Clément est amoureux - préface
Vendredi 1° Mars 1935
Aujourd’hui, premier jour de la rédaction de ce journal, peu d’événements marquants. Une interrogation en récitation et le soir la composition trimestrielle de littérature : sujet sur La Bruyère. Je ne sais trop ce que j’ai fait. Quelques vers pour Elle m’auraient plus tenté.
Le soir, grande discussion de 3/4 d’heure à propos de la vente des billets de Loterie. Résultats : 0. Aucune entente.
(Incipit du Journal de Clément)
Clément est amoureux
Gérard Renouf, in memoriam
Dans les premières années du nouveau millénaire, un vieil homme meurt à Nice – instituteur retraité, veuf, sans enfants, solitaire, arnaqué au passage, les derniers temps, par une supposée soignante, indélicate... Mort au ralenti, attendue, désirée même, à la fin, par le malheureux – banalement moche, un peu bâclée – un classique, de nos jours.
Les héritiers du disparu vident son appartement, mettent en cartons sa bibliothèque assez bien fournie et tombent, derrière une rangée de livres, sur un petit carnet noir tout craquelé, accompagné d’une enveloppe contenant quelques brouillons de lettres et de poèmes écrits au crayon à papier, sur un papier à carreaux arraché d’un cahier d’écolier.
Dans le carnet, un bref journal, tenu pendant quelques mois, du 1er mars au 29 juin 1935.
C’est ce mince ensemble que nous publions ici, tel quel, intégralement.
C’est l’histoire d’un amour, d’une obsession amoureuse qui s’empare d’un jeune homme de vingt ans, élève-instituteur à Nice, qui ne lui laisse aucun répit – tourne à la monomanie. Elle l’accompagne au long de ses journées d’étude à l’Ecole normale, le détourne de ses travaux scolaires, hante ses nuits, l’exalte et le déprime en même temps, le jetant dans la plus parfaite confusion des sentiments. Dans le journal, celle qui en est l’objet n’est jamais désignée que comme « Elle » (majuscule). Dans les brouillons de lettres et les poèmes, nous apprenons qu’elle (Elle) s’appelle Madeleine, Madelon dans les vers (en cet entre-deux-guerres placé encore sous le signe de « la Victoire »). Elle, dont nous ne savons rien ou presque, c’est l’idée fixe que ce jeune homme, timide, réservé, d’humeur un peu bilieuse et porté à se dénigrer, a prise dans son rêve – à moins qu’il ne se soit lui-même jeté sur la toile d’araignée de cet amour fou.
Interne, il évalue à longueur de semaines ses chances de la croiser sur le boulevard, le dimanche, lorsqu’il rentre brièvement chez ses parents – ils sont voisins. Mais elle (Elle) demeure généralement invisible, et chaque retour à l’école est un crève-cœur, jusqu’à ce que l’espoir renaisse qu’enfin, peut-être... Il ne lui a parlé que furtivement et ses moments les plus précieux sont ceux où, chez ses parents (qui connaissent ceux de la jeune fille sans les fréquenter), le nom de sa famille tombe incidemment dans le cours de la conversation. Comme il aimerait que l’on parle d’elle, en apprendre davantage sur sa famille (les uns et les autres sont, semble-t-il, protestants et fréquentent le même temple) !
