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La résistance embourbée

Publié le : 21 avril 2021

Foucault congédie le sujet de la philosophie classique indexé sur la conscience et pourvoyeur de bien illusoires formes d’identité, il lui substitue le couple assujettissement/subjectivation. Ce faisant, il effectue une percée philosophique dont les prolongements politiques sont tout à fait distincts. Indissociable du redéploiement de la notion de pouvoir, cette opération a une portée stratégique : elle permet de s’émanciper de la double contrainte qui pèse sur toute approche de la politique issue de la matrice discursive du marxisme – économiste d’une part, étatiste de l’autre. La réarticulation par Foucault des enjeux de la subjectivité est indissociable du retraitement qu’il fait subir à la notion de pouvoir. Ce double déplacement a produit l’apparition d’un espace dans lequel nous avons pu commencer à penser la politique et réaliser des opérations politiques autrement. Il a contribué de façon décisive à nous émanciper de cette discursivité marxiste dont nous sentions, de façon croissante à partir de la fin des années 1970, qu’elle perdait ses prises sur le présent.
Foucault, dans ses différents travaux, sur la folie, la prison, la sexualité (etc.) nous invite à nous intéresser, sous l’angle généalogique notamment, aux procédures d’assujettissement dans les sociétés modernes occidentales, soit, pour dire les choses en mode simplifié, aux disciplines et à leur rôle central dans la fabrication des sujets, ceci aussi bien dans la dimension individuelle qu’à l’échelle collective. Simplement, pour que cette matrice puisse prendre forme, il ne suffit pas de mettre les corps en ordre, de les assigner à des emplacements et des fonctions. Il faut investir les subjectivités. Ce qui suppose l’existence de denses réseaux d’interactions entre gouvernants et gouvernés – ces deux termes étant entendus ici dans un sens extensif. Ce qui suppose aussi que le pouvoir ou les pouvoirs constituent une sphère dans laquelle se produisent des circulations d’intensité et de forme variables. D’un point de vue topologique, le redéploiement auquel procède Foucault va consister à réintroduire de l’horizontalité là où les modèles classiques de la relation sujet-pouvoir privilégiaient la verticalité.
Les relations de pouvoir ne sont pas fixées une fois pour toutes, elles sont variables et plastiques, ce qui ouvre tout un champ à l’apparition des multiples « possibles » de la subjectivation, au cœur même de l’assujettissement – ou dans ses failles. Les enjeux de la subjectivation reviennent au cœur des rapports de pouvoir. La subjectivité, qu’il s’agisse de celle des individus ou de celle de la masse (la population) n’est pas passive, elle est tout sauf la simple surface d’inscription ou le seul champ de réception des techniques et tactiques mises en œuvre par les gouvernants. Elle est active et animée, dans la mesure même où il y a toujours un certain « jeu » dans les rapports de pouvoir. En d’autres termes, là où il y a du pouvoir qui s’exerce, il y a toujours un champ qui s’ouvre à la rétivité, à l’esquive, à la résistance [1].
Pour dire les choses aussi synthétiquement que possible, on pourrait résumer les choses ainsi : au couplage lutte économique/lutte révolutionnaire (pour la conquête de l’Etat), Foucault a permis, en jetant les fondements d’un nouveau mode de problématisation de la pensée et de l’action politique, de substituer le couplage résistance(s)/contre-conduites. Le motif de la résistance (ou plutôt des résistances dans la mesure où il se déploie en mode multiple et non unitaire et compact) devient central lorsque l’on prend pour assise une notion plastique du pouvoir fondée sur des jeux de forces, des circulations, des interactions et des oppositions ; où l’on vit surgir cette sorte d’axiome : là où du pouvoir s’exerce apparaissent nécessairement des contre-forces, plutôt que des contre-pouvoirs ; des forces inverses qui résistent à cet exercice.
D’autre part, le motif des conduites tend à se substituer à celui de l’action indexée sur « la pensée » – la théorie et la stratégie. Les conduites, c’est ce qui fait tenir ensemble, d’un seul tenant, les dispositions, les pensées, les affects et les gestes. D’où surgit le second axiome : là où des gouvernants (de tout poil) entreprennent de conduire les conduites de ceux qu’ils aspirent à gouverner, surgit tout un champ de contre-conduites possibles ou réelles.
