La fugue créatrice des nègres marrons

, par Touam Bona


Je commencerai par présenter ma démarche, puis j’évoquerai les fêlures intimes à partir desquelles s’est manifestée en moi la nécessité de questionner et d’écrire, et enfin je lirai des extraits de mon livre Fugitif, où cours-tu ? pour vous donner une idée des différentes pistes que j’y explore.

 Nègre marron, qu’est-ce qu’un nègre marron ?… En un mot, c’est un fugitif, le fugitif par excellence. Mais comment saisir ce qui ne persiste dans l’être qu’en disparaissant ? Entrons donc dans le vif du sujet ou plutôt du hors sujet. C’est un sujet en fugue, un sujet en contrepoint, un contre-sujet, un sujet lézardé, un sujet qui fuit de toute part que j’ai tenté d’approcher tout au long de mon essai. Vous vous demandez peut-être « mais à qui s’adresse cette question ? »... Eh bien j’ai compris après coup qu’elle s’adressait d’abord à moi-même. On parle, on agit, on produit toujours de quelque part, à partir de ses propres lignes de faille, même lorsqu’on s’efforce de les masquer. Il n’est sans doute rien de plus précieux que notre propre vulnérabilité. Et plus nous nous murons dans l’objectivité, dans l’efficacité, dans la perfection, plus bêtes et inhumains nous devenons. Les questions les plus vitales n’attendent pas forcément une réponse, elles nourrissent nos quêtes. On ne fuit pas pour aller quelque part, on fugue d’abord pour se réinventer, et le refuge n’apparaît que dans le mouvement même de la fugue, un mouvement de repli qui déplie des espace-temps inouïs et toujours en suspens... En chacun de nous, sommeille un fugitif : un être qui étouffe entre quatre murs, qui cherche du regard la ligne d’horizon, qui scrute la nuit étoilée, qui veut sentir le vent, le soleil, la pluie, les éléments le pénétrer par tous les pores et en épouser le cycle des mutations. Percevoir jusqu’à devenir imperceptible. Chaque fois que nous faussons nos identités, chaque fois que nous transgressons des frontières, chaque fois que nous nous offrons à l’imprévu de la rencontre, "êtres de fuite" nous devenons : des êtres qui fuient de toutes parts, et qui échappent d’abord à ce qu’ils sont censés être.
Je ne propose pas une leçon d’histoire mais une méditation autour d’une expérience historique méconnue, le marronnage. Si je me plonge dans le passé, c’est d’abord pour questionner le présent et y déceler la possibilité d’autres futurs que ceux prescrits par l’ordre dominant. Mon travail ne relève pas d’une discipline particulière, il s’inscrit dans une démarche « hérétique », celle de l’essai et obéit à sa logique musicale. Mon écriture se veut donc « buissonnière », sur le modèle d’une fugue baroque elle procède par variation – des voix, des perspectives, des modes de traitement. Bref, mon livre est lui-même l’espace d’une fugue, d’un vagabondage philosophique et littéraire. Il s’agit d’échapper non seulement aux cloisonnements académiques mais aussi aux lectures dominantes de l’histoire coloniale. Si ces histoires de neg marrons me fascinent tant, c’est d’abord parce que je suis zombi : on m’a volé ma naissance et ma mémoire, comme tant d’autres je suis perdu et maudit, et je dois constamment courrir, fuir, fuguer pour ne pas perdre l’équilibre sur le fil tendu entre mes précipices.

L’écho persistant du « umgawa »

