Ce que la guerre illustre
Quand on pense à la guerre, c’est d’abord l’incompréhension qui prévaut devant une violence paraissant d’autant plus absurde que, malgré les « plus jamais ça », elle ne cesse de se déchaîner périodiquement. Ainsi, s’il est toujours possible d’envisager la guerre comme phénomène historique universel marqué par un usage de la violence entre deux collectivités, il semble impossible d’en rendre compte de manière rationnelle. La guerre tiendrait de la folie ne se laissant pas appréhender par la logique ordinaire ou d’une volonté surhumaine impénétrable pour la pensée commune.
On conviendra aisément qu’une telle conclusion ne peut satisfaire un esprit rationnel qui ne saurait abdiquer aussi rapidement face à l’énigme de la guerre. Il suffit du reste de prendre conscience que, pour être spécifique, toute guerre relève toujours de la société et de l’histoire, qu’elle est donc une totalité englobée dans une totalité plus vaste, pour tenter d’en rendre compte.
Dans la mesure où elle se trouve prise dans un ordre qui la dépasse, la guerre peut s’appréhender par le lien qu’elle manifeste avec d’autres dimensions de cet ordre, notamment la politique – terme à comprendre dans sa double dimension de ce qui crée les conditions historiques de la guerre (politique-objet), et de ce qui en gouverne le cours (politique-sujet). Comme le remarque Clausewitz, alors que considérée en elle-même et pour elle-même, la guerre tend à devenir absolue, les situations historiques effectives manifestent que la politique joue un rôle modérateur qui soumet la violence aux exigences du calcul et des intérêts bien compris.
Bref, la guerre serait un phénomène qui ne dérogeait pas à l’ordre des choses, illustrant bien la puissance de l’homo rationalis, la pertinence de l’homo œconomicus. Ce qui conduit à penser que la paix est bien un état normatif que le droit soutient de manière efficace. D’où un soupçon : cette vue de la guerre dominée par la politique ne relève-t-elle pas d’une vision quelque peu édulcorée ? Peut-on vraiment défendre le primat de la politique sur la guerre ? L’État de paix n’est-il pas advenu en raison de conflits ? Bien des analyses semblent l’attester qui conduisent à inverser les choses pour considérer que la guerre est toujours première, que ce soit historiquement ou logiquement. C’est en effet parce qu’elle met à nu les rapports de force, que la guerre est ce à partir de quoi doit partir toute analyse du pouvoir effectif. Il faudrait alors reconnaître que la société est toujours divisée, travaillée par des tensions permanentes, même si elles restent parfois invisibles. Resterait à savoir ce qui justifie une telle vue qui fait de la guerre l’élément de déchiffrage de la nature du social…
* * *
De quoi parle-t-on au juste quand on parle de guerre ? Partons d’une première approche, qui la définit comme le rapport social entre deux communautés souveraines décidant de trancher leurs différends par le recours à la violence. Simple en apparence, une telle définition n’en pose pas moins bien des difficultés. Assurer que la guerre tient de la prise de décision d’une communauté souveraine, c’est tout d’abord, ouvrir la possibilité à tout groupe de s’affirmer souverain en déclenchant une guerre. On voit que l’on tombe ainsi dans une circularité logique puisque si la souveraineté est requise pour parler de guerre, celle-ci permet à toute communauté de se poser comme souveraine.
Une autre difficulté apparaît du fait que la définition proposée peine à bien désigner les phénomènes sociaux historiques effectifs auxquels renvoie la guerre. La fréquence des métaphores guerrières en est un bon indice. Il est peu de domaines où l’on ne parle de combat, d’affrontement, d’offensive, d’assaut, de résistance, de front, de victoire, etc., si bien que l’on vient à se demander si la guerre n’est pas une dimension essentielle de l’existence sociale. La guerre en son sens usuel ne désignerait alors plus que la forme particulière d’un phénomène beaucoup plus fondamental.
Soulignons, enfin, que si, comme l’indique la définition donnée, la guerre est un moyen pour des communautés souveraines de trancher leurs différends, c’est-à-dire d’imposer sa volonté à l’autre, elle doit être considérée comme un instrument de la politique et la question se pose immédiatement de savoir si elle est ou non un bon instrument.
Comme on voit, l’approche usuelle du phénomène de la guerre ne supprime en aucune façon le sentiment d’incompréhension que son existence même suscite. Beaucoup n’hésitent pas du reste à faire valoir qu’elle relève de la folie, comme s’en plaint Érasme : « N’est-ce pas au champ de la guerre que se moissonnent les exploits ? », note-t-il, avant de se demander ce qu’il y a « de plus fou que d’entamer ce genre de lutte pour on ne sait quel motif, alors que chaque partie en retire toujours moins de bien que de mal ? » [1].
Mais c’est sans doute Joseph de Maistre qui a le mieux souligné le caractère irrationnel de la guerre. Considérant qu’« il n’y a pas moyen d’expliquer comment la guerre est possible humainement », il a fini par assurer qu’elle était imposée par le créateur : « La guerre est donc divine en elle-même, puisque c’est une loi du monde. La guerre est divine par ses conséquences d’un ordre surnaturel (…). La guerre est divine, dans la gloire mystérieuse qui l’environne, et dans l’attrait non moins inexplicable qui nous y porte (…). La guerre est divine par la manière dont elle se déclare (…). La guerre est divine dans ses résultats qui échappent absolument aux spéculations de la raison humaine (…). La guerre est divine par l’indéfinissable force qui en détermine les succès » [2]. Si la guerre est le dessein de Dieu, elle est proprement impénétrable, elle relève du mystère : évidence irrécusable et défi insurmontable pour la raison et sa logique.