C’est l’histoire d’une passion dévorante, obsédante, déraisonnable pour tout dire – qu’il évoque sur le ton d’une élégie ou d’une confession sans apprêt – celle du journal intime d’un cœur bien solitaire – mais qui semble d’emblée vouée à demeurer à l’état de pure velléité. Une sorte de mauvais sort semble s’être abattu sur son amour, la jeune Madeleine demeure invisible, toute proche pourtant (maison en face et, quand elle se penche à sa fenêtre, c’est comme si on la touchait des yeux...), présence-absence, perpétuelle défection de l’objet vers lequel se projette toute l’espérance du jeune homme et qui, du coup, tend à prendre la forme d’une pure et simple idée, idéalité – l’Amour, dans ses perfections et ses grâces – inaccessibles. Ou bien encore, sous ce régime de la déception sans cesse reconduite, la jeune fille tend à devenir un rêve, purement et simplement, une rêverie où se met en scène la disparition perpétuelle, une chimère : ces brouillons des lettres aux nombreuses ratures où il jette toutes ses forces, destinés, pour les uns à la jeune fille, pour les autres, respectueusement, à la mère de celle-ci, ces débris d’écriture ont, lorsqu’on les feuillette, quelque chose de déchirant – on se dit que tous ces élans fébrilement consignés sur le papier sont selon toute probabilité demeurés suspendus, les lettres n’ayant été ni mises au propre, ni envoyées... Idem, concernant les ébauches de poèmes abandonnés en l’état – tous ces pauvres gestes esquissés et demeurés lettre morte témoignent d’un état d’indécision, d’une pauvre estime de soi, d’une foncière inaptitude à se mettre en mouvement et entreprendre – et, par plus d’un trait, évoquent les perpétuelles complications de la vie amoureuse de Kafka. Ce n’est pas seulement que notre jeune homme semble s’accorder bien peu de crédit et croire bien peu en sa bonne étoile, c’est, bien davantage, que tout semble le porter à vivre sa vie amoureuse en rêve, habité d’emblée, en somme, par le pressentiment que l’amour et la vie réelle ne sont pas faits pour se rejoindre, à moins que les amours les plus emportés ne soient vouées à se briser sur le récif de circonstances constamment défavorables...
Dans ce journal, tout entier placé sous le signe de la vénération de l’Aimée, Clément (c’est son nom) évoque sur un ton souvent maussade d’autres aspects de son quotidien, scolaire, disciplinaire, pour l’essentiel – dissertations de philosophie dont les motifs sulpiciens (« le sentiment moral »...) l’inspirent médiocrement et pour lesquels il obtient des notes sans éclat, séances d’éducation physique et exercices aquatiques pour lesquels il éprouve une aversion prononcée, relations, parfois difficiles, avec ses camarades de promotion... Il parle aussi de sa famille qu’il aime à retrouver chaque dimanche et pendant les vacances scolaires – même si le plaisir de ces retrouvailles est chaque fois terni par l’évanescence de celle qui occupe toutes ses pensées.
Il y a aussi les lectures imposées (Vigny et Baudelaire, Renan...), et parfois, à l’occasion d’un congé, le plaisir éphémère d’un concert, d’une opérette, d’un opéra...
Mais toutes ces notations sont en quelque sorte cannibalisées par l’absence de la jeune fille ou plutôt l’expérience sans cesse répétée de la rencontre ratée, du rendez-vous rêvé et constamment remis sine die. C’est cet assemblage compact de la malchance tenace et de l’espoir infiniment renaissant qui donne à ces notes consignées d’une écriture sage d’élève (sur le point de basculer lui-même sur le bord enseignant) leur force secrète et ce ton singulier, cette couleur d’une tristesse sans fond. Le journal entendu comme une plainte in-terminable, l’espace intime où se donne libre cours une mélancolie au long cours, le pressentiment d’une vie à venir, placée sous le signe des aspirations frustrées, des espérances chiffonnées.
Clément, c’est l’homme ordinaire qui, contrairement à Paul Nizan n’a pas eu besoin de faire le détour par Aden pour découvrir que vingt ans, ce n’est pas forcément le plus bel âge de la vie. Ceci à supposer que la notion même de plus bel âge de la vie ne soit pas la plus navrante des chimères... Le journal tenu par Clément n’est pas long, soutenu quelques mois durant sans doute par l’intensité de son émotion amoureuse (au sens où l’on parlait jadis d’une émotion populaire – un soulèvement, une commotion...) –, mais il est comme une miniature, un condensé ou un « détail » de ces années-là, où tout se tient « entre » – entre une guerre et l’autre, entre « Madelon » et le service militaire porté à deux ans, entre Front populaire (dont rien ne laisse deviner l’approche dans les lignes tracées par notre jeune homme sage) et montée des périls en Europe – Hitler et ses sbires sont aux affaires en Allemagne depuis deux ans déjà. Mais la politique et l’Histoire n’ont aucune place dans le microcosme de Clément : il y a Elle, et puis tous ces petits détails de la vie quotidienne, l’infime, l’insignifiant, le dérisoire souvent dont est faite une vie de pensionnaire achevant sa scolarité avant de basculer dans le fonctionnariat – une vie d’instituteur sans surprises, établie dans la répétition, rythmée par les rares changements d’affectation et promotions – Clément finira directeur d’école.