A partir de ces prémisses, la politique des gouvernés pouvait être entièrement repensée à défaut d’être à proprement parler refondée – ce qui s’agence autour de ces motifs plus ou moins distinctement foucaldiens, ce n’est pas une théorie de la politique et encore moins du politique, c’est une inspiration, une nouvelle musique en forme de ligne de fuite hors du champ de pensée balisé par une orthodoxie dont, en pratique, les maîtres mots sont le syndicat, le parti et, les jours de fête révolutionnaire (rares), les conseils. C’est tout sauf une théorie, la preuve étant que l’on a bien vu comment, dans la période au cours de laquelle cette relève a été prise, à quelle vitesse s’est usé, trivialisé, le mot « résistance ».
Mais en tout cas, avec tout le côté « pensée faible » de la politique qui s’associerait à cette inspiration (qui, dans une perspective foucaldienne s’assume tout à fait, par opposition à la « pensée forte » que serait l’approche marxiste fondée sur le couplage théorie conscience/action ou conscience/action), il n’en demeure pas moins que sa capacité de relance de la saisie et l’imagination de la vie politique est visible à l’œil nu et vérifiable : face à un phénomène comme le mouvement des Gilets jaunes, un archéo-marxiste comme Badiou cale, avec ses incantations en forme de « tout ce qui bouge n’est pas rouge », tandis qu’une approche post-néo foucaldienne est tout à fait en prise sur ce qui constitue le novum et la singularité de ce mouvement – ce qui surgit d’en bas et bouge dans l’horizon de l’égalité et de la réparation du tort peut le faire sans être captif de la symbolique des couleurs héritée de la tradition du mouvement communiste.
La matrice foucaldienne agencée autour de l’agonisme entre le gouvernant et le gouverné, l’exercice du gouvernement (des sujets humains entendus comme vivants, dans une perspective biopolitique) et ce qui y résiste selon des modalités multiples, cette matrice même permet de faire émerger des positivités associées au motif général de la lutte – sans restaurer le régime général de la dialectique. C’est une nouvelle temporalité de l’affrontement qui émerge : des scènes, des événements, des séquences se forment dans lesquels les sujets humains font des expériences dont l’horizon est peuplé de ce que l’on pourrait appeler (non sans risque) des invariants plastiques – la liberté, l’égalité, l’émancipation, la justice...
Dans une perspective foucaldienne, ces expériences sont discontinues, même si elles ont pour toile de fond un certain immémorial de la division. C’est la raison pour laquelle, plutôt qu’épouser, dans la durée, de grandes causes, Foucault s’investit dans des combats que l’on peut définir comme singuliers – le GIP et les droits des détenus, la dénonciation de telle bavure policière ou exécution judiciaire, le soutien à Solidarnosc, etc. Il n’existe pas ou plus dans sa perspective de sujet providentiel de l’émancipation, d’horizon méta-historique de la Libération, tout se joue dans le champ d’immanence multiple et dispersé des mouvements de résistance réels, pratiques. La lourde mécanique de la dialectique est débranchée, mais ce qui est conservé, et c’est sans doute l’essentiel, c’est la positivité des résistances – le champ d’une politique des gouvernés demeure ouvert, aussi longtemps qu’en résistant ils peuvent faire des expériences avec la liberté et, ce qui engage les subjectivités – la lutte, c’est aussi une pratique de soi inscrite sur l’horizon de la liberté comme champ d’expérience, à l’échelle individuelle autant que collective.

A l’épreuve de la pandémie Covid 19, cette belle figure en prend un sacré coup dans l’aile. C’est bien en ce sens que cette épreuve est tout sauf un épisode malheureux mais destiné à être dépassé, une fois la « page » enfin tournée. Nous avons dit dans un texte précédent (« Horizon 2030 ») qu’elle fait époque pour autant qu’elle lie définitivement le motif de la respirabilité avec celui de la durabilité de notre terre, le seul monde habitable dont nous disposions. Mais elle fait époque aussi à cet autre titre : elle met à mal, dans nos pays, en Europe occidentale tout particulièrement, la figure (plutôt que le modèle) d’une politique des gouvernés indexée sur la résistance et les contre-conduites.