Mais si tout donne à penser que nous n’avons pas grand-chose à dire sur la guerre, comment comprendre le nombre et la variété de publications qui en traitent ? Ne faut-il pas saluer leurs auteurs pour leur détermination à rendre raison d’un phénomène aussi problématique ? C’est bien l’attitude qu’adopte Emmanuel Terray à l’égard de Clausewitz qui, « devant cet objet insaisissable, opaque et chargé de passion qu’est de la guerre », il a su adopter « une approche qui se veut objective, rationnelle et rigoureuse » [3]. C’est sans doute ce qui lui a valu l’admiration de Raymond Aron, poursuit Terray qui précise que l’ouvrage que ce dernier « a consacré à l’œuvre de Clausewitz n’est pas moins nécessaire que cette œuvre elle-même ».
Clausewitz (1780 – 1831) est connu pour son œuvre De la guerre, qui a été publiée à titre posthume par sa veuve à partir de ses notes de travail. Cet ouvrage se voulut avant tout une réflexion sur la stratégie, mais son auteur prenant conscience que la guerre ne peut être comprise en elle-même et par elle-même, il a acquis une dimension politique sur laquelle il importe de s’arrêter dans la mesure où c’est ce qui a sans doute été le plus commenté.
Ce qui compte, pour nous, n’est pas tant de rendre compte d’une pensée complexe, parfois contradictoire, qui reste donc toujours difficile à appréhender, que d’insister sur les liens mis en avant que la guerre entretient avec la politique puisque c’est ce qui permet de la soustraire à l’ordre de l’irrationnel. C’est bien ce sur quoi insiste Aron pour qui, rappelle Emmanuel Terray, « la guerre peut être comprise parce qu’elle est de part en part déterminée par la politique, aussi bien par la politique-objet, qui en crée les conditions historiques, que par la politique-sujet, qui en gouverne le cours en fonction des buts qu’elle se propose » [4].
Rappelons donc simplement que la pensée de Clausewitz se caractérise par son souci de rendre compte d’une réalité historique changeante, sans toutefois en rester à l’écume des choses. Conscient des multiples variétés des guerre, il ne désespère pas de saisir ce qui leur commun : « La guerre n’est pas seulement un véritable caméléon qui modifie quelque sa nature dans chaque cas concret, mais elle est aussi, comme phénomène d’ensemble et par rapport aux tendances qui y prédominent, une étonnante trinité où l’on retrouve d’abord la violence originelle de son élément (…), puis le jeu des probabilités et du hasard (…), et sa nature subordonnée d’instrument de la politique » [5].
Cela explique la dynamique d’une réflexion visant à manifester que cette réalité historique relève d’une dialectique qui combine totalité et polarité : la guerre est une totalité, mais une totalité qui s’inscrit dans une totalité plus vaste, celle de la vie des sociétés, de l’histoire, de sorte qu’elle peut s’appréhender par sa polarité avec une autre dimension des sociétés et des états. Concrètement, la guerre va s’envisager comme un phénomène social dans son articulation avec la politique.
C’est ainsi que Clausewitz en arrive à formuler sa célèbre thèse – qu’Aron nomme la Formule – selon laquelle « la guerre n’est qu’une simple continuation de la politique par d’autres moyens ». Ce qui importe ici, c’est la notion de continuité : la guerre est en fait un véritable instrument de la politique, « une continuation du commerce politique, la poursuite de ce commerce avec d’autres moyens » [6]. Autant dire que la guerre n’est pas un objet indépendant, qu’elle est un moyen au service d’une fin.
On perçoit alors le problème que pose cette articulation de la guerre et de la politique que l’on peut considérer comme antinomiques puisque la guerre en elle-même n’est que violence pure dont le but est la destruction de l’ennemi, quand la politique, elle, s’exprime comme le commerce entre nations. Comment se déprendre de la contradiction qui pose que la guerre est à la fois violence destructrice et instrument politique ? [7]. Clausewitz donne lui-même une réponse en distinguant le but de la fin. La guerre est un moyen, et comme telle, elle a un but qui est la destruction de l’ennemi ; mais ce but n’est pas la fin qui, elle, envisage de nouveaux rapports avec cet ennemi et relève donc de la politique. « On ne commence pas une guerre, ou raisonnablement on ne devrait pas en commencer une, sans savoir ce qu’on veut obtenir par cette guerre, et ce qu’on veut obtenir dans elle ; là il s’agit de la fin, ici il s’agit du but », assure ainsi Clausewitz [8].
S’il peut envisager le concept pur de la guerre, évoquant un duel qui, par nature ne connaît pas de limites, et implique la montée aux extrêmes, Clausewitz a le mérite de s’appuyer sur l’expérience pour faire valoir que la guerre effective, celle qui existe – du moins entre des peuples civilisés –, n’est jamais absolue ou totale : son intensité est déterminée par l’enjeu ; ce qui conduit à tenir compte des rapports des moyens à la fin. Comme le note Éric Weil, « la guerre réelle est la continuation de la politique à l’aide d’un instrument qui, s’il cessait d’être instrument, détruirait jusqu’au concept de politique, mais qui aussi s’il n’était pas compris à partir de sa nature profonde se retournerait contre celui qui l’emploierait » [9].