Enfant, comme bien des Afropéen(e)s, c’est lors de mes premiers jours d’école – dans une jolie maternelle du 15ème arrondissement de Paris – que je me suis découvert « noir » dans les yeux de mes petits camarades. Il faut dire que je faisais un peu tâche au milieu d’eux – j’étais le seul bronzé – et que mon nom, « Touam Bona », un vrai nom de bamboula, n’arrangeait pas vraiment les choses. Je me rappelle qu’un jour, ça devait être le grand film du dimanche soir sur TF1, ils ont passé un Tarzan en noir et blanc, un vrai bon Tarzan avec romance entre l’homme-singe et Jane au-dessus de la canopée, avec cri tyrolien déchirant la jungle, avec crawl supersonique de Johnny Weissmuller louvoyant entre les crocodiles, et toujours en arrière-plan, presque hors du cadre, la masse indistincte des nègres – créatures taillées dans les ténèbres de la sauvagerie dont la chute d’une falaise ou la dévoration par les fauves ne suscitait pas plus de compassion que la mort d’une bête de somme.
D’ailleurs les nègres, dans ce film, c’était de vrais têtes de mule, ce n’était qu’à coup de fouet que les « bwana » parvenaient à les faire avancer, à les guérir de leur paresse congénitale. « Umgawa ! », « umgawaaa », « uuumgawa »…, c’était la formule magique qu’employaient les blancs pour s’adresser autant aux animaux qu’aux indigènes ; cela pouvait signifier « avance ! », « où est la rivière ? », « porte ces défenses ! », tout dépendait de la gestuelle, des mimiques, de l’intonation qui accompagnait la prononciation de cette parole rituelle. Mais la plupart du temps, « umgawa » n’exprimait que des ordres : la langue coloniale est en effet commandement. Aussi caricatural soit-il, l’usage dans Tarzan de l’onomatopée « umgawa » ne constitue en fait qu’une forme épurée de ce qu’on appelle en France, à partir du 19ème siècle, le « petit-nègre ». L’administrateur colonial Maurice Delafosse en parle ainsi Comment voudrait-on qu’un Noir, dont la langue est d’une simplicité rudimentaire et d’une logique presque toujours absolue, s’assimile rapidement un idiome aussi raffiné et illogique que le nôtre ? C’est bel et bien le Noir – ou, d’une manière plus générale, le primitif – qui a forgé le petit-nègre, en adaptant le français à son état d’esprit 1904.
Mon père, aussi noir que les hommes que je percevais sur l’écran de notre petit téléviseur, devait être assis près de moi – on vivait dans une chambre de bonne –, et pourtant je ne l’associais pas du tout aux nègres de Tarzan. Je n’arrive pas à me souvenir de la tête qu’il pouvait faire à la vue de tous ces nègres superstitieux, stupides et, surtout, d’une docilité effarante. Comment aurais-je pu imaginer qu’il put se sentir humilié vu que moi-même, comme les jeunes Antillais décrits par Fanon, je m’identifiais complètement à Tarzan : « Aux Antilles, le jeune Noir s’identifie de facto à Tarzan contre les nègres ». Comment aurais-je pu voir dans mon père un « nègre », lui qui n’était que révolte, lui qui passait ses soirées à discuter de Révolution avec ses camarades exilés, lui qui me terrorisait par son seul regard et était à mes yeux – rien de plus banal chez un fils – l’homme le plus fort et le plus courageux du monde.
Je me rappelle que le lendemain de cette diffusion, quelque chose d’étrange m’arriva à l’école, c’était comme si le film se poursuivait ou plutôt me poursuivait : des cris de singes, des « umgawa », des « cheetah », des « bwana », des « negro », des « retourne dans ta jungle » fusaient de toutes parts. C’est sans doute à ce moment-là que j’ai compris que je ne faisais pas partie du camps des vainqueurs, le camps des conquistadores, des cow-boys, des Livingstone… J’aurais voulu disparaître sous terre, frotter, frotter, encore frotter avec du savon, de la lessive, de la javelle cette peau qui ne pouvait être mienne, j’aurais voulu la poncer jusqu’à en ôter toute obscurité, jusqu’à devenir transparent. Devenir invisible. Mais non, cette saleté de couleur ça ne part pas comme ça, ça colle à la peau comme du mazout : je n’étais qu’un pitoyable goéland englué dans une marée noire. Avec le recul, ce genre d’expérience paraît anodin, mais il suffit parfois d’un petit impact, d’une petite onde de choc pour qu’un miroir se brise et que notre visage se lézarde au point de ne plus réussir à s’y reconnaître. J’ai donc dû faire le détour des Amériques pour me réconcilier avec ma part d’Afrique, ma part de ténèbres.
 

Extraits

Bien qu’ils regorgent de morts vivants, les films d’horreur américains n’évoquent jamais le lieu de naissance du "zombi" : la plantation esclavagiste. "Aux moindres velléités d’insubordination de la part d’un zombi, tailladez-lui la peau, écrabouillez-lui la chair, brisez-lui les os, écrasez-lui la tête, jusqu’à la plus complète pulvérisation. Ensuite, désaltérez-vous de son sang" (Les affres d’un défi) ; sous la forme d’une parabole, le poète haïtien Frankétienne nous dépeint ici la pédagogie de l’esclavage - une pédagogie de la cruauté. Si le pouvoir du maître s’apparente au dressage d’animaux sauvages, c’est parce qu’il se manifeste d’abord comme pouvoir de faire couler le sang (latin cruor). Le zombi est le double spectral de l’esclave, l’ombre qui hante les lieux du crime : il naît de la dépersonnalisation, de l’animalisation, de la négation de l’être humain.

Le langage de base de l’esclavage est celui du fouet. Lorsqu’on "taille un nègre" proprement, chaque coup doit creuser ou approfondir un sillon dans la chair de ce dernier. On procède habituellement en l’attachant à "quatre piquets" ou à une "échelle". Mais on peut également choisir la méthode du "hamac" - la suspension par les quatre membres -, ou celle de la "brimbale" - la suspension par les mains. On aura le choix entre des lianes coupantes, des "rigoises" (nerfs de bœuf), des cordes de chanvre, et toutes les variétés imaginables et possibles de fibres végétales et organiques.

La marque de l’esclave, c’est d’abord le stigmate (grec stigma), ces marques corporelles qui chez les Grecs exhibaient l’infamie, la déchéance, l’impureté de celui qui les portait (esclave, traître, criminel). Le stigmate établit une distance infranchissable entre le maître et son esclave - celle qui sépare l’homme du bétail qu’il marque. C’est en gravant au fer rouge ses initiales sur l’épaule du nègre que le maître en prend rituellement "possession", en devient officiellement le propriétaire : la peau est un parchemin. Dans la plantation, la fonction première de la cruauté est d’imprimer dans les corps et d’exhiber en permanence la loi de l’inégalité, la loi de la domination du maître sur l’esclave. Selon son intensité et les circonstances de son application, la cruauté "dominicale" (du dominus, du maître) oscille entre violence "orthopédique" et violence "exceptionnelle". Violence orthopédique quand, par l’usage correctif et systématique du fouet, la cruauté maintient l’individu dans le rang (social et spatial), dans l’enchaînement des opérations, dans le rythme de production. Violence exceptionnelle quand, par l’excès des supplices, elle réactive le pouvoir du maître un instant blessé par l’esclave "criminel". Le supplice qui constitue une pratique pénale exceptionnelle en Europe (relevant de la justice royale ou inquisitoriale) devient en terre d’esclavage une pratique ordinaire. Plus il y a d’esclaves dans une plantation ou dans une région et plus la minorité des maîtres recourt à la terreur pour maintenir sa domination.