Il y a donc, dans ce journal (sauvé par un hasard devenu, tardivement, bienveillant et le scrupule d’un couple ami), dans les notes de cet homme que l’on imagine résolument effacé, discret, présentant, peut-être, une certaine disposition à la plainte et au mécontentement de soi et des autres, il y a cette rencontre ; cet insolite agencement entre, d’une part, ce que Pérec appelait l’infra-ordinaire, cet ordinaire superlatif dont sont faites les journées scolaires et la vie en internat, ce fond d’inépuisable tristesse et d’ennui qui émane de la vie disciplinaire et disciplinée de notre scribe, ces incidents minuscules qui, cependant, trouvent leur place dans le journal – et puis, d’autre part, le pur et simple extraordinaire, l’exception radieuse et poignante de cette passion sans bornes dont le témoignage vient, constamment, se frayer son chemin entre ces notations, les bousculer et en souligner l’insignifiance. Elle et le reste, tout le reste – l’événement pur d’une passion qui surgit comme une existence nouvelle (une naissance) et le reste, voué à la répétition – la vie administrée, emmaillotée, prescrite, tracée d’avance. De cette confrontation se dégage toute une philosophie des temps affrontés, l’instant (de l’amour fou) et la durée (l’interminable carrière de l’enseignant à l’orée de laquelle se situe ce journal – jeune instituteur dans un village de l’arrière-pays niçois en 1936).
Le carnet noir aux pages craquelées et jaunies, à la couverture éraflée, au dos déchiré est un objet qui intimide et se feuillette avec une sorte de vénération – avec ce respect que l’on voue aux survivants d’un désastre. Il est comme une pièce de bois flotté longtemps porté par les courants, recueilli au hasard d’une promenade sur la grève... Il s’ouvre, après une page restée vide (plutôt que blanche) sur l’indication « Vendredi 1er Mars 1935 », inscrite d’une main appliquée (certaines pages le sont moins dans la suite du journal), comme sur ces cahiers de préparation que tenaient les instituteurs de la IIIème République. Les notations journalières sont soigneusement séparées par un petit trait. Le journal n’occupe que quelques dizaines de pages au début du carnet et, après la dernière notation journalière :
« Samedi 29
– Enfin l’Ecole est terminée. J’ai défait mon lit à jamais. Je suis bien heureux. Ce soir, je pourrai aller La voir.
Et lundi l’examen »,
surviennent des notes éparses – un menu (de banquet ?), une adresse d’étudiant à Paris, des additions, des multiplications, des divisions, une ébauche de carte fluviale... et puis plus rien – le carnet demeure, pour l’essentiel, en jachère, en friche – abandonné...
Cette interruption coïncide-t-elle avec l’abandon par le jeune homme de la quête de Madeleine ? Une chose est sûre : selon certaines dates figurant sur les ébauches de lettres (tout aussi réglementairement jaunies que les pages du carnet) figurant dans l’enveloppe conservée avec celui-ci, c’est depuis 1933 au moins que se consume sa flamme. Clément, nous disent ses héritiers, est tombé amoureux en regardant par sa fenêtre : sa famille habitait au 25 Boulevard Gambetta, à Nice et Madeleine en face, au n° 16. Ses sœurs, plus jeunes, se le rappelaient à son poste d’observation, guettant les allées et venues de la jeune fille – amour à distance, sans paroles, ponctué, qui sait, par quelques échanges de regards furtifs... Ceci deux ans durant, au moins, puisqu’en 1935, en voilà du bel amoureux transi...
Peut-être ce trait – une histoire d’amour qui n’en finit pas de ne pas commencer tout en se maintenant dans un état de tension maximale, un état d’éblouissement perpétuel – devrait-il être rapproché ici du recours systématique, dans le journal, aux majuscules dès qu’il est question de Madeleine – Elle, La, etc. Les majuscules inlassablement répétées désigneraient la jeune fille comme une créature d’essence divine, donc inaccessible, impossible à approcher. Et c’est bien l’impression première qui ressort de la lecture du journal : plus qu’un amour, l’adoration d’une divinité, et le culte qui l’accompagne...