Même si Clausewitz considère qu’en tant que théoricien de la guerre, il n’a pas à préciser ce que doit être une politique, il ne peut éviter de livrer des éléments de réflexion sur celle-ci. Comme il le dit lui-même, et comme nous l’avions déjà souligné, « la guerre ne peut pas suivre ses propres lois, mais doit être regardée comme partie d’un autre tout, et ce tout est la politique ». Il faut reconnaître que « la politique peut prendre une fausse direction, mais cela ne nous concerne pas ici, car, en aucun cas, l’art de la guerre ne saurait être regardé comme le précepteur de la politique ». Convenons en effet que « ce serait absurde que de vouloir subordonner au point de vue militaire, le point de vue politique, car c’est la politique qui a engendré la guerre » [10].
Si, comme il convient, on entend par politique les intérêts de l’administration intérieure dans leur ensemble, on doit reconnaître qu’elle s’applique à la communauté dans son ensemble, envisageant aussi bien les conditions sociales, que la constitution, ou le moral de la nation, ou encore les mœurs, etc. C’est ce que Clausewitz a perçu à partir d’une réflexion sur les effets militaires de la Révolution Française et des conquêtes napoléoniennes : « les énormes effets qu’a eu la Révolution Française vers l’extérieur étaient dus à un art politique et administratif, complètement changé, au caractère du gouvernement, à l’état général du peuple », note-t-il tout en déplorant l’incapacité des autres gouvernements à le comprendre – ce qu’il considère comme une faute politique.
Il nous paraît que la thèse assurant que la guerre n’est que simple continuation de la politique par d’autres moyens, prend ainsi de l’épaisseur puisqu’elle rend compte des fondements de cette politique qui se sert de la guerre. La guerre n’a en effet de sens que si les fins visées sont réalisables ; ce qui suppose qu’elles soient en accord tout à la fois avec la situation politique général et avec les conditions intérieures de la nation.
Clausewitz parvient bien à rendre la guerre intelligible en l’envisageant comme dépendante de la politique, comme étant l’instrument de la politique. Mais, note Éric Weil, « l’instrument instrument ne vaudra que ce que vaut celui qui l’emploie et ce que vaut la fin en vue de laquelle il est utilisé – fin qui ne sera bonne que si elle consiste dans la défense de la liberté de la nation, liberté qui ne sera réelle et réellement défendable, que si elle est liberté de tous dans un État qui est l’État de tous » [11].
Inutile d’aller plus loin pour comprendre que Clausewitz considère que la politique intérieure est l’administration éclairée de l’intérêt général, la gestion rationnelle du « bien public » ; ce qui le conduit à refuser les divisions au sein de l’État qui reste pensé sur le modèle du sujet individuel. À cet égard, les propos qu’il tient sur la Révolution Française sont révélateurs : s’il parle « d’un foisonnement de vie et d’activités, d’intrigues et d’affrontements, de luttes et de succès, de crainte et d’espoir, de terreur et de joie, une solidarité entre amis, et un acharnement à traquer l’ennemi », s’il évoque « cet enthousiasme qui soulève l’individu et qui entraîne les autres », s’il assure que tout cela « évoque le forum de la Rome antique et les places publiques d’Athènes », il n’affirme pas moins que « cette agitation inconsidérée, cette participation déréglée et partiale au gouvernement, qui tient les plus actifs prisonniers d’un cercle en constante effervescence, est une réelle anomalie »
Envisager la guerre comme phénomène parfaitement intelligible, conduit donc à défendre une politique prétendument “rationnelle” en parfait accord avec la pensée dominante. Il n’est guère besoin d’insister beaucoup pour dénoncer les vues de Clausewitz sur l’État comme relevant d’une idéologie au sens précis d’oubli des conditions d’être de ce dernier. Autant dire qu’il est resté aveuglé par la théorie de la souveraineté que Michel Foucault a justement mise à mal.
* * *
L’idée de Foucault a été de substituer à la théorie de la souveraineté une analyse de la domination. Autrement dit, explique-t-il, « au lieu de faire dériver les pouvoirs de la souveraineté, il s’agirait bien plutôt d’extraire, historiquement et empiriquement, des rapports de pouvoir, des opérateurs de domination » [12]. Le problème étant alors de savoir comment analyser ces rapports de pouvoir, il va s’intéresser à la guerre qui, pouvant « passer comme le point maximum, la nudité même des rapports de force » [13], se révèle comme la vérité du pouvoir. Elle se trouve en effet au commencement de la domination, que ce soit d’un point de vue chronologique, ou d’un point de vue logique. Au départ, il y a un affrontement qui conduit à affirmer les uns vainqueurs et les autres vaincus. L’arrêt du conflit ne signifie toutefois pas la fin de la guerre : le vainqueur l’a emporté et fait la loi, mais « la loi n’est pas pacification, car, sous la loi, la guerre continue à faire rage à l’intérieur de tous les mécanismes de pouvoir même les plus réguliers », note Foucault [14], qui n’hésite donc pas à retourner la formule de Clausewitz, laquelle suggère-t-il procède elle-même d’un premier renversement. Il assure en effet que « le principe selon lequel la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens était un principe bien antérieur à Clausewitz, qui a simplement retourné une sorte de thèse à la fois diffuse et précise qui circulait depuis le XVe et le XVIIIe siècle » [15].