Au-delà des corps, ce sont les âmes que la machine d’esclavage mutile. De l’âme du nègre, le maître tente de retrancher l’esprit, la mémoire, la personnalité ; ce que les Haïtiens appellent le "ti bon ange" – le principe de l’individualité dans la religion Vodou. Il s’agit de décerveler le nègre pour mieux le réduire à la bête de somme. C’est ce qu’exprime clairement, en 1831, un homme politique américain devant la chambre des représentants de Virginie : "Si nous pouvions supprimer leur capacité de voir la lumière, notre tâche serait terminée, ils seraient alors au même niveau que les bêtes des champs, et nous serions en sécurité" (Histoire populaire des États-Unis, H. Zinn). De part et d’autre de l’Atlantique, des côtes d’Angola à celles d’Haïti, le zombi incarne l’esclave idéal : un vivant privé de conscience, un "mort vivant" qui n’offre plus aucune résistance à la volonté du maître. Laënnec Hurbon nous apprend en effet que chez "les Douala [Cameroun], on parle encore de faux morts vendus qui travaillent nuit et jour pour leurs propriétaires dans les régions montagneuses. La description de ces faux-morts esclaves recoupe parfaitement celle des zombis d’Haïti. Un individu est séparé de son ombre ou de son double, il tombe malade et prend l’apparence d’un cadavre ; il est enterré ; un sorcier vient le réveiller pour le mettre au travail comme esclave sur des plantations" (Le Barbare imaginaire). À travers les récits de "zombification", c’est bien sûr le souvenir de la traite des nègres qui perdure. Dans l’imaginaire social des sociétés africaines et créoles, la sorcellerie se présente comme une capture et une dévoration de l’âme, de sorte que l’ordre esclavagiste se confond avec l’ordre même de la sorcellerie. Le zombi, c’est l’être ensorcelé : il est donc indissociable de la figure inverse du sorcier. Le fait d’être "ensorcelé" traduit sur le plan symbolique une situation concrète d’aliénation : être esclave c’est être "possédé" par une puissance étrangère, c’est être dépossédé de soi au profit d’un maître dont on devient la propriété. Ce qu’on a de plus propre, notre corps, notre vie même constitue désormais le bien d’autrui. Si les films de George Romero ont une portée politique et sociale (La nuit des morts vivants, Zombie, etc.), c’est justement parce que derrière l’invasion des zombis se profile toujours la révolte des esclaves, des exploités, des damnés de la terre.

Alors que les zombis apparaissent comme des sous-hommes se déplaçant en troupeaux, des créatures errant entre vie et mort, des ombres sans souvenirs ni espoirs, le vampire représente à l’inverse le surhomme, le prédateur solitaire et extralucide, le maître par excellence, celui qui se nourrit du sang de ceux qu’il traque. Le vampire est un aristocrate qui, comme tous les membres de sa caste, s’adonne au rituel sacré de la chasse. Dans l’Occident médiéval (et même longtemps après), c’est au cours de la chasse que se rejoue et se réactive la souveraineté du seigneur sur la nature et sur ses sujets. Pour les nobles, l’affût et le pistage du gros gibier représente une école de bravoure et de formation du caractère. Mais au gibier animal l’aristocratie surnaturelle des vampires préfère le gibier humain. Ce que le vampire chasse, c’est l’homme. Et c’est en cela que l’esclavagiste lui est apparenté.
« La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites ; c’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressifs. Je rêve que je saute, que je nage, que je cours, que je grimpe. Je rêve que j’éclate de rire, que je franchis le fleuve d’une enjambée, que je suis poursuivi par une meute de voitures qui ne me rattrapent jamais. Pendant la colonisation, le colonisé n’arrête pas de se libérer entre neuf heures du soir et six heures du matin (Frantz Fanon, Les damnées de la terre) ». Le marronnage commence sans doute avec les échappées oniriques évoquées par Fanon, avec les « I have a dream » scandés par Martin Luther King, avec ces libérations dans et par l’imaginaire. « Reviens sur terre ! », « arrête de rêver ! », « c’est l’ordre des choses, tu ne peux rien y changer »… ; si on écoutait toujours les « réalistes », ceux qui fétichisent les faits, les prêtres de la « Réalité objective », les idolâtres du chiffre et des statistiques, certains d’entre nous seraient encore en train de courber l’échine dans les champs de cannes ou de courir dans les mornes une meute de chiens sur les talons. Le marron, c’est d’abord un indocile, un être qui défie la réalité, c’est à dire l’ordre des choses imposé par les dominants. Fuguer, ce n’est pas être mis en fuite, mais au contraire faire fuir le réel, y opérer des variations sans fin pour déjouer toute saisie. Le rêve est matrice de résistances créatrices, car il ouvre dans la grisaille du quotidien l’arc en ciel du possible. Il faut avoir ressenti dans sa chair la limitation de ses mouvements, l’enchaînement, la captivité, la ségrégation, les privations et humiliations multiples pour éprouver une soif inextinguible de liberté : le souffle rauque du « neg mawon ».