En effet, depuis les débuts de la pandémie, ce qui se met en scène dans ces pays, et tout particulièrement en France, ce ne sont pas des gouvernés rétifs à ce qui vise à les gouverner de manière trop brutale, à les discipliner à outrance, à les rendre productifs (etc.), c’est la figure inédite d’une rétivité, de conduites de résistance désorientées à un gouvernement des vivants en pleine déliquescence.
Ce qu’il faut saisir et analyser, c’est la combinaison de ces deux éléments : un gouvernement des vivants qui échoue face à ses tâches élémentaires, à l’épreuve de la pandémie, qui livre littéralement la population au virus, d’une part, et, de l’autre, une population composée de sujets défaits et déboussolés ; des sujets qui réagissent à cette faillite des gouvernants en « résistant » sur un mode lui-même obscur, totalement désinscrit de tout horizon de liberté ou d’émancipation, inscrit dans le même diagramme de la confusion et de l’incohérence que les palinodies gouvernementales et s’inscrivant donc dans la même spirale : celle où l’on voit un pays, un peuple, un Etat interminablement établis sous l’emprise de la pandémie, emportés par celle-ci comme les pêcheurs dans le maelström, selon la célèbre lecture que fait Norbert Elias de la nouvelle d’Edgar Poe [2].
Dans cette configuration, la notion de résistance perd toute consistance, elle tend au contraire à devenir un facteur d’aggravation du désastre, en contribuant à sa prorogation. Quand elle prend la forme des infractions multiples aux consignes sanitaires et aux disciplines imposées par le contexte épidémique, aux mesures que, dans la plus grande confusion, les autorités finissent quand même par mettre en place (toujours trop tard, toujours à moitié, mais quand même), alors ces formes de résistance qui se manifestent dans toutes les couches de la société ont distinctement partie liée avec l’incurie du pouvoir et avec le virus qui, par leur truchement, peut poursuivre sa campagne triomphale autant que mortifère.
Le problème est que ces pseudo-résistants confondent résistance au pouvoir et résistance au pouvoir gouvernemental – Foucault avait pourtant pris la peine de souligner que le pouvoir est partout, qu’il traverse l’ensemble de la structure sociale, en ce sens qu’il ne tombe pas seulement d’une source surplombante, souveraine. En vue d’échapper aux injonctions gouvernementales (aussi bancales fussent-elles), ces opposants AU POUVOIR font valoir leur liberté, leur capacité à agir de manière à épouser des contre-conduites, comme le fait de refuser de porter le masque, de refuser de se faire vacciner, etc. En cela, on aboutit à un non-sens radical : « plutôt mourir que se soumettre aux mots d’ordre d’une politique sanitaire ! ». Ajoutons surtout : « quitte à faire mourir » – il est en effet évident que celles et ceux qui veulent s’affranchir des règles sanitaires sont, pour l’essentiel, les populations risquant peu pour leur propre vie. Ce faisant, ces exaltés de la « résistance » n’aperçoivent pas (ou veulent ignorer) qu’ils participent à une forme de thanatho-politique, condamnant les plus âgés à faire les frais de leur « liberté ».