Pour Foucault, ce retournement de « la Formule », qui assure que la politique n’est que la guerre continuée, signifie tout d’abord que « les rapports de pouvoir tels qu’ils fonctionnent dans une société comme la nôtre, ont essentiellement pour point d’ancrage un certain rapport de force établi à un moment donné, historiquement précisable, dans la guerre et par la guerre ». Mais ce retournement signifie également qu’une fois la paix obtenue, « les luttes politiques, les affrontements à propos du pouvoir, avec le pouvoir, pour le pouvoir, les modifications de rapports de forces » continuent de se manifester de sorte que « tout cela, dans un système politique, ne devrait être interprété que comme les continuations de la guerre », mais « serait à déchiffrer comme des épisodes, des fragmentations, des déplacements de la guerre elle-même ». Le dernier point, enfin, qu’indique le fait que la politique est la guerre continuée, c’est que « la décision finale ne peut venir que de la guerre, c’est-à-dire d’une épreuve de force où les armes finalement devront être juges », que « la fin du politique, ce serait la dernière bataille » [16].
En affirmant que c’est « dans la boue des batailles » qu’il faut chercher « le principe d’intelligibilité de l’ordre, de l’État, de ses institutions et de son histoire » [17], Foucault fait valoir que la guerre est centrale pour saisir ce qu’il en est du pouvoir institué : « c’est la guerre qui est le moteur des institutions et de l’ordre ». Autant dire que « la paix, dans le moindre de ces rouages, fait sourdement la guerre », que « nous sommes en guerre les uns contre les autres », qu’« un front de bataille traverse la société toute entière, continûment et en permanence, » et que c’est ce front de bataille qui place chacun de nous dans un camp ou dans un autre », de sorte « qu’on est forcément l’adversaire de quelqu’un » [18], qu’on appartient toujours à un camp. C’est un point qu’il importe de bien reconnaître dans la mesure où l’on est alors à même de « déchiffrer la vérité, de dénoncer les illusions et les erreurs par lesquelles on [nous] fait croire – les adversaires [nous] font croire – que l’on est dans un monde ordonné et pacifié » [19].
Le renversement de la formule permet donc d’éviter toute méprise sur la nature effective de l’état de paix, conduisant à reconnaître qu’« une structure binaire traverse la société » [20], c’est-à-dire que la cité est toujours divisée.
Une telle vue n’est pas neuve, bien entendu. Si elle fait penser aux thèses de Carl Schmitt, c’est sans doute vers Machiavel qu’il faut se tourner pour en saisir toute la pertinence : elle procède du conflit entre les Grands, dont le désir est de commander et d’opprimer, et le peuple, désirant ne pas être commandé ni opprimé. Malheureusement Foucault ne s’est pas vraiment intéressé aux analyses de l’auteur du Prince au prétexte que ce dernier a cherché à proposer « une technique politique à mettre entre les mains du souverain » [21]. Mais ce n’est pas le cas de Lefort qui fera, lui, un usage positif de cette affirmation qu’il considère comme la reconnaissance du fait que le social procède d’une division irréductible. L’opposition entre les Grands et le peuple doit être envisagée en effet comme structurelle – et non simple opposition entre deux groupes socialement définis, établie en raison de caractéristiques objectives concernant les uns et les autres.
Comme le souligne Lefort, « ce qui fait que les Grands sont les Grands et que le peuple est le peuple, ce n’est pas qu’ils aient par leur fortune, par leurs mœurs, ou leur fonction un statut distinct, associé à des intérêts spécifiques et divergents », mais bien que « les uns désirent commander et opprimer et les autres ne l’être pas ». Autrement dit, « à l’origine du pouvoir princier, et sous-jacent à celui-ci une fois qu’il s’est établi, se trouve le conflit de classe » [22]. L’expression « conflit de classe » indique clairement que Lefort trouve chez Machiavel de quoi mettre en perspective sa lecture de Marx. Si ce dernier a bien eu le mérite de saisir l’importance du conflit social, faisant de la lutte des classes le moteur de l’histoire, comme dit le Manifeste du parti communiste ; son erreur a été de chercher à dépasser ce conflit [23]. C’est que, d’une certaine façon, l’histoire a donné raison à Machiavel [24] dont le mérite aura été d’avoir « désigné la lutte de classe comme phénomène universel et permanent » [25], d’avoir donc saisi que le conflit social est inéliminable. Prétendre le contraire conduit à imposer une domination déniée.
Il convient du reste d’insister sur le fait que le conflit dévoile « l’essence du peuple au niveau du désir d’échapper au désir de l’autre de classe » [26], puisque cela permet de saisir que le peuple se définit dans et par son opposition à l’oppression qu’il subit, qu’il est « le pôle de la négativité », comme dit Lefort.
Autant dire qu’il ne peut occuper d’autre position sociale que celle de la contestation de l’ordre établi : « le peuple ne peut “gagner” ou il cesserait d’être peuple ; il ne peut pas s’emparer de la puissance » [27]. Sans doute peut-on imaginer « l’ascension d’une nouvelle couche sociale au rang de classe dominante », mais cela ne saurait se comprendre comme l’abolition de la division sociale : « quand ceux qui étaient en bas sont passés en haut, sont devenus des bourgeois ou des bureaucrates, reste le monde d’en bas, le monde du non-pouvoir » [28]. Le peuple compris, non comme l’ensemble de la société, mais bien comme la masse des dominés, peut toujours convoiter les emblèmes du dominant, il ne saurait s’en emparer sans perdre sa position [29].