 Mais penchons-nous un instant sur le terme « marron » qui, vous vous en doutez bien, ne désigne pas une couleur. « Marron » provient en effet de l’altération en français de l’espagnol « cimarron ». A l’orée du 16ème siècle, les premiers colons de l’île d’Hispaniola adoptèrent le terme « cimarron » pour désigner le bétail fugitif. C’est donc en référence à l’indocilité de leurs animaux domestiques que les Espagnols baptisèrent « Negros cimarrones » les esclaves noirs échappés dans les bois. Retour d’un animal domestique à la vie sauvage, le marronnage se définit avant tout comme un processus de dé-domestication, comme un ensauvagement créateur, comme une indocilité radicale. Cette indocilité se manifeste d’abord dans le corps : le marronnage est avant tout riposte inventive qui passe par des postures, des techniques corporelles, tout un savoir incorporé. Cible de la l’appareil esclavagiste, le corps est le premier théâtre d’opération, la première position à libérer, le premier droit à restaurer. La course folle du marron s’inscrit dans une culture insurrectionnelle du corps : corps à corps de la révolte, corps suicidés, corps dansants, chantants, vibrants, corps possédés. A l’origine, tout rythme est rythme d’une course : martèlement des pieds sur le sol, martèlement du cœur sous la poitrine, martèlement des mains sur la peau tendue. C’est d’abord au moyen du rythme que l’Africain déporté trace une ligne de fuite.
 Loin de se réduire à des aptitudes physiques, les capacités de résistance du corps sont aussi des capacités de « travestissement ». Comme le souligne Foucault[1], « le corps est le grand acteur utopique » : maquillage, tatouage, masque, scarification, parure, danse, autant de subterfuges à travers lesquels le corps se met en scène et tente de sortir de lui-même, de se faire autre afin d’échapper à l’usure du quotidien, de subvertir un ordre social oppresseur, ou, tout simplement, d’épouser l’élan créateur de la vie – cette continuelle métamorphose.

 Dans L’esclave vieil homme et le molosse, Patrick Chamoiseau peint le marron en maître du camouflage : « Mon soin, durant ma course, fut de déjouer son flair. (…) Je m’enduisais de fourmis-santi qui peuplaient les lianes douces, et des grosses termitières vivant de racines mortes. J’utilisais les feuilles du vétiver, des nids de manicou, des boues chaudes qui sentaient le mystère. (...) j’espérai me dissoudre dans cette âme végétale. » Pour conquérir sa liberté, l’esclave doit épouser la course féline du jaguar, la reptation fluide du serpent, la disparition mimétique du caméléon. C’est en modifiant sa forme, son apparaître, en devenant lui-même simulacre, en produisant des leurres, que le marron parvient à déjouer l’appareil de capture. Cible d’une chasse à l’homme, le nègre « métamorphe » peut se faire à son tour prédateur. C’est ainsi qu’au Honduras, la danse « wanaragua » figure l’une des tactiques des Garifunas (peuple marron disséminé en Amérique centrale) : des jeunes hommes se travestissent en femmes afin d’appâter les colons et de les capturer par la suite.
 L’appareil esclavagiste ne peut fonctionner qu’en capturant les corps qu’il asservit. S’échapper, c’est donc déclencher des courts-circuits : opposer le vide à toute prise. La désertion est déjà acte de sabotage. Marronner, c’est dissoudre non seulement les chaînes qui entravent nos mouvements, mais aussi celles, invisibles et insidieuses, qui entravent notre esprit : les chaînes de l’humiliation. L’esclave n’est humble que parce qu’il se sent humilié. « Nègre, porte ceci ! », « Nègre, vient par là ! », « Nègre, à genoux ! », « Nègre !... » De l’aube au crépuscule, dans la plantation, claque le mot « nègre » ; un mot qui dénigre (latin denigrare : noircir), souille, rabaisse tous ceux qu’il touche, et qui résume à lui seul la honte d’être « noir ». Mais est-ce vraiment un mot, non, plutôt un aboiement qui déshumanise autant le maître que l’esclave.

 Le racisme est justement l’agent chimique qui fixe la force de travail de certains humains en fixant leur couleur non pas seulement à leur surface mais au plus profond d’eux-mêmes, comme la vérité ultime à laquelle ils ont le devoir de se soumettre. La couleur est fixation, à la fois chaîne et obsession. Tout esclavage procède d’une animalisation des êtres humains. Mais la réduction d’un homme à la couleur de sa peau, c’est-à-dire à son pelage, est la forme proprement coloniale de cette animalisation. Bien plus qu’un mot, « nègre » est l’arme par excellence du réducteur de tête, le colon. A tout esclave tenté par la fuite voici le message que faisaient passer les « codes noirs » : « Tu peux courir nègre, je te retrouverai toujours, où que tu sois… Car tu portes la marque de l’esclave, la marque de la bête, la marque de ta damnation : une peau aussi noire que ton âme, si tant est que tu en aies une… Toi, mon précieux, mon trésor, mon « meuble » adoré… » Le marronnage est précisément la conjuration de cette damnation.
Le « marron » ne se définit pas par sa couleur, mais par son invisibilité dont il fait une arme à multiple tranchants. Le marronnage suppose en effet la subversion de tout état civil, de toute identification. Ce dont témoigne à merveille l’odyssée des Garifuna ou black caribs. Leur histoire commence par un naufrage, celui en 1635 de deux négriers espagnols au large de l’île de Saint Vincent. Les Africains rescapés se mêlent aussitôt aux Caraïbes qui leur offrent généreusement l’hospitalité. A partir de ce moment, ils ne se définiront plus comme Congo, Ashanti, G’Baya ou Yoruba mais comme des « Indiens » (puisqu’à l’époque être identifié comme Africain c’est être identifié comme esclave) allant jusqu’à adopter complètement la langue caraïbe et des pratiques telles que la déformation crânienne des nourrissons. Les Garifuna sont donc des marrons « transfuges » : des fugitifs qui, à l’image de certains réfugiés contemporains, choisissent de trafiquer leur identité afin d’échapper à l’identification et donc à la capture.
Des Caraïbes à la Louisiane en passant par le Pérou, les “nègres marrons” (esclaves fugitifs) ont incarné le refus de la servitude, une soif absolue de liberté. Le prix de cette liberté : de terribles représailles pour les fugitifs capturés et, pour les autres, une existence périlleuse dans un environnement inhospitalier. Fuir demande beaucoup de courage et un grand art, l’art de la fugue. En fuguant sous le couvert des forêts, les nègres marrons n’ont cessé de « faire fuir » la société esclavagiste, entraînant dans leur sillage toujours plus d’esclaves indociles et révoltés. Mais le marronnage commence déjà dans les échappées nocturnes des esclaves, quand, profitant de l’ombre, ceux-ci s’esquivent des « habitations » (plantations et cases) pour, au rythme des tambours, communier dans les danses, les joutes orales des contes, les cultes mystiques et les conjurations secrètes. C’est ainsi que naquirent les cultures créoles, cultures métisses des Amériques ; des cultures qui en créant des espaces de liberté au sein même de l’ordre esclavagiste ne cessèrent de subvertir ce dernier. On peut donc considérer qu’au sein de l’univers esclavagiste toute forme de résistance culturelle relève déjà du marronnage, à partir du moment où elle permet à l’esclave de maintenir voire de recréer son humanité.