S’il est une chose à laquelle les amateurs de dîners clandestins, de fêtes sauvages, les allergiques aux masques et les vaccinosceptiques feraient bien de commencer à résister, c’est à leur propre obscurantisme, à leur propre connerie. Dans ce contexte de désorientation complète, l’efficiente petite machine à repenser la politique des gouvernés léguée par Foucault est durablement en panne. Il faut maintenant apprendre à résister au chant des sirènes des résistances ineptes et qui jouent dans le camp de la pandémie. On voit dans cette séquence prospérer tout un subjectivisme épidémique, un scepticisme généralisé quant aux faits établis, ceci sous l’emprise de puissants affects réactifs, suffisamment puissants pour que les éléments de réalité les mieux attestés deviennent solubles dans des croyances et des conduites émancipées de toute contrainte réaliste – on en a vraiment marre de la pandémie, on va donc faire comme si elle n’existait pas, on va l’exorciser à coup de conduites magiques, à force de déni. On est là face à une forme d’individualisme égotiste, où ma liberté ne saurait être mise en balance avec quoi que ce soit – l’idée d’une jeunesse sacrifiée sur l’autel de la Covid ne tient pas à autre chose : quel poids, en effet, peut représenter une soirée dansante et arrosée au regard des existences vulnérables ainsi mises en danger ? La « résistance » dont parlait Foucault n’a rien à voir avec de petits arrangements avec les morts à venir. On a même vu, en Allemagne, des manifestants réclamant le droit à se contaminer – lorsqu’on a vingt ans, un tel « droit » se renverse en un droit à faire mourir…
Bien sûr, les charlatans titrés et diplômés qui ont prétendu traiter le mal en l’aspergeant à l’eau bénite du moment, hydrochloroquine ou autre, ceux qui ont osé dire que les victimes du Covid 19 seraient, de toute façon mortes d’autre chose, un jour ou l’autre, portent une écrasante responsabilité dans ces phénomènes massifs de perte de contact avec la réalité et le domaine des faits vérifiables. Mais il demeure que pour une part essentielle, c’est du côté des gouvernés que s’est produite cette inflexion du motif de la résistance, cette involution dont l’effet est qu’aujourd’hui cette épreuve collective apparaît, du point de vue d’une politique de l’émancipation, totalement négative. Or, pourquoi ne serait-il pas concevable que la faillite des gouvernants dont elle fut et demeure l’occasion ait pu être politisée dans le bon sens par ceux qu’elle affectait en premier lieu, les gens ordinaires ? Pourquoi n’aurait-elle pu susciter la levée d’un mouvement populaire inscrit dans la continuité des luttes récentes contre le système Macron et tout ce qui s’y condense – cette odieuse combinaison de démocratie de marché et d’Etat de police [3], avec ces lendemains qui n’en ont pas fini de déchanter – la seule vraie promesse qui s’annonce...?
Le mouvement des Gilets jaunes nous avait donné toutes sortes de raisons d’espérer, en suscitant l’apparition d’un peuple de la justice, de l’égalité, de l’émancipation, fût-il en pointillés, composite et dispersé – un peuple balbutiant mais déterminé et entêté. Ce que l’épidémie interminable a fait surgir, c’est, par contraste, un anti-peuple, une population sérialisée, aux abois et désorientée et qui, quand elle entre dans des dispositions, des gestes collectifs, se conduit plutôt comme une mob que comme un peuple – en adhérant aux discours conspirationnistes ou bien en s’ameutant pour défier les mesures sanitaires.
Au fond, le test qui n’a pas été passé, en Europe occidentale, comme aux Etats-Unis, c’est celui de l’abandon des présomptions immunitaires. Ce préjugé fondé sur une sensation, substituée à la pensée, celle d’être établi dans un espace, une partie du monde, des territoires immunisés contre les grands désastres qui sont le lot des autres – guerres, guerres civiles, catastrophes naturelles de grande ampleur, cataclysmes écologiques, climatiques – et, donc, calamités sanitaires. C’est qu’en effet, lorsque des tremblements de terre, famines, ou autres fléaux affectent des peuples exposés, tout un chacun tend à s’interroger sur les responsabilités des gouvernants vise une incurie des gouvernants, doublée d’une inégalité des conditions. Or, dans le cas de la pandémie actuelle, que des populations immunisées puissent être touchées, cela remet en question tout ce système de répartition : « Comment pourrions-nous (« nous » à interroger, évidemment) être soumis à un régime comparable, adapté à la « vie nue », mais certainement pas à nos manières d’être ? ».