Cette lutte permanente contre la domination subie n’est toutefois pas sans intérêt ni efficacité puisqu’elle est à l’origine de la loi et de la liberté. Le comprendre suppose de saisir que les Grands et le peuple n’occupent pas une position symétrique dans l’ordre social. Cela tient à la nature des désirs qui animent les couches antagonistes : si le désir de domination des Grands « s’incarne dans des signes qui les assurent de leur position : richesse, rang, prestige », celui du peuple est « à rigoureusement parler, sans objet », visant seulement à échapper à la domination [30].
Le conflit qui s’engendre alors oppose ceux qui tendent à augmenter sans cesse leur puissance à ceux qui ne cherchent qu’à contenir cette dynamique par le biais de la loi. Sans elle, nous serions dans une situation de licence qui, déniant la division sociale, permettrait aux Grands d’imposer une domination sans frein.
Nous percevons les effets du désir du peuple qui n’a pourtant rien d’objectif : les actes de résistance qu’il suscite « sont la condition d’un rapport fécond à la loi, qui se manifeste dans la modification des lois établies » [31]. Selon Lefort, le désir du peuple, qui relève de la pure négativité, ne cesse de nourrir la résistance qui se trouve à la source de la loi. Le refus de la domination ouvre ainsi la société à son histoire. Il impose en effet de reconnaître que les lois établies ne relèvent nullement d’une nécessité implacable, qu’elles sont toujours des institutions sociales pouvant être remplacées par d’autres. Comme dit Lefort, « le désir de ne pas être opprimé défait l’imposture, en dépit de son incessant rétablissement » [32]. L’imposture, c’est le fait de vouloir stabiliser l’ordre social en en déniant la division principielle. Elle conduit à la répression du peuple dont les revendications manifestent justement cette division.
La loi s’avère ainsi garante de la liberté, de sorte que l’on peut dire qu’un régime de liberté reconnaît le droit du peuple à n’être pas opprimé ; ce qui est d’autant mieux affirmé que la loi elle-même tient lieu de pouvoir. Pour le dire autrement, il convient que la loi relève d’une instance dont les titulaires n’en sont pas les propriétaires. Ce pourquoi Lefort n’hésite pas à affirmer qu’il n’y a de liberté politique que dans la mesure où le pouvoir « s’avère n’être le pouvoir de personne » [33]. La réflexion de Lefort conduit ainsi à défendre la démocratie entendue comme le régime d’indétermination structurelle dans lequel le pouvoir est non appropriable.
* * *
Au-delà de l’intérêt qu’elles peuvent avoir, les approches mettant la guerre au fondement du social soulèvent une question portant sur l’origine du conflit. Nous sommes nécessairement l’adversaire de quelqu’un assure Foucault, mais pourquoi au juste ? Le peuple s’oppose à la volonté des Grands de le dominer, avance Lefort, mais d’où vient ce désir de ne pas être opprimé ? Qu’est-ce qui suscite une volonté effective d’opposition à l’oppression ? Nul besoin ici d’enquêtes sociologiques très poussées ni de rappeler les apports de Bourdieu en ce qui concerne la violence symbolique pour savoir que les dominés peuvent être aveugles à leur domination, quand ils n’en deviennent pas les soutiens objectifs.
Il suffit de se souvenir des propos de Rousseau, assurant que « les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir » [34], ou de ceux de Marx qui remarquait que « même le besoin de grand air cesse d’être un besoin pour l’ouvrier » [35]. Comprenons qu’il ne s’agit pas ici de ce « renversement de la liberté en servitude » qui a tant interpellé La Boétie [36], mais bien de l’annulation pure et simple du désir de liberté, de son inexistence même.
Ce que Machiavel a ignoré, ce sont les conditions sociales de possibilité du désir du peuple. Il nous paraît que le refus de l’oppression suppose « une distance avec ce qui est » ; ce qui renvoie en quelque façon à une situation sociale autre [37]. Lefort semble bien le reconnaître, assurant que si « l’image qui régit le désir des Grands, c’est celle de l’avoir », celle « qui régit le désir du peuple est celle d’être » [38]. Mais qu’est-ce à dire au juste ? Ce désir d’être est-il simple refus de l’oppression ? Ne faut-il pas plutôt penser que l’oppression est dénoncée parce que perçue comme un obstacle à la volonté de maîtriser sa vie autant que faire se peut ? Selon cette deuxième hypothèse, qui semble seule envisageable, le désir d’être n’est qu’un autre nom du désir d’autonomie, pris au sens strict du terme, et qui doit s’envisager simultanément au plan individuel et collectif.