Dans des colonies comme Saint-Domingue, les « gens de couleur » – les esclaves affranchis et leurs descendants – constituaient une force politique et sociale majeure (en 1789, pour environ 500 000 esclaves, il y avait 30 000 blancs et autant de gens de couleur). Or, la majorité des « libres de couleur » étaient des « mulâtres » qui possédaient parfois de riches plantations et des centaines d’esclaves. Et c’est précisément parmi ces mulâtres que l’administration coloniale recrutait de préférence les membres de la « Maréchaussée » – un corps de police spécialisé dans le contrôle d’identité des esclaves et la traque des marrons – de façon à conjurer toute alliance possible entre « nègres » et « mulâtres ». Diviser pour mieux régner... Le mulâtre est une figure coloniale profondément ambiguë, c’est le traître par excellence. Etre un « métis », c’est être condamné à trahir au moins l’un de ses parents, soit le camp des maîtres soit celui des esclaves. Et toujours ce relent de bâtardise qui vous colle à la peau car, dans une société ségrégationniste, vous ne pouvez être que le fruit maudit d’un viol ou d’un amour proscrit.
Afin de défendre la « ligne de couleur », la ligne de démarcation entre « blancs » et « noirs », la société de plantation institua donc une correspondance entre échelle chromatique et échelle sociale. De sorte que l’accès à des tâches et à des statuts valorisés (domestique, artisan, cocher, etc.), l’accès à un semblant d’instruction voire à l’affranchissement, dépendait du degré de blancheur de la peau, c’est-à-dire de sa « pureté ». Aux yeux de la médecine coloniale naissante, la norme de l’humanité saine était en effet incarnée par le mâle blanc au regard duquel la femme et l’indigène (qu’il soit nègre ou indien) ne pouvaient être que des corps malsains, impurs, pathogènes.

Le marron est un « coureur des bois », un homme qui dans sa course folle arrache sa livrée de domestique pour endosser l’ombre striée des feuillages. Sa libération procède d’un ensauvagement, d’une immersion dans la sylve (du latin « silva », racine de « sauvage ») qui fait de lui une créature sylvestre, un « feuillu ». Les « Businenge » (nom générique des marrons des Guyanes) sont précisément des hommes de la forêt comme l’atteste l’étymologie de ce terme. « Busi nenge » (prononcer « bouchi nengué ») provient en effet de l’altération de l’anglais « Bush negroes ». Mais en busitongo (la langue marronne) « nenge » ne signifie pas « nègre », il signifie « homme ». Ce détournement de sens, à travers la subversion créatrice de la langue du colon, constitue une riposte à la fixation dans l’âme et le corps de l’esclave d’une identité infamante. En choisissant de se baptiser eux-mêmes « Nenge », les Boni ont retourné le stigmate, l’insulte, le crachat : de cette couleur honnie, « el negro », ils ont fait l’étendard de leur libération et de leur humanité reconquise.

« Le colonel Fourgeoud leur promit la vie, la liberté, des victuailles, des boissons, tout ce qu’ils désiraient. Les rebelles répliquèrent par des éclats de rire sonores, qu’ils ne voulaient rien de lui, le caractérisèrent comme un Français demi-affamé ayant fui son propre pays. Ils l’assurèrent que s’il voulait leur rendre visite, il reviendrait sauf et pas avec le ventre vide. Ils nous dirent que nous étions plus à plaindre qu’eux ; que nous étions des esclaves blancs, payés quatre pences par jour pour être tués et affamés ; qu’il était indigne d’eux de gaspiller davantage de poudre sur de tels épouvantails ; mais que si jamais les planteurs et les propriétaires osaient pénétrer dans les bois, pas un seul d’entre eux n’en reviendra, pas plus d’ailleurs que les Black rangers [chasseurs d’esclaves noirs] perfides dont beaucoup seront massacrés cette nuit ou le lendemain. Ils conclurent en nous annonçant que Boni serait sous peu le gouverneur du pays. »