Le « fonds » infime et unique (infiniment précieux et irremplaçable à ce titre) que forment le journal et les brouillons se rapportant à « l’affaire Madeleine » attirent notre attention sur ce qui n’est qu’une banalité, mais qui, à force d’être oubliée ou de tomber en léthargie, retrouve incessamment une vigueur nouvelle : cette affinité élective qui existe entre état amoureux et poésie, création artistique en général. L’amour de Clément est une extase, une transe, laquelle se fait source intarissable d’où s’écoulent des vers, des amorces ou des envies de poèmes immanquablement gâtés par les disciplines et apprentissages scolaires (« I was born a poet but school has ruined my poetry [1] » ), des vers de mirliton obsédés par la quête de la rime et du nombre de pieds réglementaire :
M adelon ! Ce seul nom fait tressaillir mon cœur
A prononcer ce nom, j’éprouve un grand bonheur
Déesse de charme, de grâce, de sourire
Entre toutes les belles c’est toi la plus belle
Loin de toi Madelon, de ta bouche riante
O ma chère enfant que la vie est pesante
N’est-ce pas Madelon que je suis un martyre (sic)
Novembre 33
(Novembre 33 : Clément a alors dix-huit ans. Lorsqu’il entreprend de rédiger son journal, cela fait donc bien dans les deux ans déjà qu’il est dans cet état d’exaltation amoureuse qui donc, après avoir cherché son débouché dans l’expression poétique, semble bifurquer vers le carnet, le journal intime – mais n’est-ce pas là déjà l’aveu de l’échec, de l’impossibilité d’apprivoiser la forme de l’adresse à la personne aimée – d’où la mélancolie qui déborde des pages du carnet ?)
Mais qui ira se moquer de la poésie approximative de Clément ? Il me fait penser ici à ces enfants-artistes qui dessinent et peignent en état de grâce de ces tableaux à l’imagination débordante (que la peinture surréaliste s’échine, souvent en vain, à imiter) et dont l’inspiration, un jour, vient se briser sur le récif de l’école et de la télé – les voici bientôt voués à faire du Walt Disney et du Myazaki... Clément est cet enfant tardif dont l’élan amoureux a été capté par les lectures des auteurs obligatoires, de Racine à Baudelaire en passant par Vigny et qui, ployant sous le joug de l’alexandrin, s’abîme dans ce triste exercice d’élève appliqué – la poésie sur papier quadrillé. Pour autant, à être étouffée sous l’oreiller des disciplines, la passion amoureuse conserve la trace du pacte qui la lie à l’art en général, à la poésie en particulier. On imagine bien que Clément, entré dans le temps du service de l’Etat et d’affections plus raisonnables ou réalistes (il se maria, après la guerre avec une employée des postes qui, de santé fragile, ne lui fit pas d’enfants), ne se voua plus guère à la poésie, concentrant ses efforts sur ses tâches pédagogiques et l’encadrement scolaire...
Le fait demeure que, dans un bref fragment de temps, cet homme ordinaire rencontra la poésie comme une inspiration et non pas comme un exercice scolaire. Il fut submergé par l’affect poétique, indissociable pour lui de la condition amoureuse. Une façon comme une autre de sortir de soi-même et d’aller à la rencontre de « plus grand que soi ».
Il a suffi que Clément voie Madeleine et en reste ébloui pour qu’il découvre (que se découvre en lui) sa condition d’artiste. On objectera bien sûr que cette affirmation repose sur un abus flagrant – notre jeune homme n’ayant jamais écrit que des ébauches de poèmes d’une puérilité confondante, sentant l’application et le dictionnaire de rimes. Mais c’est là justement que l’arbre cache la forêt. Tout être humain est doté d’une disposition pour l’art ou d’une dimension artistique, laquelle se manifeste plus ou moins rarement ou couramment selon les sociétés, par éclats dans les nôtres (la petite enfance, l’état amoureux ou telle circonstance fortuite) où tout concourt sous nos latitudes, dans le mode de vie, la division du travail, la prégnance des disciplines, la tyrannie du fétichisme de la marchandise et du culte de l’argent à la saper, la discréditer, la refouler. Sous ce régime de formation sociale, cette séparation des sujets individuels (et des collectivités et communautés) d’avec ce qui les destinait à l’art non moins qu’au travail ou à la vie familiale trouve en quelque sorte sa compensation dans la constitution de l’art comme sphère distincte (de la vie dans sa dimension ordinaire), dans le fétichisme de l’œuvre d’art et dans la professionnalisation des artistes.