Par ailleurs, les thèses avancées jusqu’ici ne disent rien non plus du désir d’adhésion à la guerre. Autrement dit, elles échouent, me semble-t-il, à rendre compte de ce qui me paraît central concernant la guerre depuis que, jeune écolier, j’ai pris conscience ou essayé de prendre conscience de la réalité de la guerre de 14 – la guerre « préférée » de Brassens : comment des millions de jeunes hommes ont-ils pu partir « la fleur au fusil » pour mourir sans véritable raison…
On pourra sans doute souligner que faire référence à la guerre de 14-18 est contestable en ce que toutes les guerres n’ont pas une telle ampleur, pour ne pas parler de démesure – ce n’est pas pour rien que l’on a parlé à son propos de « la grande guerre ». Mais, justement, il vaut sans doute mieux envisager ce genre de conflit que des guerres plus mineures. Comme le note Castoriadis, « on ne comprend pas la musique à partir de la Belle Hélène mais plutôt à partir de l’Art de la fugue ou du Requiem. On n’essaie pas de voir ce qu’est et ce que peut un roman sur le Maître de forges, mais plutôt sur l’Idiot, la Recherche ou le Château ». De même, « ce ne sont pas les “guerres en dentelles”, ou les guerres bien délimitées, menées par des “professionnels”, des mercenaires ou des soudards, qui laissent voir l’être plein de la guerre, mais les guerres illimitées – d’extermination, d’asservissement, d’assimilation forcée –, qui engagent le plus souvent la totalité des sociétés concernées et qui ont été, de loin, les plus lourdes de conséquences dans le cours de l’histoire » [39].
Revenons donc à la question de l’engagement enthousiaste des soldats pour la Grande Guerre.
Sans doute vaut-il la peine de rappeler le tout début du Voyage au bout de la nuit : assis avec un ami dans un café de la place Clichy, Bardamu rejoint joyeusement une troupe de soldats en marche vers le front, qu’il va découvrir, horrifié, quelques jours plus tard avant de déserter : « Mais voilà-t’y pas que juste devant le café où nous étions attablés un régiment se met à passer, et avec le colonel par-devant sur son cheval, et même qu’il avait l’air bien gentil et richement gaillard, le colonel ! Moi, je ne fis qu’un bon d’enthousiasme. “J’vais voir si c’est ainsi !” que je crie à Arthur, et me voici parti à m’engager, et au pas de course encore ».
Ce sentiment, on le sait fut partagé par beaucoup. C’est ainsi que Jean-Pierre Rioux, auteur d’un ouvrage sur La mort du lieutenant Péguy, rappelle la remarque d’une des amies de ce dernier, assurant qu’elle l’avait vu partir « soulevé d’enthousiasme et de bonheur d’être un soldat de la République » – République dont Rioux montre qu’elle est perçue ou vécue comme devant laver l’affront infligé par les prussiens à Sedan pour continuer à faire vivre la France.
Bardamu va toutefois très vite saisir que la guerre n’est pas ce qu’il avait imaginé, qu’elle ne relève pas de la rationalité. Et l’on se demande pourquoi tout le monde ne réagit pas comme lui, qui va finir par déserter. Il faut le souligner : les mutineries qui ont été fort tardives (1917) n’ont pas été très nombreuses.
Comment donc comprendre les motivations des soldats ? Au nom de quoi acceptent-ils la mort [40] ? On ne peut parler d’intérêt bien compris, ni évoquer des contraintes ou des illusions, comme le prétendent les marxistes : s’il est clair que les classes dominantes peuvent avoir tout intérêt à déclencher des guerres, comment penser qu’elles puissent contraindre des millions d’hommes armés à se faire tuer contre leur volonté ? Bref, il semble qu’il y a guerre parce qu’il y a engagement des individus dans celle-ci – engagement qui peut prendre des formes très diverses depuis un soutien lointain jusqu’à l’implication directe.
Évoquer l’engagement individuel, n’est-ce pas suggérer qu’on peut aborder le phénomène de la guerre via la notion de stratégie, laquelle relève bien de la rationalité ? Mais celle-ci dépend évidemment de la situation globale, qui elle-même dépend des orientations prises par les sociétés. Or, dès que nous avançons une telle affirmation, nous faisons signe vers des difficultés qui conduisent à subvertir la pensée traditionnelle.
Que signifie que des sociétés prennent des orientations particulières ? Dire que Rome a développé son empire sur tout le bassin méditerranéen, ou que les États-Unis ont une politique de domination de l’Amérique latine, ou encore que la France est une puissance déclinante, c’est dire quelque chose d’extrêmement problématique même si chacun comprend ce dont il s’agit. Comment en effet imputer des intentions, des calculs ou des décisions à des entités qui ne sont pas clairement délimitées parce que non délimitables ? Il faut donc avouer que les expressions comme celles prises en exemple, pour être commodes, n’en soulèvent pas moins de sérieuses difficultés d’ordre théorique. Mais celles-ci sont généralement masquées par les réponses apportées à la question concernant la nature des sociétés – réponses qui, schématiquement, sont de deux ordres. Soit on réduit le social aux individus qui le composent : c’est la démarche de l’individualisme méthodologique qui envisage la société comme une collection d’êtres, visant chacun une fin donnée au moyen de procédés plus ou moins rationnels. C’est là une approche qui correspond à ce que nous vivons chaque jour au niveau conscient où nous tâchons de réaliser des objectifs en mettant en œuvre les moyens les plus adaptés. Inutile de dire que cette vue bute sur la question très simple mais fort retorse de la réalité du langage, par exemple, dont il n’est pas possible de dire qu’il relève des interactions entre individus puisque ces derniers ne sont tels que par et grâce au langage justement. Comme l’a fort bien manifesté Lévi-Strauss dans sa célèbre Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, le langage n’a pu surgir que « d’un seul coup ».