Il y a quelque chose de carnavalesque dans ce discours qui inverse les positions et qui dissout les prétentions adverses par l’usage d’une langue acide alliant ironie et dérision. Dans l’arsenal marron de « l’inservitude volontaire », le rire représente sans doute la plus diabolique des armes : il rabaisse le haut, il noircit le blanc, met en déroute le sérieux de l’ordre dominant ainsi que tous les dogmes le soutenant. A leurs poursuivants, les revolted negroes tendent un miroir : « Vous nous traquez comme des bêtes fauves, mais ne voyez vous pas que vous êtes vous-mêmes des esclaves, des va-nu-pieds, des crève-la-faim ! ... » Les guerriers Boni se réfèrent ici à une réalité politique et sociale concrète : la grande majorité des soldats blancs étaient soit enrôlés de force soit contraints de s’enrôler par la misère, les dettes ou les crimes commis. Aussi n’est-ce pas par ruse ou ironie que ces rebelles offrent l’hospitalité aux soldats du corps expéditionnaire, ils savent très bien quels sont leurs vrais ennemis : les grands propriétaires, les négociants, les « compagnies des Indes », bref les détenteurs de la terre et du capital et non leurs chiens de guerre (à l’exception des «  black rangers  » considérés comme des traîtres).
Les guérilleros marrons n’ont pas de haine envers les blancs, pour haïr il faut avoir peur, et ils n’en sont plus là… La peur a disparu en même temps que le maître. Pour qu’il y ait un maître, il faut qu’il y ait un esclave qui le reconnaisse. Or l’expérience de la lutte, la « pratique » de la violence, le jeu du corps à corps ont mis à nu l’égale humanité de l’un et de l’autre. Une lutte de libération ne peut faire l’économie de la violence, mais il ne s’agit pas d’une violence humaine immémoriale (toujours invoquée pour justifier à l’avance celle du Léviathan, du Souverain, de l’Etat), il s’agit d’abord d’une violence à l’égard de soi, de l’esclave, du mort qui vit en nous. Toutes ces mystifications par lesquelles le maître me paralyse et me possède – l’idée que je ne suis qu’un « nègre » au faciès repoussant, qu’un singe parlant, qu’un outil vivant, qu’une bête de somme, qu’un rebut d’humain – toutes ces mystifications qui produisent en moi de la pourriture, de la charogne, du zombi, je dois les purger par la violence. Se faire violence : ne plus baisser les yeux, ne plus trembler, ne plus s’agenouiller, ne plus se taire, ne plus obéir, et quand l’occasion se présente riposter, « fuir, mais en fuyant chercher une arme ». Les maîtres ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. Si Fanon fait l’éloge du combat, c’est parce qu’il y a une forme de jubilation dans la lutte, et qu’à travers le déploiement de son désir et de sa joie, le colonisé recouvre sa puissance d’agir : il n’advient à lui-même comme sujet, comme auteur de ses pensées et de ses actions, que dans le mouvement même de la révolte, du volte face contre l’intolérable.

Imagine-t-on le maître libérer l’esclave sur une simple requête de ce dernier ?... Le discours de paix est bien souvent un discours de pacificateur visant à criminaliser d’avance la contestation de l’ordre établi par les subalternes : les pirates et marrons, les sorcières et hérétiques, les communards et pétroleuses, les classes dangereuses et les black panthers... Aux yeux d’un empire, il n’y a pas de guerre à Saint-Domingue, il n’y a pas de guerre en Algérie, il n’y a pas de guerre au Vietnam, juste des opérations de maintien de la paix. C’est qu’on ne fait pas la guerre à des « sauvages » ou à des « barbares », on les pacifie. Toute Rome, tout empire, suppose une « pax romana ». L’ordre colonial repose sur la violence : une violence fondatrice et conservatrice du droit des maîtres : le droit du conquérant, celui fixé par la pointe des épées et la bouche des canons. C’est cette violence que fait dérailler la contre-violence du colonisé en mettant un terme à son impunité. La violence que célèbre Fanon n’est donc pas une violence instrumentale – selon laquelle la fin justifierait les moyens –, c’est une violence comme praxis, comme subjectivation de soi, comme accouchement de soi. Il s’agit de faire advenir un « soi » qui ne soit plus la créature du maître, qui ne soit plus ce docile Oncle Tom « s’identifiant au maître, plus que son maître ne s’identifie à lui-même ». La violence des esclaves insurgés de Saint-Domingue ne fait que manifester l’universalité du droit de résistance à l’oppression proclamé à la face du monde par les révolutions américaine et française.

Chaque ligne de fuite marronne est la résultante imprévisible d’une multitude de variables : les milieux naturels (montagnes et cirques escarpés, deltas marécageux, forêts denses, etc.), l’importance respective des différentes catégories de population (grands propriétaires, « petits blancs », Amérindiens, Africains fraîchement débarqués, nègres « créoles », mulâtres, etc.), les configurations géopolitiques (les conflits entre puissances coloniales rivales par exemple), les types d’exploitation (mines, plantations, pêcheries, transport des marchandises, domesticité, etc.).
La distinction classique entre « petit » et « grand » marronnage trouve son origine dans le discours esclavagiste : elle servait à y établir la gravité de la fuite et l’échelle des châtiments encourus par les fugitifs. Plutôt que reprendre cet héritage, j’esquisserai donc une nouvelle typologie :
 - le marronnage occasionnel : fuites individuelles provisoires. Une forme d’absentéisme ou de grève de l’esclave.
 - le marronnage de « clandestinité » : « Pour les esclaves qui vivaient aux environs du Cap ou du Port-au-Prince, les quartiers populeux, les marchés placés aux portes d’entrée de ces villes, la foule anonyme des ports offraient la possibilité de circuler plus ou moins librement, en jouant avec assurance le rôle de nègre libre, au milieu de portefaix, pacotilleurs, esclaves en commission (…).  » Afin de prévenir les contrôles éventuels de la Maréchaussée, les esclaves fugitifs avaient recours aux services de libres de couleur instruits qui contrefaisaient autorisations de circuler et lettres d’affranchissement. Ce marron clandestin rejoint ici la figure contemporaine du « sans papiers ».
 - le marronnage de « sécession » : mouvement de retrait collectif qui inaugure le surgissement d’une communauté furtive : « quilombos » et « mocambos » du Brésil, « palenques », « cumbes », « patucos » des Amériques hispaniques, etc. C’est le repli forestier qui ouvre la possibilité d’une zone libérée, d’une « hétérotopie ».