Dans un tel monde, un Clément qui s’essaie à la poésie amoureuse, à l’élégie amoureuse, ne peut être que regardé de haut, avec commisération ou pire esprit de raillerie lorsque d’aventure ses timides tentatives tombent sous le regard de ses contemporains ou de ses héritiers. Mais ce n’est pas seulement une injustice, un attentat moral à la mémoire de l’amoureux transi, c’est la manifestation de cette bêtise lourde qui s’exhibe dans l’incapacité d’identifier la virtualité artistique dont chacun-e naît équipé-e et qui se trouve saccagée, sacrifiée au profit de l’existence du travailleur, du père de famille, de l’homme (la femme) de pouvoir, du propriétaire, de l’épargnant, etc. On a vraiment tort de se moquer de la peinture de Hitler : c’est en elle que se révèle l’autre possible, du personnage qui, eût-il persévéré dans cette voie avec constance et application plutôt que se lancer dans la politique, qui sait s’il n’eût point fini par devenir un paysagiste de qualité honnête, vivant modestement mais décemment de son art, plutôt que l’un des grands assassins du XXème siècle ?
Les poèmes de Clément ne sont pas du tout grotesques puisqu’ils témoignent avant tout d’un éveil du printemps (de la vie) qui, coûte que coûte, tente de se frayer son chemin, est en quête d’une ligne d’échappée, d’envolée, hors des tristes chemins balisés par l’école, les disciplines, le métier... Lorsque ses pensées s’échappent vers l’aimée, Clément rêve, au sens que ce terme trouve dans la philosophie de Gilles Deleuze, son rêve est créateur et inventif, c’est une autre vie, une autre modalité de la vie qui surgit, et qui contrarie celle à laquelle il est promis. On lit ici le journal et les brouillons comme on lit Antoine Bloyé de Paul Nizan, le grand roman de l’existence « flouée » – plus que de la déception – ça c’est Madame Bovary.
Ce qui se dévoile en filigrane dans cette micro-archive, c’est une structure existentielle : toute existence ordinaire – et Dieu sait si celle qui s’expose ici présente toutes les caractéristiques de l’ordinaire dans ses colorations les plus grises, c’est-à-dire purement constatif, nullement péjoratif – est vouée à être flouée et ce que consigne ce document, c’est le dernier éclat poétique d’une vie, la dernière flamme qui s’allume avant le définitif couvre-feu d’une existence vivable mais éloignée de tout éclat.
On distingue clairement dans cette micro-archive la façon dont une expérience se lie au destin d’une écriture qui se voudrait bien publique mais qui demeure renfermée sur elle-même, intime. Pour être également infime, cette expérience n’est pas nulle, elle est au contraire une singularité si parfaite qu’elle nous émerveille dans l’instant de son sauvetage inopiné, de sa découverte. On retrouve ici ce que remarquait un jour Foucault : l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, c’est indifféremment ou simultanément ce qui permet aux individus modernes de se constituer comme des sujets et ce qui les assujettit. Clément, homme ordinaire, trouve dans l’écriture un exutoire à sa passion, ce que n’aurait sans doute pas pu faire un homme de sa condition un ou deux siècles auparavant – l’Ecole républicaine l’a rendu apte à transcrire une expérience par écrit – à défaut de parvenir à la transmettre – cette toute l’ambiguïté de l’écrit intime. Mais d’un autre côté, en l’emmaillotant dans son système d’apprentissage et ses disciplines, cette même Ecole a fait de lui un narrateur entravé, un poète rimailleur, un scripteur embarrassé de toutes sortes de contraintes et qui donc se trouve destiné à devenir lui-même un transmetteur des mêmes disciplines et formes d’apprentissage – un instituteur plutôt qu’un écrivain, un poète, un artiste, un créateur...
En nous décidant à publier ce que l’on pourrait tout aussi bien appeler ces écrits infimes, nous nous sommes intéressés à la matérialité du texte. Au papier scolaire jauni et corné, au crayon de papier, à tout ce qui, dans ce legs involontaire, a pour nous, cette forte odeur et texture de Troisième République...
Temps éloigné, certes, mais dont nous ne saurons jamais si nous sommes tout à fait sortis.