La deuxième option pousse, elle, à partir de la société comme un tout préexistant logiquement du moins aux individus – position que l’on nomme holisme. Les actes individuels se trouvent alors pensés comme des moyens aveugles d’une intention dynamique globale, ainsi que l’a parfaitement manifesté Hegel qui n’hésitait à assurer que la passion des grands hommes les pousse à réaliser ce que le monde attendait… C’est une vue qui semble d’autant plus partagée qu’elle procure une réelle satisfaction pour un être de raison – raison dont Kant a parfaitement montré qu’elle vise toujours, par le biais des catégories de la relation, l’unité systématique et l’extension maximale pour ce qui est de la connaissance empirique [41].
Ce qui, au-delà de leur opposition, est commun aux deux options rappelées et qu’il faut retenir, c’est bien qu’elles postulent que tout ce qui est (ou advient) relève d’une raison d’être. Ce pourquoi elles ne peuvent saisir la nature effective de l’ordre social qui ne dérive de rien et dont l’émergence ne répond à aucune nécessité, mais qui est toujours auto-institué sur fond d’un Chaos primordial. Autant dire qu’il relève de lui-même, qu’il s’affirme à partir d’une instance capable de faire surgir ce qui n’a jamais été, l’imagination radicale, et qu’il se spécifie par ses significations qui n’étant ni rationnelles (on ne peut pas les “construire logiquement”) ni réelles (on ne peut pas les dériver des choses) ne peuvent être qu’imaginaires [42]. Il faut comprendre que « toute société crée son propre monde, en créant précisément les significations qui lui sont spécifiques » [43].
Bref, la société doit être reconnue pour ce qu’elle est : une entité qui s’auto-institue en instituant des significations qui la structurent et lui donnent son identité. Toute société, en tant qu’elle est une totalité structurée, invente des significations imaginaires qui lui donnent sa cohérence et permettent de la définir comme une société particulière : elles donnent accès au monde, si l’on peut dire, en permettant aux hommes de lui trouver du sens, en structurant les représentations qu’ils en ont ; elles indiquent, en outre, ce qui est juste et ce qu’il convient de faire ou non : adorer Dieu et suivre ses prescriptions, accumuler du capital, jouir sans entraves, ou lutter pour l’émancipation de tous ; enfin, « elles établissent les types d’affects caractéristiques d’une société ». Ce dernier point est sans doute délicat, mais il faut bien reconnaître que le christianisme a suscité la foi, qui est un affect totalement inconnu des Grecs Anciens, ou que le sens de l’honneur appartient davantage à la société aristocratique qu’au monde bourgeois.
Il convient de souligner que, généralement, les significations sociales sont instituées dans le déni de cette institution, étant rapportées à une source extérieure au social – qu’il s’agisse des dieux, des ancêtres, de Dieu, de la Nature, etc. – de sorte que l’ordre qu’il promeut ne peut être remis en cause. Castoriadis parle alors de clôture du sens : toutes les questions que les individus peuvent se poser trouvent une réponse à partir des significations sociales en vigueur, même si ses dernières peuvent nous paraître, à nous qui n’y adhérons pas, de fausses comme celle qui assure que les voies du ciel sont impénétrables [44] – et que dire du mot célèbre de Tertullien Credo quia absurdum, qui indique que la raison humaine étant inapte à saisir les mystères divins, seul le croyant peut y accéder ?
Si les valeurs sociales sont ainsi nécessaires, on saisit que la rencontre avec d’autres sociétés, organisées à partir de valeurs différentes, est plus que problématique puisque semblant attester que d’autres valeurs sont possibles… Comment réagir quand on se trouve au contact de qui envisage les choses de manière différente que soi ? On peut, schématiquement, souligner trois attitudes de principe. La non considération ou l’indifférence, tout d’abord, qui semble plus une option théorique qu’une réalité de fait, même si un certain communautarisme vise à la réaliser. Une deuxième manière de réagir serait l’acceptation des valeurs nouvellement perçues par abandon des siennes ; ce qui semble peu confirmé d’un point de vue historique. Reste la dernière possibilité consistant à défendre ses valeurs comparées aux autres qui ne peuvent, dès lors, qu’être dépréciées. Précisons les choses.
La société doit donc rendre compte de ce fait : il y a des individus qui vivent autrement, suivant d’autres normes que celles qui sont prétendues être les seules légitimes puisque nécessaires. Mais comment comprendre que ce qui est sacré ne soit pas reconnu par tous ? La réponse renvoie au dénigrement des autres, à l’ethnocentrisme tel qu’envisagé par Lévi-Strauss au chapitre 3 de Race et histoire [45].Soulignons qu’en cas de conflit, une société peut réagir comme un paranoïaque dont le délire serait mis en cause. Comme le souligne Castoriadis, « au-delà de tout enjeu particulier, matériel ou autre, ce qui est perçu par la société comme étant en cause est son existence même à ses propres yeux » [46]. Il semble que le conflit israélo-palestinien illustre assez ce mécanisme : comment comprendre que l’extrême droite israélienne soit encore au pouvoir et applique la politique qu’elle applique à l’égard des Palestiniens, sinon parce qu’elle est tolérée par une majorité au nom d’une peur diffuse réveillée par les attaques d’Octobre dernier [47].
Le conditionnement que la société fait peser sur les individus qui la composent est tel que ces derniers en sont le plus souvent totalement dépendants ; ce qui permet d’esquisser une réponse à la question que nous nous posons sur l’implication des soldats qui peuvent vivre la mise en danger de la mère patrie comme une mise en danger de soi.
