occidentaux nient cette tragédie, mettent en doute les souffrances de ce petit peuple isolé, abandonné, mais toujours « debout » (Alain Brossat), « qui ne veut pas mourir » (Alain Gresh), et qui est toujours en lutte pour des droits qu’il n’aura jamais.
Les figures des otages israéliens, moitié soldats et policiers, moitié civils, tués et/ou enlevés par le Hamas-Palestine et celles des soldats sionistes tués par les résistants palestiniens, les télévisions et les journaux occidentaux les montrent et les remontrent. Ils sont figurables. Connus du monde entier. Ils ont souvent des sourires d’ange, des regards sereins de personnes qui ne soupçonnent rien de ce que subissent les autres, des vêtements de civilisés qui participent à l’économie de leur nation et l’air de victimes qui ne savent pas pourquoi ils le sont. Nous les connaissons ces visages de civils qui ne savent rien, qui sont victimes de leur ignorance et qui croient en leurs dirigeants qui ne peuvent ni leur mentir, ni pire, les dissuader dans leur sacré droit : se défendre contre des animaux sauvages qui ont déferlé sur leurs Kibboutz sans raison, sans mobile, sinon le désir de verser du sang juif.
Les otages israéliens, dans les mass médias occidentaux ont des visages, des âges, des familles qui les pleurent, des amis qui témoignent de leur gentillesse, des collègues qui regrettent leur absence, des inconnus qui exigent leur libération sans condition ;
Mais toi, chère Mariam Salim Hammad, tu es sans visage, sans famille, sans ami.es, sans collègues. Tu n’existes pas. Tu n’as pas le droit d’exister. Les journalistes et les photographes qui doivent te donner cette visibilité sont soit tués par les soldats sionistes, soit censurés par les organes de presse aux mains des lobbys sionistes. Leur assassinat par l’armée est soit nié, soit soumis à une enquête israélienne qui n’aboutit jamais.
J’imagine que tu as une trentaine d’années. Que ton ami ou ton fiancé est mort, un ou deux de tes enfants ont perdu la vie ou sont blessés, tu changes d’endroit où t’abriter tous les jours, tu te déplaces avec les foules d’enfants et de femmes affolés selon les caprices des ordres des militaires annoncés par les tracts ou les radios.
Tu te demandes qui viendra à votre secours. Quel organisme humanitaire n’est pas déclaré par les sionistes « antisémite ». Dieu lui-même est chassé de votre ciel parce qu’il est devenu aussi antisémite.
Chère Mariam Salim Hammad,
Dans cette Allemagne où je suis, et pendant toutes ces nuits de fêtes de la fin de l’année 2024, année que tu as passée avec ton peuple sous des bombes de plus en plus lourdes et destructrices, à compter vos morts, à chercher un membre de la famille disparu, de l’eau et du pain devenu rares, à trouver un abri sûr pour quelques heures, à marcher dans le noir entre les ruines de ce que furent vos villes et vos villages, les lumières scintillent partout. Les rues et les magasins sont pris d’assaut par une foule de gens à la recherche de cadeaux pour les leurs, à acheter de quoi boire et manger pour fêter la naissance du Christ, la Saint-Sylvestre, les retrouvailles avec la famille et les amis, je pense à toi.
Cette lettre est le seul cadeau que je puisse t’offrir, le seul présent pour te dire que tu m’es présence et plus : une figure humaine, visible, qui doit compter pour toutes celles et tous ceux qui croient encore en la justice sur cette terre.
Bernoussi Saltani