Les ancêtres des Créoles ont sans doute fait preuve d’autant de combativité que leurs contemporains fugitifs, mais leurs résistances plus souterraines ont été peu à peu gommées par une histoire officielle reposant, implicitement, sur le mythe de l’esclave docile. Le “ grand récit ” des abolitions est l’instrument privilégié d’une histoire “ française ” qui exclut les Créoles de leur propre “ libération ”. Chaque rue, chaque place, chaque établissement scolaire, chaque monument qui, dans les anciennes colonies esclavagistes françaises (Antilles, Réunion, Guyane…), célèbre la mémoire de Schoelcher rejette, simultanément, dans le silence et dans l’ombre chacun des affranchis, chacun des esclaves, chacun des marrons qui contribuèrent activement à la fin de l’esclavage. Les esclaves n’ont jamais attendu qu’on daigne les libérer, voilà ce que manifeste clairement le phénomène général et constant du marronnage. Fruit de l’action conjointe des libres de couleur, des esclaves insurgés et des marrons, la Révolution haïtienne de 1804 atteste, elle aussi, le rôle déterminant que jouèrent les « nègres » dans leur propre libération. Des « nègres » qui surent s’approprier les idéaux de la Révolution française – les soldats de « l’armée indigène » allaient au combat en chantant la Marseillaise ou d’autres chants révolutionnaires français – et les retourner contre leurs propres auteurs, contribuant ainsi activement à l’élaboration d’un véritable universalisme : des droits de l’homme étendus à l’ensemble des hommes et non réservé au seul « homme blanc » (révolutions américaine et française). Les luttes contre l’esclavage – les insurrections, les marronnages, les combats juridiques et politiques, etc. – furent donc des luttes pionnières de la modernité politique.

Au-delà de l’usage de la violence, c’est à travers des pratiques culturelles telles que les communions mystiques et festives des macumbas, les scansions rythmiques des chants de travail (la matrice du blues), les joutes verbales des veillées de contes, les variations créatrices des parlers créoles et des negro speech (un usage « mineur » de langues majeures), qu’au sein même de la plantation les esclaves conquerront des espaces de liberté. La communauté marronne n’est que l’aboutissement ultime de ces processus de subjectivation, de ces arts de soi à travers lesquels – par l’improvisation, par la variation continue des rythmes, du phrasé corporel et vocal – l’esclave redevient, pour lui-même et les autres, sujet d’actions et de créations. Parce qu’ils réactivent les mémoires du corps et de l’oralité, parce qu’ils nourrissent une nouvelle spiritualité, les « rythmes de résistance » – qui se manifestent dans la danse, la musique, le « réveil » des spirituals – offriront le meilleur antidote à la zombification esclavagiste. L’esprit des dissidences « noires » s’est toujours manifesté à travers des dissonances rythmiques.