La défense de son identité passe ainsi par son envers : la dépréciation de l’autre dont toute manifestation peut être perçue comme une volonté sourde de destruction de cette identité perçue comme fragile ou menacée. Les réactions actuelles en France d’individus comme Zemmour ou Finkielkraut nous paraissent tenir de cette dynamique dont l’expression extrême a été celle de Renaud Camus évoquant l’idée d’un grand remplacement.
Le processus – le plus souvent inconscient – rendant compte de cette menace ressentie tient à la réciprocité supposée de mon lien avec l’Autre : si je me pense supérieur à celui qui est différent, celui-ci pense également qu’il vaut plus que moi et vise à me réduire ; aussi ai-je raison de me défendre et de lutter contre lui.
Sans doute les oppositions entre sociétés ne sont-elles pas toujours aussi tranchées. On pourrait même, avec un peu de recul, faire valoir qu’elles sont fort ténues. Mais joue ici ce que Freud a fait valoir en évoquant « le narcissisme des petites différences » – ce qu’illustre parfaitement le nationalisme encore prégnant chez beaucoup d’européens. Aussi les conflits entre sociétés que l’on pourrait dire homogènes en ce que leur culture de fond est largement commune et qu’elles ont un même régime social, peuvent-ils être compris comme cas particuliers de ce qui vient d’être énoncé.
La guerre fait ainsi valoir l’adhésion des individus à la société à laquelle – adhésion qui est, généralement, bien plus forte que ce que l’on pense puisqu’elle structure largement leur identité. De ce point de vue, on peut dire que « les processus sociaux et psychiques qui amènent les uns à mourir pour le Christ et les autres pour Allah, ceux-ci pour le Tsar et ceux-là pour la révolution sont profondément identiques », comme le note Castoriadis [48]. C’est dire que saisir les dynamiques à l’œuvre dans l’engagement guerrier suppose de ne pas tenir compte des raisons évoquées pour le justifier. Mais d’un point de vue politique, il s’agit justement de se déterminer à partir de ces raisons puisque le jugement ne porte pas alors sur la guerre elle-même, mais sur le sens de ce qui est en cause ! Ainsi peut-on reconnaître que mourir pour le Führer ou le Reich n’est pas la même chose que mourir en résistant.
Il importe donc de bien distinguer les deux points de vue ici rappelés. Cela permet notamment de saisir la logique de l’engagement sans l’avaliser pour autant ou, pour le dire dans les termes qui rappelleront une polémique stupide initiée par certains dans le contexte des attentats terroristes en France au cours de l’année 2015, que comprendre ne signifie pas excuser [49]. Cela permet également de saisir le lien existant entre le dépassement de l’ethnocentrisme et la prise de conscience du caractère institué des significations sociales. Pour le dire autrement, l’acceptation de l’altérité suppose, d’une manière ou d’une autre, sinon la pleine reconnaissance du moins la perception de la contingence des valeurs structurant l’ordre social. C’est du reste ce qui se passe en général dans le monde moderne largement sorti de l’ordre théologico-politique de sorte que la société « se trouve mise à l’épreuve de la perte de son fondement » comme dit Claude Lefort [50] ; ce qui signifie qu’elle « s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude » [51]. Castoriadis, lui, parle de rupture de la clôture du sens, afin de souligner qu’il n’est pas possible de trouver une réponse assurée à toutes les questions qui peuvent se formuler [52].
Conclusion
Ainsi que le titre de notre exposé le laissait entendre, il ne s’agissait pas pour nous de traiter de la guerre, de sa nature si l’on veut, mais plutôt de signifier ce que la prise en considération des guerres permet d’inférer. C’est que le nombre de conflits dans le monde durant tant de temps n’a pas permis d’en avoir une approche générale ; et qu’il faut se résoudre à reconnaître que si la guerre est un phénomène historique universel, il n’existe pas de théorie universelle de celle-ci : il n’y a que des guerres singulières, toujours spécifiques.
Ce que la guerre illustre donc en premier, ce sont bien les limites de la pensée traditionnelle qui continue d’espérer rendre compte du phénomène de la guerre comme si l’on pouvait l’objectiver alors même que la guerre, sa manifestation concrète, est à saisir comme l’émergence d’une nouveauté radicale au sens où elle n’est en rien inéluctable, où n’est pas “contenue” dans la situation sociale où elle émerge de sorte qu’elle ne pourrait qu’avoir lieu. Cela tient au fait que cette même pensée peine à cerner la nature de la société ainsi que celle de l’être humain du fait qu’elle tâche toujours de les envisager comme relevant de la déterminité. Elle reste ainsi aveugle aux significations sociales auxquelles les individus adhèrent d’autant plus fortement qu’elles leur donnent une identité.
Ce que la guerre illustre pourtant est bien que l’engagement des combattants se trouve déterminé par le sentiment qu’ils éprouvent d’une menace pesant sur leur société. On peut même dire qu’il lui est proportionnel : plus la menace paraît importante plus l’individu s’impliquera dans la défense de ce qui structure son identité. Seule une prise de distance avec les significations sociales permettant à chacun de se construire sans y adhérer aveuglement semble à même de limiter les investissements belliqueux qui restent tout de même le point central de toute guerre.
Philippe Caumières