Lorsque les habitants de ce Nord global immunitaire ont vu s’abattre sur eux la pandémie qui les mettait en demeure de se débarrasser au plus vite de ces présomptions immunitaires (« impossible chez nous ! »), comme s’ils avaient souscrit une assurance contre ce genre de risque, leur premier mouvement a été l’incrédulité, ils se sont, pour un grand nombre, enfermés dans le déni ; ce qui les a conduits à adopter des attitudes et des conduites propres à resserrer le nœud coulant de la pandémie autour de leur cou. Et rien ne nous dit, à ce stade de l’épidémie, que cette épreuve les instruira en quelque manière que ce soit. Ce qui est sûr, c’est que ce ne seront pas les élites gouvernantes qui les y aideront, bien trop pressées, dès qu’elles le pourront, de déchirer la page et de passer à l’ordre du jour – les élections et « la relance ».
C’est le côté « vous qui entrez ici, renoncez à toute espérance » de cette épreuve : avec la pandémie, le Nord global se voit rendre la monnaie de la pièce de son enfermement dans son narcissisme immunitaire, du délaissement du Sud global dont il continue à extraire les ressources naturelles tout en étant indifférent aux conséquences du dérèglement climatique qui le frappe de plein fouet. Le Nord global subit, avec la pandémie, le retour du boomerang de son égoïsme sacré. Des diarrhées africaines mortelles, le Nord n’en a rien eu à faire, jusqu’à ce que cette épidémie affecte des pays européens – la recherche si rapide d’un vaccin, aujourd’hui, contre la Covid, indique quelque chose du niveau d’inquiétude des pays occidentaux. Nous pourrions en tirer quelque espoir quant à la suite des événements, fût-ce sur la base d’un égoïsme bien compris.
Mais, nous ne prenons aucun risque à en faire le pari, de cet avertissement terrible en forme d’hécatombe, de désastre social et humain et, disons-le tout net, de recul de la civilisation, il ne fera rien, il ne tirera aucune leçon susceptible de déboucher sur un changement d’orientation, sur une salutaire bifurcation. Au contraire, lorsque la pandémie fera enfin relâche, les conditions dans lesquelles il devra affronter les défis du présent, comme ils disent – aussi bien les échéances climatiques que la crise généralisée du gouvernement des vivants – seront encore aggravées.
En France, nous sommes pris en tenaille : il y a, d’une part, cette disparition, dans les conditions de la pandémie, du peuple dont les contours s’étaient esquissés pendant le mouvement des Gilets jaunes et l’apparition, dans le creux même de cet effacement, d’une panique morale collective portée par la dissémination hors contrôle du virus. Et il y a, d’autre part, la montée, du côté des élites gouvernantes, et à l’épreuve de la pandémie, de cette thanatopolitique rampante qui vient doubler le retour en force de la figure de l’ennemi dans la sphère politique.
La thanatopolitique rampante, c’est l’application, dans le domaine sanitaire, de la doctrine économique du « laisser faire » – on laisse jouer les mécanismes de l’épidémie, ce qui va déboucher sur un « dégraissage » démographique dont on ne va pas faire une maladie. En France, cette posture néo-eugéniste (négative) n’a pas été adoptée aussi ouvertement que sous Trump, Bolsonaro et Poutine, mais elle est bel et bien à l’œuvre dans la tactique des demi-mesures : on sait bien qu’il faudra en payer le coût humain et ce n’est pas que de l’impéritie, c’est aussi du calcul rationnel.
Or, jusqu’à une période récente, ce paradigme économique ne s’appliquait pas dans la sphère de la santé publique, ou, quand il le faisait, il était inavouable et inavoué. Lorsque la question du tri des personnes contaminées et dont la vie est en danger fait l’objet d’un débat public, le verrou a sauté, le domaine sanitaire est placé sous le signe d’un nouveau paradigme : au « faire vivre et laisser mourir » se substitue un « faire vivre et abandonner à la mort » qui déplace complètement l’axe de la biopolitique : dans la figure antérieure (celle de l’Etat social), on laissait mourir ce que l’on ne pouvait plus faire vivre – à la fin, les humains finissent toujours par mourir. Mais tant qu’on pouvait faire vivre, on le faisait. A l’épreuve de la pandémie, c’est un tout autre paradigme qui s’impose : on trace une ligne entre ce dont on protège la vie et ce qu’on abandonne à la mort ; on hiérarchise le vivant humain, on joue avec l’idée en tous points dévastatrice des vies devenues inutiles, on s’accoutume à l’idée que toute vie humaine ne vaut pas d’être protégée, qu’un petit dégraissage démographique de temps à autre, ça n’est pas si dramatique que ça... On assiste ainsi à un changement radical de paradigme : là où toute existence avait une valeur absolue, on se trouve aujourd’hui sommé d’effectuer un calcul, tenant compte de « l’espérance de vie » (objective) de quiconque. En cela, on oublie le prix de tout instant d’existence, de l’intensité de vie propre à tout moment de partage, quel que soit l’âge de la personne en question. Ces derniers instants, privés aux enfants de parents en EHPAD, qui pourra les restituer ? Ces pauvres paroles, presque inaudibles, qui saura s’en faire le porteur ?