Au point de naissance des sociétés d’esclaves fugitifs, il y a une utopie créatrice : plutôt que rejoindre la « terre des Ancêtres » en se donnant la mort, les marrons choisiront de recréer cet « au-delà » sur place, hic et nunc, dans les interstices du système esclavagiste. Dans son essai lumineux consacré au Quilombos dos Palmares, Benjamin Péret a très bien saisi la portée universelle des dissidences marronnes : « Nous avons là des Noirs venus de tous les points d’Afrique qui n’ont presque rien en commun : ni la langue, ni les croyances religieuses, ni même les coutumes, ni la culture. Ces hommes – si dissemblables – se trouvent, après leur évasion, dans un endroit particulièrement isolé de la forêt vierge. Ils ont tout au plus une aspiration commune : la liberté. » Les « Communes marronnes » n’ont donc rien à voir avec de quelconques communautés « ethniques » : elles serviront de refuge non seulement aux esclaves évadés mais aussi, en certaines circonstances, à des soldats déserteurs, à des paysans chassés de leurs terres, à des Amérindiens échappés des « missions », à des hors-la-loi de toutes les « couleurs ». Certains groupes marrons comme les Congos du Panama ou les Garifunas d’Amérique centrale iront même jusqu’à tisser des alliances solides avec des bandes de pirates afin de razzier convois d’or et ports espagnols. Ce qui, en soi, n’a rien d’étonnant vu que le marronnage produisait régulièrement des formes de banditisme (cow boys noirs du Far West, cangaceiros du Brésil, etc.) et que la piraterie elle-même était, en partie, alimentée par des marronnages « noirs » et « blancs » (celui des « engagés » et des marins).
« Décimés par les épidémies et les accidents, fouettés jusqu’au sang à la moindre occasion, affaiblis par une nourriture avariée, leur vie de marin n’était qu’un long cauchemar. Sans issue : mal payés, toujours avec retard, sans plus d’attaches familiales, incapables de se réinsérer dans la société des terriens, les malheureux se découvraient très vite pris dans les engrenages d’un mécanisme diabolique – dont ils ne pouvaient s’échapper que par la mort, l’infirmité… ou la piraterie. » Le Grand Dehors, Michel Le Bris, Ed. Payot, paris, 1992, p. 309.
Tout comme les Quilombos représentaient « un constant appel, un stimulant, un étendard pour les esclaves noirs », « l’apparition d’un drapeau noir à l’horizon était promesse de délivrance » pour des matelots maintenus dans des conditions de vie misérables. Véritables communautés politiques où la délibération jouait un rôle primordial, les contre-sociétés pirates et marronnes étaient traversées par un refus viscéral des rapports de domination. Bien sûr, la réalité historique de ces dissidences fut souvent bien éloignée de l’idéal qu’elles incarnaient : nombre de pirates étaient impliqués dans la traite négrière et, en vertu d’accords passés avec les autorités coloniales, nombre de marrons ramenaient des esclaves fugitifs à leurs maîtres.
Dans le sud des Etats-Unis, à l’époque funeste de l’esclavage, la musique acquit chez les « noirs » une dimension profondément émancipatrice : le temps d’un office religieux, rythmé par les scansions du prêche, par les battements des mains et des pieds, par les transes des uns et des autres, les esclaves échappaient à leur misérable condition – collectivement, ils s’élevaient vers Dieu. Et cette ascension spirituelle prenait forme et s’amplifiait à travers le chant : le negro spiritual, le gospel, le " go down Moses " des enfants noirs d’Israël. Les esclaves se reconnaissaient en effet dans l’Exode du peuple Juif et dans la figure héroïque de Moïse. Cette « communion » du chant qui faisait vibrer les églises noires – parfois de simples abris de planches – joua un rôle essentiel dans la genèse de ce qui, un jour, après bien des combats, deviendrait la communauté " African-American ". Véritable échappée spirituelle, le chant des esclaves nègres devenait, en certaines occasions, l’instrument d’évasions bien réelles. En effet, dans les fabriques et moulins à sucre, dans les champs de canne et de coton, à l’insu des planteurs et des commandeurs, des itinéraires de fuite circulaient d’un esclave à l’autre sous la forme de chants codés : les " songslines " ou itinéraires chantés. La ligne de chant du songsline était le prélude d’une ligne de fuite dont les subtiles ramifications couvraient un vaste territoire, depuis le delta tropical du Mississipi jusqu’aux froides rives du lac Ontario, à la frontière du Canada. Cette voie d’évasion, abolitionnistes, esclaves et affranchis l’appelaient affectueusement l’" Underground railroad ", la " voie ferrée souterraine ". Bien sûr, il ne s’agissait pas d’un véritable chemin de fer mais d’un réseau d’évasion : une organisation secrète de passeurs et de maisons de confiance destinée à relayer la course des esclaves évadés vers le Nord. De 1830 à 1860, fuyant le Sud esclavagiste, plus de 30 000 " noirs " empruntèrent le " train de la liberté " pour rejoindre le nord de l’Union et le Canada. Engagés dans une entreprise concrète de sabotage du système esclavagiste, celle consistant à provoquer une fuite massive et continue d’esclaves, les abolitionnistes " noirs " et " blancs " détournaient consciemment à leur profit le modèle technologique du réseau ferroviaire. Avec sa modélisation minutieuse des horaires et parcours, son écheveau d’itinéraires bis et de voies de secours, ses jeux de correspondance et de signalisation, la toile des chemins de fer (préfigurant celle du WEB) incarnait en effet le réseau d’évasion idéal. La complexité et l’étendue de son maillage faisaient de l’underground railroad une organisation totalement décentralisée, ce qui la rendait d’autant plus efficace et d’autant moins destructible. Dans Pourfendeur de nuages – vaste fresque romanesque centrée sur les Brown et la guérilla qu’ils menèrent contre les esclavagistes – Russel Banks dépeint très bien cet aspect des choses : « Il était donc réel, ce Passage souterrain. (…) Les esclavagistes n’avaient pas réussi à le couper ou à le bloquer définitivement en quelque point de son parcours. S’ils l’attaquaient à un endroit, il resurgissait ailleurs la nuit suivante. » Il faut donc voir dans l’Underground railroad une sorte de train fantôme, de simulacre ferroviaire, de sublime subterfuge (latin subterfugere : " fuir en cachette ") : tous les éléments de ce gigantesque réseau d’évasion étaient décrits et conçus en termes ferroviaires ; les familles accueillant des fugitifs étaient des " stations", les guides des " conducteurs " ou des " chefs de gare " chargés du convoyage des " marchandises " (les fugitifs). La plus célèbre " conductrice " fut Harriet Tubman (elle-même fugitive) : elle effectuera près de 20 voyages entre le sud des Etats-Unis et le Canada. Plus de 300 esclaves lui devront leur liberté. La communauté afro-américaine (en formation) toute entière se reconnaîtra en elle et la baptisera « le Moïse noir ». Le spiritual « Go down Moses » fut d’ailleurs composé pour annoncer sa venue dans les plantations et ateliers.

En se repliant au Canada, les esclaves fugitifs cessaient d’être des nègres marrons. Car en se proclamant eux-mêmes " réfugiés ", ils avaient fait le choix de vivre au grand jour au sein d’une société " blanche " et de se placer sous la protection des lois civiles d’un Etat moderne. Parce qu’il suscita un véritable mouvement de migration, l’Underground Railway introduisit dans le contexte des jeunes nations américaines l’épineuse question du statut des minorités ainsi que celle du droit d’asile. Au moment où, en Europe et en France en particulier, il est devenu quasiment impossible d’obtenir un statut de réfugié, ces questions sont toujours d’actualité. Face à la stigmatisation, à la criminalisation, à la répression croissante des " migrants " et alors que les contrôles et ciblages (administratifs, marketings, policiers, etc.) ne cessent de proliférer, il nous faudrait peut être réinventer des marronnages, réinventer des « underground railroad », réinventer des « subterfuges » qui fassent fuir une société obsédée par l’étanchéité, l’immunité, la sécurité. Ce qu’il y a de fascinant dans ce mouvement de l’Underground Railway et qu’il faudrait creuser, c’est la façon dont la vieille figure de l’esclave fugitif et celle, plus récente, du réfugié s’y combinent étroitement ; l’une éclairant l’autre et vice versa.

 Du chuchotement peut naître un monde, un refuge, une utopie. C’est toujours en chuchotant que nous fomentons nos projets d’évasion. Paroles buissonnières, les chuchotis chiffrent, travestissent, font bruisser la langue. Chuchoter c’est adresser une parole à un acolyte de telle manière qu’elle ne puisse être interceptée : une parole furtive qui scelle le secret d’une communauté à venir.