Ce glissement progressif vers la thanatopolitique subreptice est voué à rencontrer un autre glissement, celui qui se produit sous nos yeux avec l’effrangement continu des frontières entre l’institution démocratique entendue notamment comme Etat de droit, et ce qui est censé en être l’opposé – l’Etat autoritaire, l’autocratie, le pouvoir oligarchique, etc. L’apparition, en France, sous l’étiquette « républicaine » de cette espèce nouvelle que sont les démo-fachos dont le propre est de susciter toutes sortes de continuités idéologiques et institutionnelles entre ce qui, naguère encore, s’excluait, les partis parlementaires légitimes et les post-néo-fascistes. Aujourd’hui, il est d’ailleurs courant – notamment sur CNEWS – que la question de l’Etat de droit soit posée, au regard d’une efficacité judiciaire. Le républicanisme lui-même finit par ne plus suffire, en sa stricte forme, pour qui veut une réaction juridique à la hauteur de la vindicte sociale/médiatique.
Ici aussi, ce sont des verrous qui sont en train de sauter, ce qui laisse présager un peu plus que quelques nouveaux tours de vis : l’apparition, dans un contexte général où la figure de la guerre revient en force (dans toute guerre froide existe la potentialité d’une guerre chaude), de nouvelles images de l’ennemi. Le propre de cet ennemi est d’être un passe-muraille : il est intérieur en tant qu’il est extérieur et réciproquement – c’est en ce sens que la figure du djihadiste a une valeur pronostique, mais aussi bien, celle de l’Asiatique aux Etats-Unis ; ce sont des images qui circulent sans se soucier de la ligne de démarcation entre politique intérieure et extérieure et qui se prolongent en actions hyperviolentes, exterminatrices : l’Etat français considère non seulement les djihadistes français détenus dans des camps en Syrie, mais leurs femmes et leurs enfants aussi, comme des ennemis de l’humanité, exterminables sans autre forme de procès ; aux Etats-Unis, la guerre des mots et des sanctions conduite par les gouvernants et les médias contre la Chine trouve sa traduction réglée et prévisible, avec les agressions dont sont victimes les Asiatiques dans les lieux publics.
Lorsque les démocraties libérales se mettent à carburer à la politique de l’ennemi (ce qu’elles sont portées à faire de façon croissante dans notre présent) plus grand chose ne les distingue de ce qui est supposé en être l’inverse ou l’opposé. Les processus en cours aujourd’hui nous rapprochent dangereusement d’échéances décisives pour ne pas dire mortelles.



[1Philippe Chevallier, Michel Foucault, le pouvoir et la bataille, Paris, Pleins feux, 2004.

[2Norbert Elias, Engagement et distanciation, traduit de l’allemand par Michèle Hulin, Fayard, 1993.

[3Une manifestation flagrante du fait que l’Etat policier n’est pas seulement dans la rue mais aussi dans les têtes est celle-ci : quand les gens, perdus dans la succession et la variation des règles sanitaires en vigueur à l’instant t, veulent savoir ce qu’ils ont le droit de faire ou non, ils ne vont pas aux renseignements dans les mairies ou les administrations mais auprès de la police et la gendarmerie - c’est qu’ils savent bien que, dans ce pays, ce qui tient lieu de légalité, d’Etat de droit, c’est désormais la police qui le tient entre ses mains.